Chapitre 3

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Ethan

« La pauvreté est le mal de l’humanité,

Comme une gangrène elle se répand insidieusement ».

Demain je reprends les cours. J’ai du mal à y croire ça fait un bail que je ne suis plus retourné derrière les bancs du lycée. Je révise depuis décembre dernier et je me sens plus prêt que jamais.

J’ai profité de ces deux jours de répit pour me rendre dans un magasin d’occasion. Je place le canapé au fond de la pièce avec l’aide du vendeur, avant qu’il ne prenne congé. Ce meuble m’a tout de suite tapé dans l’œil. Pourtant il n’était pas du tout mis en valeur, mais j’aime ce côté vintage et je suis sûr qu’après un petit coup de lavage il sera parfait. Je le nettoie avec précaution. L’odeur du cuir me monte aux narines. Que j’aime ce parfum ! Mélangé à la nicotine je crois bien que c’est ce qu’il y a de meilleur ! Je m’avachis dessus comme une merde, fatigué de tout ce remue-ménage.

Ça fait du bien de se sentir enfin chez soi !

Hier, on a passé une bonne partie de la journée à vider les cartons et arranger notre chez-nous. Ça me fait bizarre de penser ça, je ne me suis jamais vraiment senti chez moi nulle part, mais là c’est différent. Je regarde avec satisfaction autour de moi. Le coin télé se trouve à côté de la cheminé. Un vase bleu turquoise auquel ma mère tient tellement (il lui vient de ses parents), repose sur une étagère pourvu de quelques livres et objets de déco.

Je me rends dans les chambres et monte les lits. Mes fringues sont encore dans les cartons, il ne manque plus qu’une armoire et ça sera parfait. J’ai réussi à me dégoter un bureau sur lequel j’ai déjà posé mes affaires de cours.

Ça fait trois ans que j’ai quitté le lycée pour commencer à bosser. Je me suis dit que c’était l’occasion de ramener du fric à la maison. Ma mère travail peu mais flambe tout. Il fallait que je prenne la situation en main et que je m’occupe de notre foyer, puisqu’elle ne l’a jamais vraiment fait. Mais je crois surtout qu’au fond ça m’arrangeait. J’ai enchaîné les petits boulots et les galères pendant un an. À ma majorité, j’ai été engagé comme garagiste dans ce foutu endroit jusqu’à ce que je me sois fait virer. J’ai tenu responsable mon ancien patron de ce qui était arrivé. Certes c’était de sa faute, mais si je n’ai rien trouvé après c’était surtout celle de ce fichu gouvernement, et ça j’ai mis du temps à le comprendre.

***

La journée déjà bien entamée, je me décide enfin à bouger. J’arrange le col de mon tee-shirt et croise un instant mon regard sombre dans le miroir.

Décidément j’ai pas l’air commode !

De toute façon j’ai l’habitude, c’est souvent la première impression que je donne. Généralement on ne me cherche pas d’emmerde et tant mieux, de toute façon j’en ai rien à foutre des autres, tant que je me supporte c’est l’essentiel.

⸻ Bon j’y vais ! annoncé-je à ma mère en enfilant ma veste en cuir.

Elle tourne ses yeux ahuris vers moi.

⸻ Tu va où ?

⸻ Faire un tour, et fais pas de connerie.

Je lui lance un regard lourd de sens et elle lève les mains en signe d’étonnement. Je prends ma caisse et démarre, direction le centre-ville.

La dernière fois que je suis venu, je n’ai pas eu le temps de m’attarder. Je suis curieux de faire un tour dans les différents quartiers. Cet endroit a l’air tellement différent de ce que j’ai toujours connu. Évidemment je commence ma visite par le centre. Les rues s’étendent tout en longueur avec de beaux appartements de chaque côté.

La grande place tout en pavé m’accueille avec ses maisons en colombages. Je vois d’ici l’église et ses quatre tours qui dominent Wilnoh.

Arrivé devant la mairie, je reste figé comme un con la bouche ouverte.

Bon sang, c’est vraiment pour les friqués ici !

La bâtisse est composée d’une aile droite et gauche. Je lève encore un peu la tête, les yeux en visière. L’horloge de la ville se démarque avec ses fines dorures et son aiguille en forme de flèche. D’épais rideaux en brocard pendent sur les grandes fenêtres.

Eh bien, on peut dire que le maire a investi les moyens pour son petit confort !

