Chapitre 9

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                  Isabelle

« Apprendre connaître une personne, c’est sonder son âme ».

⸻ T’es sûr que tu ne veux pas venir ? me demande ma mère depuis la salle de bain.

Je fais un effort pour contrôler le tremblement de ma voix.

⸻ C’est bon, allez-y sans moi.

Elle se dirige vers moi dans sa robe Marc Jacobs, plus sûre d’elle qu’elle ne l’a jamais été.

⸻ Tu veux bien m’aider ? glousse-t-elle.

Je tiens fermement le tissu rouge et remonte la fermeture éclair le long de son dos parfait.

⸻ Il ne s’agit pas de s’engager, mais plutôt de s’intéresser à notre communauté.

⸻ À notre communauté ou seulement la partie qui t’intéresse ?

Ses yeux saphir me jaugent, puis elle prend son air supérieur qui m’agace tant et me répond d’un ton froid et sans équivoque :

⸻ Seulement la meilleure.

⸻ Tu me dégoûte, craché-je, en descendant les escaliers.

Ses paroles venimeuses ne m’atteignent pas et je fais mine de ne pas l’entendre. J’ai le cœur en miette depuis l’annonce de cette après-midi.

⸻ Non mais c’est un comble, tu as vu comment elle me parle ?

Mon père se met entre nous, comme toujours.

⸻ Qu’est-ce qui se passe ?

⸻ Pourquoi vous vous engagez avec le maire ? Vous ne voyez pas que c’est un arriviste sans scrupule ? !

⸻ Depuis le temps qu’il a été élu, nos conditions de vie se sont nettement améliorées.

⸻ Oui les nôtres, mais vous n’avez pas lu l’article dans le journal ? Il renie toute une partie de la population, vous trouvez ça normal ?

Ma mère lève les yeux au ciel.

⸻ Oh mais cesse de faire l’enfant, il y aura toujours de la pauvreté et il n’y est pour rien. Personnellement tant que j’y trouve mon compte je n’ai rien à dire, et tu devrais en faire autant.

Ses paroles ne m’étonnent plus, je ne prends pas la peine de la regarder. Je me tourne vers mon père, plaçant tout l’espoir qu’il me reste en lui.

⸻ Papa ? !

Je cherche son approbation mais il détourne les yeux, en triturant ses mains.

⸻ Écoute ça fait un moment qu’on veut s’engager dans un parti politique. Il a quand même fait beaucoup pour notre ville.

Nouveau coup de massue. Mon père m’abandonne lâchement pour une cause dont il n’a jamais vraiment adhéré.

Ma voix se brise.

⸻ Non pas toi !

⸻ Nous n’avons pas de compte à te rendre ! s’offusque ma mère.

Ma vue se trouble, un voile noir recouvre mes yeux.

⸻ Tais-toi ! Tais-toi !

Mon feu intérieur me dévore le sang. Mes joues se teintent de rouge et la transpiration afflue sous mes bras. Ma mère hurle quelque chose dont je ne saisis pas le sens, et mon père s’empresse de la faire sortir. Nous nous retrouvons seuls, dans le silence gêné de la maisonnée.

⸻ Désolé, mais je n’ai plus la force de lutter.

⸻ Tu m’as toujours soutenu.

⸻ J’en ai marre de faire continuellement le gardien entre vous. T’as pas idée à quel point je suis…

Il marque une pause quelques instants. Ses yeux bleu-gris sont éteints, et c’est la première fois depuis des années que je remarque à quel point il a l’air...

⸻ Fatigué, rajoute-il enfin.

Comme le calme après la tempête, je prends la température des ravages que cet abandon génère en moi.

⸻ Tu m’avais promis...

Il s’approche, la mine dévastée, mais je recule.

⸻ Nous ne faisons pas partie de leur monde, et ça ne sera jamais le cas.

Je parle maintenant doucement, pesant chacun de mes mots.

⸻ Alors tu préfères te ranger de leur côté ? Où est passé l’homme qui faisait des dons à des associations, qui offrait à manger aux pauvres d’Eden Lake ?

⸻ Ne prononce pas le nom de cet endroit ! vocifère-t-il.

⸻ Ah oui et pourquoi ?

Il me répond entre ses dents :

⸻ Tu le sais bien.

⸻ Tu as peur qu’elle apparaisse derrière toi ?

⸻ Arrête !

Il se précipite vers moi la main levée, mais stoppe son geste à temps. Il baisse la tête, des remords pleins les yeux.

⸻ Pourquoi c’est si tabou, pourquoi on ne peut jamais parler de ce qui s’est passé ?

Ma voix n’est qu’un murmure, mais je sais très bien qu’il m’a entendu. Il essuie ses yeux injectés de sang et me répond froidement :

⸻ Parce que ce n’est jamais bon de mentionner le passé. Je croyais que tu l’avais compris, mais je vais être plus clair, ne parle plus de cet épisode de notre vie. Regarde l’état dans lequel ça nous mets, et encore tu as de la chance que ta mère n’est pas là. Tu sais très bien qu’elle aurait mis du temps à s’en remettre.

Mon cerveau s’est déconnecté, je ne peux pas lui répondre sans quoi je fondrais en larme.

⸻ Bon, il faut que j’y aille ta mère m’attends.

La porte se ferme dans un dernier claquement. Je reste figée, encore sous le choc. Le silence qui accompagne son départ oppresse ma cage thoracique.

