IV

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Maria a loué un petit studio propret pour recevoir ses amants. Elle y a emmené Steffen comme elle y emmènerait un ami ; elle l'a écouté pleurer sur sa guitare, assise sur son lit ; et maintenant la voilà qui le dévêt de sa souffrance pour en percer l'abcès. Il ne proteste pas – Maria a la tête dure, elle ne s'arrête pas sur sa lancée. Et puis, il a envie d'elle, maintenant qu'elle a posé sa main sur sa joue froide. L'autre se débat de façon moins pacifique avec les crans de sa ceinture ; lui se dresse plus haut que le Mont Salève sous la toile du ciel. Elle est satisfaite ; elle a l'impression de lui rendre un service.

« Steff, murmure-t-elle en passant une main sur l'aspérité. Tu sais que tu peux tout me raconter. »

Il gémit, et sa main vient saisir celle de Maria pour approfondir le geste.

« Steffen, regarde-moi un peu, et jure-moi que tu n'as rien à me cacher. »

Il tente de plaquer ses yeux aux siens, mais l'image d'Olivia qui se rue vers lui pour lui donner un baiser l'en empêche, et vient troubler la légitimité de son désir sous la peau de Maria. Il se démène aussitôt pour cesser la caresse et s'allonge sur le lit, les larmes aux yeux, alors que défile la petite égérie en volants blancs. Il replie les bras contre sa poitrine, repousse des démons imaginaires d'un pied fébrile, et se mord la lèvre inférieure pour ne pas hurler son désespoir. Finalement, il plonge le visage dans deux énormes coussins qu'il retient de ses deux mains livides, et qu'il éventre d'un sanglot qui lui déchire la poitrine. Maria croit bel et bien que cette fois, il se meurt.

« Vas-tu enfin me dire ? S'énerve-t-elle en agrippant sa chemise blanche, et en le forçant à lui faire face.

–Oui. Je suis un monstre. Un monstre ! Pire que ça.

–Depuis quand les beaux jeunes hommes comme toi sont-ils des monstres ? J'ai dû rater un épisode.

–Maria, je... une gamine m'a avoué qu'elle m'aimait. Elle m'a embrassé, et moi, comme un con ! J'ai répondu, siffle-t-il entre ses dents, la tristesse plantée au travers de la gorge et le nez soudain en sang.

–Eh, Steff, lui chuchote Maria en passant une main dans ses boucles et en lui tendant un mouchoir. Ce n'est rien du tout, tout ça ! Tu n'as pas su réagir. C'est normal. Mon prince de Bohème ! Réfléchis à deux fois avant de te mettre dans cet état pour si peu. »

Elle plante un baiser affectueux sur ses lèvres légèrement sanguinolentes ; il frémit de bonheur, mais ne sent pas sa culpabilité battre en retraite.

« Benêt, murmure-t-elle en dévorant sa bouche. Tu voulais me faire peur ?

–Tu n'a pas tout entendu. J'ai apprécié ce baiser, Maria.

–Et moi donc !... s'exclame-t-elle en se passant une langue avide autour des lèvres.

–L'autre baiser. »

Elle lui prend la main avec lenteur et délicatesse, comme de peur de la briser ; puis, elle lui souffle :

« Steffen, tu n'es pas ce que tu crois être. C'est la première fois que ça t'arrive... peut-être que tu l'apprécies parce qu'elle est douée, mignonne et désespérément amoureuse de toi, mais tu n'es pas... écoute : cette fille, ça peut être un cas sur un million. Sans doute un béguin passager. Décris-la moi, tiens.

–Olivia ? D'accord. Elle mesure... un mètre soixante à tout casser, elle a de grandes jambes, des bras graciles. Elle a... une longue queue de cheval châtain foncé, et deux mèches d'un violet pâle, une devant et une autre perdue dans sa chute de reins... sa peau est douce... comme une savonnette passé sous l'eau... et dorée comme les coupoles des églises orthodoxes. Elle a des yeux très beaux, un peu jaunes, décorés d'un liserai brun-vert... ils sont légèrement rieurs, en forme d'amande... elle porte des vêtements très féminins, pour quatorze ans ; elle a dû les piquer à sa mère. Quand elle marche, elle est gracieuse, comme une fée ; et quand elle sourit... tous les garçons sont à ses pieds.