Je sais que je ne devrais pas penser ça, mais c’est plus fort que moi. Je juge déjà avant d’avoir tout vu, mais tout ce que j’espère c’est qu’il se soucie des habitants, et en priorité des plus pauvres.

Je continue mon tour dans un dédale de ruelles. Je constate que tout est hors de prix.

Bah dis donc, ils se font pas chier !

Un peu plus loin, je tombe sur une pancarte indiquant « quartier de Gardénia ». Curieux, j’emprunte les rues étroites. Les façades des appartements colorés et leurs nombreuses terrasses me souffle que c’est très côté par ici. Je dois bien avouer que les réverbèrent plantés le long des boutiques et l’ambiance festive peut en charmer plus d’un, mais c’est tellement pas moi ça ! Je n’ai pas besoin de marcher très longtemps pour comprendre : c’est un ramassis de gens qui pètent plus haut que leur cul. Je ne vois pas un type comme moi ! D’ailleurs certains me le font comprendre en me toisant comme si j’étais un extra-terrestre. Je les regarde à mon tour, la mine cramoisie.

Mais allez-y, vous gênez pas !

Je demande à un passant qui ne me paraît pas trop prétentieux de m’indiquer où je peux trouver des magasins à prix « normaux » dans cette putain de ville. Le type m’indique qu’ici je ne trouverais pas ce que je cherche, mais me nomme des endroits populaires en m’expliquant le chemin.

***

Les quartiers où j’ai trouvé mon bonheur ne sont pas la porte à côté.

Bordel mais il n’y a que les riches qui monopolisent le centre !

Je n’ai pas eu le temps de me rendre à Mindston, mais je me promets de le faire assez rapidement.

Tendu, je roule vers Steel Wall, un Ghetto en périphérie de la ville. Arrivé sur place, la désolation me frappe les yeux. Je ne vois plus la route, le regard tourné vers les habitations.

Bordel c’est quoi ce truc ? !

Il n’y a plus de vitres aux fenêtres. Les portes sont défoncées, les murs tagués et la peinture s’écaille dangereusement. Ma maison est un palace à côté ! Je serre les mâchoires. Malgré les années je n’ai pas oublié. C’est dans ce genre de taudis que j’ai grandi, dans l’humidité et la misère la plus noire. L’appartement où j’habitais juste avant mon déménagement était un peu mieux mais je n’y gagnais pas tant que ça au change. J’ai géré quelques temps nos deux salaires et ma mère a hérité de mon grand-père. La somme n’était pas affolante, mais ça nous a suffi comme apport pour acheter à crédit la maison.

Mes mains empoignent le volant avec force pendant que je suis du regard des badauds habillés en guenille.

Comment on peut vivre là-dedans ?

Je continue de rouler, craignant déjà ce que je vais découvrir.

Les tours bétonnées se hissent en hauteur. De là-haut elles ont une vue imprenable sur toute la misère de la cité. Je me promène malgré moi au milieu des bâtiments. Les murs craquelés sont sales et des centaines de petites fenêtres s’encastrent les unes sur les autres. J’ai l’impression que des milliers d’yeux m’épient.

« Steel Wall », je comprends mieux pourquoi ça s’appelle comme ça maintenant.

Étriqué au milieu de ces murailles d’acier, on doit se sentir bien petit dans tout ce merdier. C’est une prison, une spirale infernale de laquelle on ne peut sortir, ou alors il faut avoir un sacré cul !

Je fais le tour des lieux et repère quatre jeunes posés devant l’entrée des caves. En m’approchant, je constate qu’ils ont ce que je cherche.

Bon j’ai déjà trouvé un endroit où la prendre !

⸻ C’est combien ? balancé-je, à l’ensemble du groupe.

Ils tournent leurs têtes vers moi, surpris. Celui qui semble être le leader se détache d’eux et me dévisage l’air mauvais. Il porte un sweet à capuche rouge avec un gros fuck dessiné dessus. Je garde la tête droite, et mon expression indéchiffrable que je sais si bien me composer.

J’ai pas peur de ces petits cons, j’en ai déjà maté des bien pires !

⸻ Ça dépend de ce que tu cherches.

Je lui explique brièvement ce que je veux et il me fait signe d’approcher. Nous nous dépêchons d’effectuer la transaction à l’abri des regards indiscrets.

