Chapitre 3

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Je me laisse tomber sur le canapé, submergée par une flemme monumentale de faire quoi que ce soit et décide de comater le restant de l’après-midi devant la télé. Je saisis la télécommande et presse le bouton rouge en haut. L’écran s’allume et je tire un plaid jusque sur mes épaules. Le programme n’a rien d’attrayant mais ça n’a que peu d’importance en fin de compte : je me contente du bruit de fond tout en scrollant sur mon téléphone. Les minutes puis les heures défilent plus vite que les vidéos sur mon portable dont la course n’est interrompue que par le bruit des clefs dans la serrure de la porte d’entrée. Il est dix-huit heures, mon père fait irruption à l’intérieur de la maison. Son visage s’éclaire lorsqu’il m’aperçoit cachée sous ma couverture malgré la chaleur ambiante.

- Salut ma puce, me lance-t-il. Tu as passé une bonne journée ? Tu as la tête de quelqu’un qui a passé une bonne soirée.

Je fronce le nez en réponse à sa plaisanterie et l’embrasse sur la joue.

- Je vais aller courir, tu m’accompagnes ?

- Et finir encore plus fatiguée et poisseuse ? je lui demande d’un ton sarcastique. C’est vraiment parce que je ne peux rien te refuser Pap’s.

Je m’étire et m’extirpe de l’étreinte molletonneuse du canapé, me dirige vers ma chambre et change de tenue. Aller courir ensemble est un moment privilégié père-fille que nous savourons chaque fois que nous en avons l’occasion depuis que j’ai quitté le collège trois ans auparavant. Je dois bien admettre que la perspective d’aller fouler le bitume brûlant sous un Soleil ardent ne m’enthousiasme nullement aujourd’hui, cependant je n’ai pas envie de le décevoir en lui assénant un refus uniquement motivé par ma gueule de bois.

Je retourne mon tiroir à la recherche d’une brassière de sport quand un souvenir s’insinue dans mon esprit. Je me revois ouvrir le placard de la salle de bain d’Estelle, en quête d’une serviette, et cette lueur bleue qui avait attiré mon regard. Je secoue la tête. Il est hors de question que je me laisse parasiter par cette pensée encore une fois. Mon père m’attend, je dois me concentrer. J’enroule un élastique autour de mes cheveux serrés en queue de cheval et dévale les escaliers pour le rejoindre.

Il est déjà dehors quand je noue les lacets de mes baskets. Elles sont tellement usées que la semelle interne commence à se désagréger. Il faut vraiment que je prenne le temps d’aller en racheter une paire.

Nous empruntons notre itinéraire habituel qui alterne entre lotissements chics et parcs publics. Je me laisse porter par la musique qui s’échappe de mes écouteurs et oublie tout le reste. Courir m’a toujours aidée lorsque je traversais des mauvaises passes : l’aspect méditatif du sport combiné à la fatigue physique nettoient mon corps et mon âme de tous les problèmes du quotidien, de tous les tracas, de toutes les angoisses et de leurs nœuds à l’estomac.

Je file insouciante au rythme des mélodies, aussi légère qu’un ballon d’hélium, lorsque l’image de cette bague en argent pique ma bulle de sérénité et me coupe la respiration. Je m’arrête instantanément, comme si j’avais percuté un mur et tâche de retrouver un peu de souffle, pliée en deux, les mains appuyées sur mes genoux.

- Ça va ma puce ? s’inquiète mon père en trottinant sur place à mon niveau. Comment ça se fait que tu nous as amenés ici ? Tu as oublié quelque chose ?

Je lève la tête et balaye la rue des yeux. Je connais cette maison devant laquelle j’ai terminé ma course. Je l’ai vue ce matin même. Nous sommes devant chez Estelle.

Elle habite à l’opposé de l’endroit où nous nous entrainons d’habitude. Comment ai-je pu ne pas remarquer à quel point nous nous étions éloignés de notre itinéraire ?

- Non, non, ça va, je réponds finalement. J’avais juste envie de changer un peu. Mais ça fait plus loin que ce que je pensais.

Mon père esquisse un sourire, visiblement satisfait de mon excuse et nous entamons notre retour chez nous, en tentant d’éviter les détours cette fois. Maudite bague.

Ma mère est déjà là quand nous arrivons à notre point de départ. Elle a sorti deux verres à pied qu’elle a rempli à moitié de vin rouge. Elle n’est pas opposée à ce que je trinque avec eux une fois de temps en temps mais elle ne me sert jamais d’alcool sans un regard teinté de désapprobation. Quoi qu’il en soit je n’ai pas envie de boire pour le moment, j’ai eu plus que mon quota la veille.

Je lui souris et gravis les escaliers en direction d’une bonne douche revigorante. J’ai déjà appliqué mon shampoing lorsque je réalise que c’est la deuxième de la journée. J’espère que tout le monde aura de l’eau chaude…

Nous mangeons tous les trois, dans la bonne humeur, en nous racontant nos journées respectives. Je ne mentionne pas la bague pourtant elle est là, devant mes yeux. Je tente vainement de la chasser de mes pensées et de me concentrer sur la discussion de mes parents mais elle revient sans cesse. Ne me laissera-t-elle point de répit ?

Une fois le repas terminé, j’esquive la soirée télé en prétendant être épuisée. Ce n’est qu’un demi mensonge. La soirée pyjama a duré jusque tard et j’ai besoin de dormir avant de reprendre le boulot demain. Je me brosse les dents et me glisse sous les draps.

