Incipit

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Un battement de cils. Deux, trois, quatre pas sur le sable. J'avance sans retenue dans ce dernier terrain vague. Et les vagues fredonnent à marée basse, accueillantes amies de mon coeur.

Un battement de cils. Deux, trois, quatre cris aux nues. Au-dessus de nos têtes, des mouettes se rient des cieux et des écumes inconnues. Blancs éclairs aux voûtes découpées de nuages.

Dans la lumière éblouissante de la plage, j'avance ma monture de jais, tranquille compagnon des jours de soleil, et dont le parfum singulier se mêle à la fraîcheur des embruns.

Dans l'ombre portée sur les lames toujours recommencées, je perds mon regard, au pas lent de mon cheval noir. Et pour ne point tomber dans ce gouffre amer, je choisis de talonner mon bon compère.

Lâche la bride. Au trot. Lâche la bride. Au galop. Le mugissement du ressac se dilue dans la brise s'écoulant sur mon visage libre. Nos crinières d'encre s'envolent avec les oiseaux. A cru, le vent baigne ma tête nue. Lâche la bride.

Soudain, le silence me réveille.

La ventilation du bord ne bourdonne plus, et dans son mutisme, elle entraîne les clameurs d'usage : " Saveguard saveguard saveguard ! Black out black out black out ! " Une décharge répand un flot d'adrénaline dans mes veines et je bondis hors de ma bannette.

Dans la coursive, des portes claquent avec des pas pressés. Je saute dans mon pantalon bleu marine et mes chaussures de sécurité, passe ma chemise grise jamais déboutonnée et quitte ma cabine en enfilant cagoule et gants de protection. Un pont plus haut, j'arrive à la centrale opération en même temps que Wim, qui initie les communications avec le reste du navire, tandis que je déploie le plan des compartiments et note l'heure de l'incident : " 0338 - Black out ". Steven arrive à son tour. Nous faisons le point sur les équipements encore fonctionnels. L'équipe de la passerelle et de la zone arrière sont au complet.

Le haut parleur du talkie crache brusquement : " Saveguard saveguard saveguard ! Brand brand brand machinekamer ! "

Feu dans la salle des machines. Je consigne l'incident sur le plan. Dans mon dos, le commandant me transmet ses impératifs à la voix avant de disparaitre dans le sas vers la passerelle. Rester à flot, rester manoeuvrant. J'envoie sur les lignes un premier point de situation avec les priorités de la centrale. Prio 1 : rétablir l'énergie du bord, prio 2 : attaquer le feu dans le compartiment machines.

Le commandant en second déboule et m'informe qu'une première équipe est déjà en train de traiter le feu, avant de repartir.

La lumière rouge de la nuit revient, les lampes de secours s'éteignent. La ventilation ronronne à nouveau. Steve raccroche son téléphone, et me confirme que le courant a été rétabli durablement. Je me jette sur la diffusion générale du bord pour informer l'équipage et rappeler les priorités à traiter. Fin du black out à 0346.

" Brand geblust, brand geblust ! " A 0354, le feu est éteint. Diffusion générale. Soulagement. Steve expose le plan d'évacuation des fumées par surpression. La manipulation dure encore une demi-heure, puis le dispositif d'urgence est démonté, le matériel rangé, et à 0435 chacun retourne à ses activités.

Avant de redescendre, je veux prendre un peu d'air frais.

J'emprunte le sas et l'échelle vers la passerelle. Emmitouflée jusqu'au nez, penchée sur la table des cartes, Stephanie vérifie le journal de bord. Nous échangeons quelques mots, et je sors par l'aile tribord, sur le pont signaleur, derrière l'abri de navigation. Le ciel est dégagé et de plus nombreuses étoiles apparaîtraient si ce n'était notre propre pollution lumineuse. Et le bruissement de l'eau contre l'étrave emplirait mieux la nuit si les machines de ronflaient pas autant.

Je reste debout, frissonnante, plongeant mes mains dans les poches profondes de mon pantalon. Près de moi, je n'ai pas besoin de le regarder pour deviner sa mise. Dans une fragrance surgie du passé, Papa fume sa pipe.

" Alors, mon poussin. J'ai rencontré cette donzelle. Sympathique, mais passablement remontée. Remarque, sortie du néant, elle n'est encore personne. " A 0441 au milieu de la Mer du Nord, ce n'est ni le moment ni l'endroit pour parler de ça. Pas le temps pour ce genre de choses, j'ai du repos à prendre. L'apparition se délite dans un " Ah bon " caractéristique du bonhomme.

De retour dans ma cabine, je me recouche toute habillée, éteins toutes les lumières et m'isole derrière le rideau de la bannette. Mes yeux à peine clôs se rouvrent au frémissement de la tringle. Accrochée au cadre de ma couchette, Scarlett me scrute : " Faut que tu me dises ce que je fais là. "

Non et non ! Je lui tourne le dos vivement, mais Scarlett se hisse dans ma couchette, prenant toute la place. " Faut que tu me dises ce que je fais là. Je suis qui, moi ? Ton père, c'est évident quel personnage il campe, mais moi ? C'est quoi cet accoutrement ? "

Je la considère d'un regard jeté par-dessus mon épaule. Elle porte une chemise de lin brut ouverte sur un collier encore imprécis et une culotte de peau moulante complétée par des bottes de cuir naturel bien entretenues. " Si je le savais moi-même, lui dis-je.

- Mais tu dois bien savoir, toi ! Après tout, je ne suis que le fruit de ton imagination. Si tu ne sais pas, alors qui pourrait bien le savoir ?

- OK, peut-être que je le sais. Mais ce n'est pas le moment. Je suis fatiguée, et une longue journée m'attend dans quelques heures. "

Je me recouche, cachant mon visage sous ma couverture bleue à longs poils, serrant contre ma poitrine mon vieil élan en peluche. Un instant, les sons du navire et de la mer m'entourent. Je me détends. Puis, une idée se pointe. Et une autre.

Qui est-elle ? Je le sais, qui elle est. Dans ma bannette où plus personne ne me harcèle, mes pensées se cristalisent autour de cette apparition. Stéphanie descendra de quart dans quelques heures. Dans un juron, je rejette les draps, ouvre le bureau escamotable de mon poste, alume l'ordinateur portable que la Marine a mis à ma disposition, lance le logiciel de traitement de texte.

Sur le matin, avant le premier quart de la journée, j'écris.

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