Mon bien en poche, je retourne sur mes pas. Mon regard se fige quelques secondes sur une chose que j’aurais préféré ne pas voir. Les poubelles débordent d’ordures, et les déchets s’étendent sur le trottoir. Un vieux clochard s’avance le pas lourd en traînant un sac plastique. Son manteau est crasseux et son pantalon rempli de merde. Il analyse tout ce foutoir, fouille attentivement, et lorsqu’il a dégoté une « merveille » le range dans son sac à trésor.

Et la ville laisse vivre les gens comme ça ? Mais putain c’est pas des bêtes de foire !

Peiné, je m’avance vers ce pauvre homme en lui tendant un billet. C’est peut-être pas grand-chose, mais ça lui fera déjà quelques repas au lieu de faire les poubelles. Il me regarde étrangement avant de porter un regard avide sur ce que je lui offre. Voyant qu’il hésite, je l’encourage et il joint ses mains crasseuses vers le ciel en me remerciant. Gêné, je marmonne que c’est rien et m’empresse de partir.

C’est la première fois depuis des années que je fais ça. J’ai pas les moyens de nourrir tout le monde et je préférais clairement me lancer dans une lutte à plus grande échelle mais là je ne pouvais pas rester les bras croisés comme un abruti.

Putain c’est vraiment la merde !

La bile remonte le long de ma gorge, je la sens prête à exploser et ce n’est jamais bon.

Connard de maire et de gouvernement local !

Une poubelle se trouve sur mon chemin. Hors de moi, je shoot dedans et elle se renverse.

Me trouver au milieu de cet enfer alors que quelques heures plus tôt je croisais des familles qui dépensait à tout va, me fait péter les plombs.

Je sais que ce n’est pas nouveau et qu’on est loin d’un putain de conte de fée, mais je constate que rien n’a changé et qu’il va falloir se battre. J’ai horreur de l’injustice et de tous ces friqués qui vivent dans le luxe pendant que d’autres sont entassés comme des sardines derrières des murs de béton. Ce que j’ai vu m’a retourné l’estomac. Même si je ne peux pas lutter contre toute la misère du monde je peux au moins faire quelque chose pour celle de ma ville.

Mes pensées sombres me suivent pendant que je franchis le seuil de la maison. Je me précipite dans ma chambre en ignorant royalement ma mère. Elle ne semble même pas s’apercevoir de ma présence. J’ai l’habitude et je ne m’en plains pas. Je jette un œil à mon planning de demain : philosophie. C’est mon premier cours de la journée et ça s’annonce fort ! Je prépare mes affaires avant d’éteindre la lumière.

Je n’arrive pas à dormir. Chaque fois que je ferme les yeux les images terribles de cette fin d’après-midi se bouscule dans ma tête. Je repense à ma vie pourrie à Camden. J’ouvre les yeux pour rencontrer l’obscurité et souffle un bon coup. Tout ça c’est derrière moi, je dois continuer ce combat (même si je ne sais pas encore comment), sans que mes démons ne refassent surface. Je le fais pour les gens, mais aussi pour prendre une revanche sur la vie et sur ce foutu système.

J’avance péniblement. Les feuilles mortes craquent sous mes chaussures pleines de boue et le vent souffle sur les tentes. Des notes de musique résonnent dans la forêt. Je suis les sans-abris jusqu’au centre du mini village improvisé. Le révérend Garven joue avec entrain sur un vieux piano en bois. Apaisé, je ferme les yeux un instant. Lorsque je les rouvre, je me rends vite compte que je ne suis pas le seul à apprécier. Les autres sont émus, ça leur fait oublier un moment leur misérable existence. J’ai la chance de ne pas vivre ici, moi au moins j’ai un toit. Pour la première fois malgré mon jeune âge, je prends conscience qu’on trouve toujours pire que soi dans la vie, et je me promets de ne plus me plaindre. Un couple assis contre un arbre se pique l’avant-bras à l’aide d’une seringue. Quelques instants après ils paraissent soulagé, comme si le poids du monde ne pesait plus sur leurs épaules. Je continue mon tour à la recherche de mon ami Nat. C’est pour lui apporter de quoi manger que je suis venu. Sa mère et lui se sont retrouvés à la rue et « Tent City » les a accueillis. Un vieux monsieur me fixe. Quand je le regarde à mon tour, je me rends compte que ses traits sont jeunes et que c’est la rue qui l’a vieilli prématurément.

