Épisode 1 - Une visite défendue

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  Pressée par le cri des sirènes, j'intègre le wagon de justesse. Les portes de la cabine tremblante se ferment derrière moi, je manque d'y coincer les fronces de mon manteau. Sous l'impact du démarrage, ma valise me glisse des doigts et s'écrase avec fracas ; j'essuie mon front humide d'un revers de manche avant de la récupérer, gênée par les regards interpellés des autres voyageurs.

 C'est dans un silence trop épais que je fraie mon passage jusqu'à l'étage, où m'attend la place réservée, accolée à la fenêtre. Celle-ci dispose à peine de l'espace nécessaire à mes bagages, que je fourre maladroitement sous mon siège, encore fébrile de mon entrée mouvementée.

Ça y est, je pars. Et dans le cœur, dans ma malle, des bouts de toi.

 La fumée du train voile les fenêtres de nuées blanchâtres. Elles ondulent, s'étirent et se dissolvent le long du convoi. La vitesse désintègre les formes enchanteresses. Lentement, la ville s'éloigne ; la locomotive traverse les campagnes dépeuplées, où broutent les ginosphères aux rayures bicolores.

 Dans le ventre, j'ai comme un nœud qu'aucun sort ne peut apaiser. Alors, comme une enfant, je récite les noms des Six Sanctuaires, puis ceux des fleurs qu'au-dehors les bêtes mastiquent. Je me rappelle au monde connu, auquel pourtant je m'arrache de force. Parce qu'au fond, même si je n'ose pas l'avouer, j'y crois un peu, à cette deuxième chance.

 Entre mes pieds, dans une malle, toute ma vie s'ébranle sous les à-coups des rails. Cette pensée me donne le vertige. Alors, les yeux plongés dans le paysage, je reviens à mes apprentissages. Je compte sur mes doigts pour ne rien oublier, tout passer en revue, lorsqu'une voix me tire de ma récitation. Je tourne la tête d'un geste vif, presque brusque. Une femme en costume trois-pièces semble m'avoir adressé la parole, debout entre les passagers, bloc-notes à la main et stylo derrière l'oreille. Une majordome.

— Quelque chose à boire ? répète-t-elle, un sourire aimable à mon adresse.

 Elle a un visage très doux, marqué aux tempes de lignes dorées, et des cheveux de jais qui me captivent.

— Un bol de café, dis-je finalement. Noir.

— Très bien.

 Elle hoche la tête — une mèche se balance — et griffonne ma commande d'un coup de crayon habile. Son maquillage affine son regard avec élégance.

— Ce sera tout ?

 Mes jambes gigotent sous ma table étroite, le temps de passer l'une sur l'autre sans froisser mon short. J'esquisse un sourire sans vigueur en guise de réponse. Sous mes yeux fascinés, l'employée se détourne pour questionner mon voisin, dont je n'avais pas remarqué la présence si discrète jusqu'ici.

— Un lait fraise, répond ce dernier.

 Sa langue roule, son accent me rappelle les contrées du Sud. Notre direction.

— Et une poignée de noix, ajoute-t-il.

 Drôle de commande. La majordome ne laisse rien paraître pour autant et continue sa tournée sans ciller, toujours la même douceur au visage.

 Le jeune homme face à moi tient entre ses mains fines, comme un trésor, un livre aux reliures usées. Buste en avant pour mieux s'y plonger, sa lecture le garde presque en apnée, son souffle se fait rare et silencieux. Ses yeux noirs glissent sur les pages avec appétit ; un tel entrain me met du baume au cœur. Piquée de curiosité, je m'enfonce dans mon siège pour lorgner la couverture qu'il tient fermement, à quelques centimètres de la modeste planche nous servant de table. « La science des parures », est-il inscrit en lettres dorées. Pendant un moment, j'oublie ce qui me pèse, mais aussi la valise à mes pieds... Mes bagages percutent ses souliers, mon visage se fige quand il relève le sien.

— Excusez-moi, m'empressé-je de bredouiller, vivement redressée.

— Ce n'est rien, m'assure-t-il de son accent chantant.

 Ses yeux me sondent, je reste de marbre avant qu'il ne commente :

— J'aime votre broche. C'est charmant.

 Je l'aurais presque oubliée, cette broche...

— Merci, m'efforcé-je de répondre, la gorge serrée.

 Je place une main lourde sur le bijou attaché à mon manteau. Avant que l'émotion ne me submerge, je toussote et l'interroge :

— Vous êtes joaillier ?

— Apprenti, corrige-t-il, index levé. Je reprends mes études dès demain matin...

 Il s'en faut de peu pour que son doigt ne percute le plateau roulant de l'employée tout juste revenue. Le chariot aux étages imbriqués est chargé à ras bord de liquides aux fumées souples et de gourmandises vernies auxquels mes yeux s'accrochent. La maladresse de mon voisin en ébranle le dernier étage sans qu'il s'en aperçoive. Pas très agile, pour un futur bijoutier. Attentive et minutieuse, la majordome étouffe les secousses, une poigne ferme sur le plateau de fer, avant de livrer les commandes dans un temps record.

— Et voici, agrée-t-elle les clients à chaque porcelaine déposée. Bonne dégustation, très bon voyage.

 Les odeurs se mélangent à l'intérieur du wagon, emplissent l'espace de saveurs disparates; et celle forte, amère et ronde, de mon café m'en protège à peine. Je souffle sur le noir opaque de mon bol avant d'y tremper les lèvres et de me réchauffer d'une longue gorgée, déjà nostalgique. Là où je me rends, ce plaisir ne me sera plus accessible.

— Et donc, quelle est la raison de votre périple vers le Sud ? s'intéresse l'apprenti. Je devine à votre parler que ce n'est pas là votre terre natale.

 Je dépose la tasse et prends sur moi pour répondre.

— Je compte m'installer.

— Ah !

— Et puis, je vais rendre visite à un être cher.


Une visite ultime et défendue.  

— Quelle joie ce doit être ! fait-il, amusé par mon apathie.

 J'esquisse un sourire morose.

— Excusez mes allures rustres, ce voyage m'épuise.

— Ah ça, bien quelque chose des gens du Nord ! plaisante-t-il, deux yeux malicieux au-dessus du lait fraise qu'il porte à sa bouche.

— Et qu'en est-il de vous ? Vous rentrez au foyer ?

— Tout juste, affirme-t-il, des moustaches roses autour des lèvres. C'est la fin des vacances, je rentre étudier chez mon oncle, à la capitale. Étudier la joaillerie, donc, ajoute-t-il en montrant le manuel fermé sur la table, entre nous deux.

 La discussion perdure, s'étoffe, nous échangeons par sourires dissonants et sarcasmes. Haussement de sourcils à l'écoute de mon nom, comme à l'habitude. Bientôt, il ne subsiste de ma boisson qu'une flaque brune au fond d'un bol refroidi, dans son verre les traces pâles de son lait fraise et dans le wagon, s'élèvent par sifflements, comme des réponses aux râles du convoi, les ronflements des passagers assoupis. Sans oublier les quelques bouts de noix cerclant un manuel.

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