Rencontre du troisième type

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Foutue alarme de mes deux !

La vision onirique de Cosmo Girl, au minou aussi rose que ses cheveux, s’évanouit déjà de mon esprit, alors que je suis réveillé en sursaut par le bruit strident de cette alerte. Qu’est-ce que ça va être cette fois ? Une éraflure d’astéroïde sur la coque ? Une gaine d’oxygène percée dans la cale ? Un capteur de température en rade ?

J’étais fier de m’être dégoté ce vieux rafiot pour pas cher sur Cavalès IX, je regrette ma connerie maintenant que je constate qu’il n’y a pas moyen d’effectuer la moindre liaison entre Prima Verdi et Docamenide sans pépin. Ce transporteur antique tombe en ruines. Et pas la moindre IA de bord pour automatiser ce merdier et réparer d’elle-même les pannes mineures ! En tant qu’unique passager – pas besoin de plus de personnel sur un cargo de transport, je reçois déjà à peine de quoi me payer – je me dois d’être multifonction pour maintenir cette vieille bâtisse à flot dans l’hyperespace.

Je grommelle en me glissant, mal réveillé, sur le siège devant le tableau de bord et dois m’y reprendre à deux fois avant de comprendre l’objet de l’alarme.

Comment ça « collision imminente » ?

Je relève la tête vers la vitre avant.

Nom d’un phallus de gorgonzola, qu’est-ce que c’est que ce truc ?

Impossible de la louper. J’aurais pu m’attendre à avoir croisé la trajectoire non prévue par l’ordinateur de bord d’un autre cargo – fréquent sur cette route commerciale – ou à me trouver dans le viseur d’une attaque pirate. Rien de tout ça. Juste une immense planète.

Là tout de suite, j’ai autre chose à foutre que de calculer sa circonférence, mais à en juger par l’inclinaison de son horizon, je dirais qu’elle fait au moins deux Terres. Le plus perturbant, c’est cette couleur. Grise. Pas que le gris soit rare sur les corps lunaires ou planétoïdes mineurs, mais celui-ci est particulièrement uniforme. Opaque et flou, comme une fumée infinie qui envelopperait l’ensemble de la planète.

Je ne reste pas longtemps à m’ébahir sur le prodige de trouver une planète inconnue sur une route pourtant bien familière. Je règlerai plus tard mes comptes avec l’ordinateur automatique qui a visiblement un sérieux souci pour nous avoir fait dériver de la sorte.

Première urgence : activer les hyperpropulseurs pour se sortir de l’attraction gravitationnelle de ce mastodonte céleste. Ils ne répondent pas. J’hallucine ! C’est bien ma veine. Je commence à paniquer. Légèrement.

J’enclenche tous les moteurs auxiliaires et rétros-fusées de secours. Le tableau de commande s’illumine comme un sapin de Noël. Malgré cela, le vaisseau n’arrive pas à accélérer au-delà de 1 g quand la planète nous attire à 1.2 g. Cela aura au moins le mérite de ralentir la chute.

Dix minutes avant impact.

Pendant neuf minutes, je m’écharpe à trouver la cause de la panne sur les moteurs principaux. En vain. Ils ont juste cessé de fonctionner, même en manuel.

Résigné, je m’affale à nouveau dans le siège de pilotage et tente d’établir une communication avec le relais le plus proche. Les antennes du vaisseau ne captent pas le moindre signal. C’est insensé ! Le réseau a été blindé sur les trois systèmes solaires connus. Même dans l’exo-espace, il faudrait dériver à plus de cinquante années-lumière pour ne plus être couvert par les super relais.

Où est-ce que je suis ?

L’ordinateur de bord ne le sait pas plus que moi. Erreur, me répond-il quand je lui demande d’afficher nos coordonnées.

Alors que je vois mes recours fondre les uns après les autres, je sens le désespoir m’engloutir comme les marées d’hélium de Tyrionna. Est-ce ici que je vais mourir ? Sur une planète inconnue, dans une galaxie inconnue ? Je pourrais presque trouver cela grisant. Moi qui commençais à trouver cette routine d’écumeur de l’espace ennuyeuse.

