Chapitre 1

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J’avale une gorgée de mon verre et ferme les yeux tandis que le liquide rose passe comme une caresse le long de ma gorge et transforme ma tête en une bulle de savon aussi légère qu’une plume. Demain je regretterai sûrement cette enivrante évasion mais pour l’instant je préfère profiter du moment présent, d’une dernière soirée entre filles avant la rentrée et que nous soyons toutes séparées.

Je me laisse tomber sur le lit d’Estelle et fixe le plafond. Cette soirée pyjama improvisée était sans doute la meilleure idée que Clara ait pu avoir depuis le début des vacances. Elles vont me manquer toutes les deux quand elles partiront pour la fac dimanche soir. Heureusement, j’aurai toujours Camila avec qui boire un verre après le boulot et échanger les potins de la journée.

Camila, ma si parfaite cousine, la plus jolie fille de notre petite ville, celle dont les jambes immenses font tourner les têtes de tous les hommes et dont les battements de cils font chavirer les cœurs. Si nous avions eu ce genre d’événement dans notre petit coin retranché du monde, il ne fait aucun doute que sa chevelure châtain foncé et ses grands yeux marron lui auraient valu le prix de reine du bal.

Aussi loin que je m’en souvienne, je me suis toujours sentie ridicule à côté d’elle. Nées la même année, nous avons fait toute notre scolarité ensemble et avons grandi telles deux sœurs jumelles, collées l’une à l’autre. J’étais la petite empotée, rêveuse, un peu bizarre, « dans les étoiles » disaient les adultes. Celle qui découvrait naïvement le monde au-travers de ses iris bleus trop grands, celle qui gratifiait tout ce qu’elle voyait d’un sourire aussi éclatant que tordu, celle qui s’emmêlait les pieds et trébuchait en perdant son regard dans les nuages. Camila était la petite fille menue et agile, vive et talentueuse. Celle qui illuminait le monde avec les mélodies enchantées qui s’échappaient de son violon, celle qui fronçait les sourcils et serrait les poings lorsque quelqu’un osait me regarder de travers, celle qui m’aidait à me relever à chaque fois que je tombais et collait des pansements colorés sur mes genoux.

Je passe une main dans mes cheveux blancs. J’avais troqué mes mèches brunes contre d’autres immaculées lors de ma puberté comme ma mère et ma grand-mère avant moi. Ce vieillissement prématuré m’avait valu de nombreuses moqueries pendant mes années au collège. Malgré le soutien infaillible de Camila, le harcèlement avait eu raison de ma santé mentale et, comme pour rendre mon enfer d’autant plus insupportable, des tâches blanches étaient apparues sur mes mains, puis sur mon visage et sur mes bras. Le vitiligo. Ce monstre caché dans mes gênes avait transformé mon monde en un cauchemar dont je ne pouvais m’extraire. L’horreur avait pris fin grâce à Camila. Nous venions d’entrer au lycée et elle avait réussi à convaincre toutes les filles de notre classe de venir avec des tâches de fond de teint clair sur la peau en geste de soutien. Elles avaient joué le jeu et sans que je ne me l’explique, les railleries avaient cessé. Pour la première fois depuis des années, on venait saluer mon courage face à cette maladie, on me trouvait belle et unique. Les tâches ont cessé de se propager et mon traitement a depuis permis de faire disparaître les traces de mon visage tandis que celles courant sur mes doigts me rappellent quotidiennement que je suis forte et inébranlable.

Clara monte le son et nous nous laissons entraîner par la musique. Nous dansons toutes les quatre en chantant au milieu de la chambre d’Estelle. Le temps semble suspendu. Nous sommes dans une bulle hors de tout, dans un monde qui n’appartient qu’à nous, qui n’a pas de début et qui ne finira jamais. Les titres défilent à travers l’enceinte, le cocktail s’évapore des bouteilles sans que les verres ne semblent jamais se vider, les aiguilles de l’horloge tournent sur le cadran sans que les heures ne se résignent à s’écouler dans notre réalité, les premiers rayons du Soleil pointent à l’horizon sans pour autant se permettre de pénétrer à l’intérieur de la chambre retenue encore quelques instants au cœur de la quiétude nocturne.

Je suis la première à me réveiller, les paupières chatouillées par la lumière qui filtre au-travers des volets. Je me lève et me rends à la salle de bain afin de me passer un coup d’eau sur le visage.

Le miroir me renvoie une image affreuse. Mes cernes violacés soulignant mes mirettes embrumées par la fatigue et les vapeurs d’alcool s’associent à mes cheveux en bataille dans leur entreprise de me changer en sorcière. Et il faut bien admettre que leur projet est une réussite totale. J’esquisse un sourire à cette pensée et attrape la brosse d’Estelle qui traine à côté du lavabo pour tenter de maîtriser la catastrophe esthétique que subit mon reflet.

Lorsque j’ai enfin dompté mes mèches folles, je me penche au-dessus du lavabo et inonde mon visage d’eau froide afin d’éclaircir mes pensées encore troublées par la soirée de la veille. Je me redresse et m’observe dans la glace, c’est beaucoup mieux ainsi.

Je pousse la porte coulissante du placard afin de trouver une serviette et mon regard bute se pose sur la boîte à bijoux d’Estelle. J’ai beau tenter de me concentrer sur ma quête première, mes yeux semblent aimantés par le coffret entrouvert d’où s’échappe un éclat bleuté. Je me sens attirée par cette lumière. Un incontrôlable besoin de voir d’où elle émane croît dans ma poitrine, se presse contre mes poumons jusqu’à me couper le souffle et se propage le long des parois de mon cerveau comme s’il voulait le faire exploser. Je tends une main tremblante vers la source de mon tourment lorsque la porte s’ouvre dans mon dos.

- Qu’est-ce que tu fabriques ?

C’est la voix d’Estelle. Enrouée et un peu agacée. Estelle n’est pas matinale. Même si elle ne sort pas de son lit avant midi, elle ne pourra revêtir sa bonne humeur qu’une fois un grand café (avec deux sucres et une goutte de lait) avalé.

Elle se tient encore dans le couloir et a penché la tête sur le côté comme si ma réponse l’intéressait. Pourtant je comprends à son regard, dirigé dans ma direction mais trop endormi pour réellement me voir, que peu importe ma réponse, elle se contentera de dodeliner du chef en signe d’approbation.

- Je prenais juste une serviette.

Je sais pertinemment qu’elle ne s’opposerait pas à ce que je regarde ses bijoux, toutefois j’ai l’intuition que je ne peux pas partager cela avec elle.

- Ah, s’exclame-t-elle en levant un sourcil, soudainement plus lucide. Je pensais que tu regardais.

Tout en parlant, elle s’approche de moi et pousse le couvercle de l’écrin d’un geste désinvolte. C’est là que je la vois. Entourée de colliers de perles, de bracelets en or et de boucles d’oreilles serties de pierres précieuses, elle se détache du décor et trône telle une reine au milieu de sa cour. Une bague ancienne en argent, surmontée d’une pierre de lune ovale qui, parfois grise, parfois bleue, joue avec la lumière et me charme, m’hypnotise, m’attire. Je ne vois qu’elle. Le monde autour disparaît.

- SÉLÉNA ! crie Estelle. Youhou ! la Terre appelle la Lune. Ça fait trois fois que je t’appelle. Qu’est-ce que t’as à la fixer comme ça cette bague ? Je peux ranger, c’est bon ?

- Oui, oui… balbutié-je. Excuse-moi.

Je tourne les talons et sors de la salle de bain. Mais l’image du bijou demeure imprimée dans mes pensées.

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