                     ***

Le lendemain, j’essaye de me concentrer en littérature mais c’est peine perdu. Je ne cesse de penser à mes parents et à notre dispute de la veille. J’imagine que maintenant qu’ils se sont engagés auprès du maire ils se rendront régulièrement à ses réunions politiques. Mme Brown nous demande de sortir un tableau qu’elle nous a distribué à la rentrée. Tout le monde souffle, certains l’ont laissé chez eux, d’autre l’arbore fièrement, d’autre encore l’ont « perdu ». Excédée, notre professeur revient, des photocopies plein les mains. Je me rends compte qu’elle fixe quelqu’un avec intensité. Je suis son regard et tombe sur Ethan. Elle lui dit d’un air pincé :

⸻ Je suppose que vous l’avez aussi « égaré » ?

⸻ Non, j’étais pas là.

Le visage de Mme Brown s’éclaire un peu.

⸻ Oh, oui excusez-moi. Personne ne vous l’a donné ?

Il répond par la négative, puis ils font un court point ensemble. La mine agacée elle s’adresse à l’ensemble de la classe.

⸻ Excusez-moi quelques instants. Mr Jensen a fait sa rentrée tardivement, il lui manque plusieurs documents et je voudrais proposer quelqu’un pour l’aider.

Elle réfléchit à toute vitesse, quand son regard s’arrête sur moi.

⸻ Mademoiselle Cleaford ?

Mon cœur se met à cogner violemment dans ma poitrine, je réponds un petit « oui », et je crois qu’il va lâcher quand elle ajoute :

⸻ Vous pourriez l’aider à rattraper son retard ? Vous êtes une excellente élève, c’est d’un élément comme vous dont il aura besoin.

Mon organe vital bat trop fort. J’ai envie de hurler un grand OUIIII, de danser sur ma chaise, mais je me contiens. Je réussi simplement à bégayer « Moi ? O…oui… bien sûr ».

Elle me lance un regard entendu. Désemparée, je tourne ma tête vers le centre de mon attention, mais ses yeux ne font que me traverser.

Avant de me rendre au cours suivant, je récupère mes affaires dans mon casier lorsque quelqu’un m’interrompt.

⸻ Dis, tu veux qu’on fasse ça quand ?

Je la reconnais entre mille, ce timbre si grave et appuyé c’est sa voix. Je me retourne au bord de la crise d’angoisse. Il est si troublant que j’en perds le fil de mes pensées.

⸻ Faire quoi ? demandé-je penaude, tout en rangeant malencontreusement mes affaires.

⸻ Bah étudier. À moins que t’ai changé d’avis ?

⸻ Ah oui...

Son froncement de sourcil est déstabilisant.

⸻ Tu veux qu’on fasse quoi d’autre sinon ?

Idiote et désemparée, voilà ce que je suis. Qu’est-ce qu’il va penser maintenant ?

Ne le regarde pas dans les yeux, ne le regarde pas dans les yeux !

⸻ Rien, répond-je, haussant les épaules avec indifférence. Et non je n’ai pas changé d’avis.

La tentation est trop grande et je lève enfin les yeux vers lui. Grosse erreur. Ses iris d’encre me déstabilisent, je suis mise à nu. Il me tient désormais à sa merci, et a l’air d’y prendre un malin plaisir.

⸻ Ok, c’est cool. Mais tu n’as toujours pas répondu à ma question, me torture-t-il, en soutenant davantage son regard.

⸻ Une question ?

Je m’immerge avec lui dans le tourbillon de ses pupilles incandescentes. Voyant que je ne réagis pas, il prend les devants.

⸻ Après les cours ça te dit ?

J’acquiesce sans réfléchir. Mes yeux se posent sur sa main bandée. Je lui demande ce qu’il s’est fait mais il évite le sujet avant de partir précipitamment. Je passe la journée à attendre ce moment, à la fois stressée et exaltée.

Le soir, nous nous rendons à la bibliothèque. Nous nous installons dans un coin confortable muni de poufs. Les centaines de livres qui reposent sur les étagères émanent un repos éternel. Je me sens en sécurité, c’est pour moi un havre de paix, et je l’immerge dans mon monde. Je fais taire les battements de mon cœur et lui explique de façon synthétique ce qu’il faut retenir. Il recopie mes fiches bristols qui sont, je l’admets avec fierté, concises et bien expliquées. Nous nous rendons ensuite dans le coin café de la bibliothèque en sirotant une boisson chaude. Il m’apprend qu’il a déménagé quelques jours avant son arrivé et je lui parle des endroits sympas à visiter dans le coin. Le temps en sa compagnie se fige et je ne fais pas attention à l’heure jusqu’au moment où il décide de partir.

⸻ Tu t’en vas ? demandé-je, déçu.

⸻ Oui je commence mon service dans pas longtemps. Je travaille au Drinks Club Foley. Passe un jour si t’en as l’occase je t’offrirais un verre, mais dépêche-toi parce que je fini la semaine prochaine.

Je lui fais cette vague promesse, sachant pertinemment que je n’aurais pas le courage d’y mettre les pieds. Je suis tentée d’appeler Jessica pour tout lui raconter, mais je m’abstiens. Je sens mon cœur se gonfler rien qu’à penser à lui, mais je ne veux pas me faire de films.

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