La couche grisâtre se rapproche et ne se dissipe toujours pas, m’empêchant de discerner la moindre surface. S’agit-il seulement d’une planète tellurique ? Avec la plupart de mes capteurs HS, j’ai recours au bon vieux Lidar pour balayer le corps céleste. Osmium, cadmium, fer, cobalt… Bon il y a au moins de grandes chances pour que la surface soit du caillou.

La dernière chose qu’il me reste à faire avant d’atterrir : lâcher une balise longue-distance émettrice d’un message de détresse. Même si j’ignore si quelqu’un sera susceptible de se perdre à son tour, un jour, dans ce triangle des Bermudes spatial.

L’ordinateur de bord a au moins la décence de me calculer correctement la manœuvre d’atterrissage. Dieu merci, car le faire en manuel avec cette purée de pois aurait relevé du suicide. Je sens quelques gouttes de sueur dévaler dans le creux de mon marcel alors que je vois l’altimètre s’approcher dangereusement du zéro et que le brouillard reste aussi résolument opaque.

Une forte secousse fait trembler le vaisseau et je crois ma fin arrivée. Mais non. Tout va bien. Je suis juste sur la terre ferme. Probablement à des milliers d’années-lumière de la vraie Terre, mais en vie.

Je lâche un bruyant soupir. La gravité me colle au siège. Elle n’est qu’une virgule deux fois plus élevée que sur terre, mais cela fait si longtemps que je navigue en faible gravité que j’avais oublié l’effet de mon propre poids. Je grimace et me fais violence pour bouger.

Allez, ce n’est pas le moment de se relâcher !

Mon vaisseau a vingt-six jours d’autonomie et j’ignore combien de temps il me faudra pour retrouver la station spatiale la plus proche si je parviens à redécoller. Après tout, j’ai très bien pu m’engouffrer dans un trou de vers non cartographié pour me retrouver dans cette zone inconnue. Alors je ferais mieux de réparer mes moteurs au plus vite si je ne veux pas déjà me considérer comme foutu.

Curieux, je ne peux néanmoins pas m’empêcher de jeter un coup d’œil par la vitre pour apercevoir l’environnement dans lequel j’ai échoué. Je suis vite déçu de constater que le smog obstrue tout le spectacle. La visibilité s’étend sur dix mètres maximum. Dix mètres sur lesquels je ne distingue qu’une surface plane, aussi anthracite que l’atmosphère et seulement parsemée de quelques gravillons. Chiant à souhait.

Au moins, les envies d’exploration exoplanétaire ne me détourneront pas des nécessaires réparations.

Je passe les heures suivantes à décortiquer la carcasse du rafiot. Je teste tous les ponts, la moindre connectique, réalise toutes les procédures de diagnostics sur le cœur de fusion, réaligne toutes les lentilles de focalisation et vérifie l’étanchéité du circuit de refroidissement. Au bout de neuf heures – temps vaisseau –, j’en arrive à l’effroyable conclusion que rien n’explique la panne de mes hyperpropulseurs.

Éventuellement, je peux inspecter les turbines extérieures. Peut-être une obstruction à ce niveau-là. Je n’y crois pas, mais c’est tout ce qu’il me reste.

Alors que je me dirige machinalement vers le sas pour revêtir ma combinaison spatiale, je réalise que je n’ai même vérifié les paramètres environnementaux !

Je démarre le scan et descends goulument une bouteille d’eau pour me rafraîchir après avoir passé tout ce temps la tête dans la tuyauterie et les circuits.

Je manque de m’étrangler lorsque l’ordinateur m’envoie les résultats d’analyse :

Atmosphère

N2 74 %
O2 17 %
CO2 4 %
He / Ar / Rn / CH4 < 1 %

Température

17.4 °C air
17.8 °C surface

Composition sol

Granite 98 %
Quartz 1.5 %
Inconnu 0.5 %

Non seulement l’atmosphère est complètement respirable, mais je pourrais même sortir sans combinaison. Juste avec mon marcel et mon baggy maculé d’huile et de lubrifiant. Avec une petite veste, tout de même. Ce ne serait pas le moment d’attraper froid.

Sauf qu’après toutes ces pannes étranges, je ne suis pas certain de pouvoir faire entièrement confiance à l’analyseur du vaisseau. J’enfile la combi par acquit de conscience. Même si le scan est véridique, on n’est jamais à l’abri d’un changement soudain de paramètres.