–Elle me paraît très jolie, murmure Maria en souriant, et en posant sa paume sur la tempe battante de Steffen. Et elle a les mêmes yeux que les miens... Steffen, tu n'es pas un monstre, pense à autre chose, ça te passera. Quel homme n'a pas succombé à un très beau visage, même celui d'une jeune fille ? Allez, ce n'est qu'une impression, tu aimes les vraies femmes, non ? Et ne me regarde pas avec ces yeux absents ! »

Elle rit et prend son visage entre ses paumes pour l'embrasser. Sa bouche vient s'écraser contre la sienne, et étouffe un gémissement rauque. Il entoure ses hanches de ses deux mains hâtives et l'installe au-dessus de lui avant de lever des yeux brillants sur son sourire.

« J'ai très envie... » avoue-t-il à moitié, coupé par un frisson qui lui déforme les lèvres.

Et il commence à la débarrasser de sa minijupe en passant sur sa clavicule une langue inquisitrice.

« Voilà ce que j'attendais, soupire-t-elle, soulagée, en terminant sa besogne. Steffen.

–Je n'ai jamais eu d'amie comme toi», chuchote-t-il a son oreille.

Elle déboutonne sa chemise, passe une main sur son épaule.

« Moi non plus. »

Dans le fond, Olivia est heureuse comme tout d'avoir attrapé un si beau poisson dans ses filets ; mais elle sait que, si elle n'est pas seule dans son chalutier, d'autres pêcheurs plus raisonnables lui intimeront de le jeter à l'eau ; alors il faut qu'elle éloigne les clandestins de sa chaloupe, qu'elle se retrouve seule, comme ce vieil homme, avec sa trouvaille, pour profiter pleinement de cette communion sur l'onde calme de la mer. Pour goûter la chair crue, lisse, sans écaille ni condiments, une fois la merveille dépecée par ses mains avides au soleil couchant ; une fois la peau nue, et totalement à elle, l'attendant pour la découvrir avec délice... « Je ne peux pas me séparer de lui, même si on peut nous surprendre. Jamais : la pêche était trop longue, et maintenant que je le tiens... »

La journée de collège est finie, Olivia rentre tranquillement chez elle d'un pas traînant, en flânant entre les buissons qui dessinent un labyrinthe jusqu'à chez elle. Elle se sent reine de tout ce qui l'entoure, même quand le crépuscule progresse et couvre ses étroites épaules d'un nuage de pénombre violacée. Matthieu court derrière elle ; elle a oublié son cahier de maths, on dirait. Ne pas l'avoir alors qu'elle doit réviser pour son brevet blanc du lendemain, ce serait quand même fâcheux. « Olivia, attends ! S'époumone le gamin, essoufflé, en se prenant les côtes. »

Elle s'arrête deux secondes et tourne la tête vers le grand échalas maladroit.

« Ton cahier de maths, murmure-t-il simplement en se laissant choir sur le trottoir. Tu l'avais laissé.

–Oh, merci, c'est gentil, dit-elle en souriant, prenant place à côté de lui sous les sapins. Il était où ?

–C'est... Monsieur Daetwyler qui me l'a donné, il devait être près de la fenêtre, sur le rebord.

–Oh, je vois.

–Décidément, tu oublies tout dans sa salle ! Ce matin, le labello... »

Alors il les a vus à la porte, du moins, de loin, lorsqu'il lui restituait son stick dans un mouvement langoureux. Elle roule les yeux pour finalement les baisser sur ses genoux. « Et dire que son regard était juste là », soupire-t-elle pour elle-même.

« Je peux te poser une question ? Demande Matthieu, les yeux braqués sur la bouche d'Olivia.