A peine ai-je fermé les paupières que l’anneau d’argent se dessine devant moi. Je l’observe dans les moindres détails. Il semble si réel que j’ai l’impression de pouvoir le toucher. Je me retourne dans mon lit, enfonce les écouteurs dans mes oreilles et presse le bouton Play sur l’appli de méditation. La session se déroule tranquille. Je ferme les yeux, régule ma respiration, écoute la voix, détends mes muscles. Pourtant, la bague est toujours là. Lorsque la voix enregistrée se tait, je repose les écouteurs. Au moins je n'aurai pas besoin de les chercher dans le lit demain après les avoir perdus en m’endormant avec comme à mon habitude. Je soupire et me tourne à nouveau. Je la vois devant moi, même dans le noir. Les minutes puis les heures s’égrènent. J’ai tenté toutes les positions mais aucune ne me convient. Ma couette s’est désolidarisée du matelas et tourne librement dans le lit en suivant mon exemple. J’alterne entre coups de chaud et froid. Je suis en nage, fiévreuse. Ma respiration siffle et crépite. Chaque bouffée d’air est comme du verre pilé que l’on viendrait déverser dans mes poumons. J’ai envie de crier de rage et de frustration mais aucun son ne s’échappe de ma gorge en feu. Et elle est là, la bague. Je la vois toujours, devant moi. Mais est-ce moi qui la regarde ou elle qui m’observe ? Qu’ai-je fait pour mériter cette torture ? Pourquoi la distance qui nous sépare me paraît si insupportable ? Au milieu des limbes, les yeux aussi embrumés que mes pensées, je saisis mon portable, presque l’aveugle et pianote dessus mécaniquement. Mes doigts connaissent la marche à suivre, je n’ai pas besoin de réfléchir. De toute façon mon cerveau n’est plus assez lucide pour comprendre ce qu’il se passe.

Une tonalité retentit dans le combiné. Pourvu qu’elle ne dorme pas. Une deuxième. Ce n’est pas une bonne idée. Je ne sais même pas ce que je vais lui dire. Une troisième tonalité. Même si je le voulais, je ne trouverais pas la force de raccrocher. Une quatrième. C’est peine perdue. Ma gorge se serre, ma respiration se fait plus courte.

- Allo Séléna ?

Je souffle. Sa voix me libère, la pression sur ma poitrine s’envole, des larmes de soulagement perlent sur mes cils.

- Séléna ? Tu as un souci ? J’allais me coucher.

Je me râcle la gorge en cherchant quoi répondre mais rien ne me vient.

- Non… non Estelle, tout va bien, bredouillé-je. Désolée, je ne sais pas ce qu’il m’a pris.

- Tu es bizarre depuis ce matin, insiste-t-elle sur le ton presque maternel qu’elle emploie à chaque fois qu’elle sent que quelque chose cloche. Tu sais que tu peux tout me dire n’est-ce pas ?

- Oui… bien sûr. C’est rien… c’est ridicule. Désolée de t’avoir dérangée. Bonne nuit.

Elle attend une seconde avant de prononcer un mot et je comprends à son silence qu’elle s’inquiète.

- D’accord, soupire-t-elle. Fais de beaux rêves ma belle.

Je raccroche et dépose mon téléphone sur la table de nuit. Qu’est-ce qui m’a pris ? C’est quoi mon problème à la fin ?

Je n’ai pas le temps d’élucider la question que des nausées me retourne l’estomac et des crampes insoutenables me tordent les intestins. Dans l’obscurité, le bijou brille devant moi et sa lumière bleue me consume le cerveau. Je m’assieds en tailleur, cherche à tâtons mon portable, rappelle Estelle qui décroche presque immédiatement et laisse échapper d’une traite, sans reprendre ma respiration :

- La bague que j’ai vue chez toi ce matin, avec la pierre de lune, j’ai besoin de la revoir. Je suis sûre que je l’ai déjà vue quelque part. J’ai besoin de la revoir.

Estelle demeure interdite un instant, comme si j’avais parlé trop vite pour qu’elle entende ce que je venais de lui dire.

- Je sais que c’est bizarre, mais j’ai besoin de la revoir ! reprends-je avec conviction. Je ne peux pas te l’expliquer, c’est juste… c’est juste comme ça.

- Attends, attends, articule-t-elle finalement. Cette vieille babiole dans la salle de bain ? Je l’ai prise à ma mère y a déjà un paquet d’années, elle l’a jamais remarqué. Je peux passer te la déposer demain au boulot si y a que ça pour te faire plaisir. On en profitera pour déjeuner ensemble. Mais attends, c’est pour ça que tu m’appelles à vingt-trois heures trente toute en panique ? Faut pas te mettre dans des états pareils ma belle.

Le rouge me monte aux joues alors que mes migraines, mes nausées et l’entrave enserrant mon thorax se dissipent, laissant place à l’épuisement de la journée.

Je m’allonge dans mon lit, enfin en paix avec moi-même. Ma tête s’enfonce dans l’oreiller moelleux tandis que je fixe le plafond sur lequel ne se dessine aucune bague mystérieuse. Il n’y a plus que la paix, la chaleur des couvertures et le calme de ma respiration dans l’obscurité. Ma conscience plane, légère, avant de se laisse glisser dans les méandres des songes et des divagations nocturnes.

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