Soudain mon cœur s’alarme. Un cri d’agonie se fait entendre et je me précipite vers sa source. Mes jambes d’enfant me ralentissent mais je ne désespère pas. Le son explose dans mes tympans, toujours plus fort. Après un temps interminable je tombe sur un vieux sans-abri aux yeux embués dont le visage ne m’est pas inconnu. Il se plante devant moi, les mains en sang. Effrayé, je trébuche. L’inconnu fond sur moi en plaquant ses mains grasses sur mon visage. Une odeur rance s’introduit dans mes narines. Je me débats comme un démon mais rien à faire, il est plus fort. Ses yeux noirâtres expriment la folie. Je reconnais le clochard que j’ai croisé à « Steel Wall ». Mes bras s’allongent, mes jambes grandissent, et je commence à prendre le dessus. En dernier recours, il sort une lame et la plante avec rage dans mon abdomen. Une douleur aiguë me tord les entrailles et je tremble de partout, en crachant une nuée de sang.

⸻ Bordel non !

Je me redresse comme un malade sur mon lit, le cœur en sursaut et les mains vers l’avant pour me protéger de mon agresseur invisible. Mon réveil prend un gros coup mais tout ce que je souhaite c’est faire taire cette fichue alarme. Je me traîne jusqu’à la salle de bain, et passe de l’eau sur mon visage.

Une fois calmé et douché, je rejoins la cuisine. L’estomac noué, je graille sans conviction mes œufs brouillés. Je ne peux m’empêcher de baliser en pensant à ma rentrée tardive. Je vais sûrement être le plus âgé du lycée ! Il y a quelques années j’en aurais eu rien à foutre ; mais j’ai des projets maintenant, un but à atteindre et je ne veux pas faire tout capoter comme d’habitude.

Une fois prêt, j’attends dans le salon en tapant nerveusement du pied.

Ressaisi toi !

Depuis l’année dernière j’ai beau me dire que c’est rien, mais bon sang je ne savais pas que je prendrais autant cette rentrée au sérieux !

Les escaliers craquent et je sens un pas doux et lent au-dessus de ma tête. Ma mère est réveillée. Génial manquait plus que ça !

Elle se dirige vers moi, une robe de chambre sur le dos. À sa vue, je me renfrogne.

⸻ Déjà levée ? Mais tu bosses que cette aprèm.

⸻ Je voulais quand même te souhaiter une bonne rentrée.

⸻ Oh tu t’en rappelles ? ironisé-je, malgré moi.

Elle ne relève pas mais me lance un regard d’avertissement. J’en profite pour me tailler, mais avant que je n’atteigne la porte sa voix me rappelle à l’ordre.

⸻ Et ne fous pas tout en l’air !

Je reste figé quelques secondes, hésitant entre la prendre à partie ou ignorer sa remarque de merde, mais le choix est vite fait.

Alors c’est pour ça qu’elle s’est levée, me faire chier dès le matin ?

⸻ Et tu veux qu’on en parle de ton problème ? ! Putain j’y crois pas !

Je claque la porte avant qu’elle n’ait le temps de répondre et m’éloigne de cette maison et de tout ce qui s’y rapporte.

***

Je regarde ma montre en franchissant le portail, il me reste encore quelques minutes. Les lettres « Lowell’s High School », sont inscrites en grand sur le bâtiment. Je gravis les quelques marches puis passe difficilement sous l’une des arcades. J’avais oublié ce que ça fait d’être noyé au milieu d’une foule d’élèves, et je dois avouer que c’est pas ce qui m’a manqué le plus. À peine arrivé je suis déjà au bord des nerfs. Je prends sur moi et souffle un bon coup tout en me frayant un chemin vers le secrétariat.

Ça fait déjà dix bonnes minutes que ça a sonné et je poirote toujours comme un con à l’accueil. La proviseure vient m’accueillir. Son sourire franc efface mon humeur massacrante. Je la suis dans les couloirs. Elle en profite pour me faire une courte visite. Nous nous arrêtons devant une salle de cours. C’est là. J’entends d’ici mon cœur battre et je l’ordonne d’arrêter tout ce bazar. Elle frappe quelques brefs coups. Je ne sais pas pourquoi mais je sens que cette porte représente un nouveau départ et que ma vie est enfin prête à changer.

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