–Quoi, tu veux m'embrasser ? Répond-elle, naïvement, en s'écartant un peu, pour mieux voir l'ensemble de son visage qui s'illumine avant de se rembrunir.

« Ou...oui, enfin, non, déglutit-il avec peine, la salive toute collante dans sa bouche et le regard télescopé ailleurs. Ce n'est pas ma question... en fait... est-ce que tu as des sentiments pour Monsieur Daetwyler ? »

« Aïe aïe aïe, je savais que ça arriverait. Lui répondre ? Quoi ? »

« Euh... hésite-t-elle, mais elle n'aime pas mentir. Euh... oui. Mais tu le dis à personne, hein ? »

Il hoche la tête lentement, paupières plissées, cou tombant vers l'avant, et croise les mains sur son jean. Olivia a les larmes aux yeux ; elle aimerait qu'il comprenne ce qu'elle ressent, mais il ne le peut pas. Il n'y a que les amis qui en soient capables, et Matthieu n'en est pas un. Il n'est au plus qu'un soupirant. Comment demander de la compassion à un amoureux contrarié ? Il n'aime qu'elle, elle en aime un autre ; et il doit bien se garder de lui dire que ses états d'âme ne lui importent guère, puisqu'ils ne lui sont pas destinés. Chez la plupart des amants, la jalousie prend le pas sur cette gêne ; mais Matthieu a renoncé à essayer de la séduire depuis si longtemps qu'il se contente de se laisser séduire, et ne se trouve pas rongé par les feux d'une possible rivalité chevaleresque. Que vaudrait-il contre l'emprise inconsciente, l'influence muette et délicieuse, d'un professeur rutilant, magnifique, qui semble tenir en sa main toutes les jeunes filles de la terre entière ? Beh ! Lui se sent ridicule, naïf. Il la voit qui le regarde comme un idiot. Il a l'impression que ses jolis yeux se moquent de lui comme d'un paladin pauvre. Et son petit nez rieur l'écrase avec force, comme si la botte monumentale du demi-dieu helvète lui-même venait s'abattre sur le peu d'audace qui lui restait encore. Il pousse un soupir fatigué et se passe une main dans les cheveux.

« Je ne me moque pas de toi, le rassure-t-elle, comme lisant son indisposition.

–Tu ne me regardes pas comme un idiot ? »

La question sonne davantage comme une conclusion soulagée ; mais Olivia vient nuancer cette déduction hâtive.

« Non, comme un enfant.

–Et toi, tu te considères comme une adulte? Questionne-t-il.

–Dans mon cœur, oui. Dans mon corps, pas vraiment, se plaint-elle.

–Parce que tu ne ressembles pas encore aux filles des magazines ?

–Non. Parce que mon corps ne connaît pas l'amour. »

Elle ramasse son sac, y glisse son cahier de maths, et se lève paresseusement.

« Mais ce n'est qu'une rivière à franchir ; en un rien de temps, je serai de l'autre côté. »

Pour appuyer ses dires, elle fait un bond du trottoir jusqu'à l'épingle déserte ; sa basket évite aisément le filet d'eau qui ruisselle jusqu'aux égouts et elle invite Matthieu à la rejoindre ; finalement, il ferait un ami génial. Et sa mère lui a dit ce matin qu'elle concocterait des crêpes pour le goûter.

« Tu viens ? Ma mère a préparé des crêpes, lui dit-elle.

–P...pardon ? Balbutie-t-il. Je croyais que...

–T'inquiète. Ma mère m'a toujours dit qu'elle me tuerait si elle me voyait passer la porte de la maison avec un amoureux avant mes quinze ans ; mais elle ne m'a jamais interdit d'y amener des amis. Encore heureux ! On pourrait réviser nos maths ensemble, il y a une super table dans le salon, et mon frère serait content d'avoir de la compagnie. Ce serait cool, non ?

–O...ouais, répond-il, et un énorme sourire fend son joli visage.

–T'habites où ? Demande-t-elle.

–A deux rues du collège. Mais je pourrai rentrer à pied, il y a les lampadaires. Euh... dis, ton frère, il aime le rock ? »

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