La porte du sas s’ouvre et le paysage morne et gris aperçu depuis la vitre s’étale sur à peine quelques mètres. Quel accueil ! Il ne manque plus que le tapis rouge.

L’ordinateur de la combinaison me confirme que l’atmosphère est respirable. Je prends le risque d’enlever le casque. En effet, je respire normalement. C’est même plus agréable que l’air recyclé du cargo.

J’embarque un minimum d’outils. Me traîner moi-même est déjà compliqué avec cette gravité. Chaque pas me donne l’impression d’avoir soulevé des haltères. Alors pour escalader la carlingue jusqu’aux turbines, on imagine bien que je douille sévère. Surtout que les propulseurs de la combi ne me soulèvent absolument pas. Elle est conçue pour les environnements zéro G, pas pour l’exploration planétaire.

Je finis donc par m’en débarrasser. Je serais plus à l’aise sans, pour me mouvoir. Tant pis pour les risques, ma mort est de toute façon déjà assurée si je ne répare pas ces moteurs.

J’inspecte minutieusement la coque, ne trouvant rien, je passe au peigne laser le moindre centimètre des jonctions en carbène et bakélite. Aucune anomalie.

C’est à ce moment-là que je me cale dans le cylindre de propulsion – qui ne risque pas de se rallumer tout seul – pour verser quelques sanglots d’angoisse.

Me voilà coincé sur ce caillou stérile sans même savoir comment c’est arrivé ni pourquoi je suis incapable de repartir.

Et en plus, j’ai faim.

Au moment où je pense cela, une délicieuse odeur de pain sorti du four envahit mes narines.

Ça y est, je débloque. La détresse me fait basculer dans la folie et les hallucinations.

Perdu pour perdu, je décide de me lever et de tenter de déterminer la provenance de cette fragrance incongrue. Avant de m’enfoncer dans le smog, j’ai heureusement la lucidité d’attacher le fil d’Ariane à ma ceinture. Faut croire que je ne suis pas encore complètement fêlé.

Je me dirige au hasard dans ce brouillard et ce silence. Silence ? Non, voilà que je me mets à distinguer un son, diffus. Je fais volteface pour retrouver la silhouette rassurante de mon vaisseau, mais elle a déjà disparu dans ce brouillard opaque.

Un frisson traverse mon épine dorsale et ma main se crispe sur le fil, dernier lien avant la bascule vers le néant et la folie.

À chaque nouveau pas dans l’inconnu, le son se fait plus distinct à mes oreilles. De la musique. Et de la musique familière de surcroît. Billie Holiday. Ma grand-mère écoutait ça. Sur Terre. C’était il y a si longtemps.

Hypnotisé et terrorisé, j’avance comme happé par les notes voluptueuses de jazz.

C’est là que je l’aperçois. Les contours d’une maison en pierres et aux armatures en bois apparentes. Une maison terrienne au milieu du rien. De chétifs rosiers tentent de grimper à l’assaut des murs usés, la petite allée de graviers blancs s’étire jusqu’à mes pieds et la porte ornée d’un hublot est ouverte en guise d’invitation.

Cette sensation de familier m’enveloppe à nouveau.

Le pain, le jazz, les rosiers malades… Je suis chez ma grand-mère. Dans sa maison du Maine. J’avais huit ans la dernière fois que j’y avais mis les pieds, avant que les parents ne prennent un ticket aller simple pour la station Kepler Six.

Je ne m’étais pas rendu compte que je pleurais avant de sentir des ruisseaux d’eau mouiller mes joues.

Je m’aventure à pas lents dans la maison. Je ne me demande pas à quels fantômes je risque de faire face une fois dedans. Je le saurais bien assez tôt.

L’intérieur est comme dans mes souvenirs. Petit salon en coupole arrondie. Un voilier miniature en suspension sur les poutres navigue dans l’air comme les vaisseaux spatiaux que je rêvais de piloter quand j’étais gosse. Les multiples cadres photo renvoient les sourires naïfs de ma fratrie ou du mari décédé de ma grand-mère. Les murs, entre peinture bleue et boiserie, me rappellent l’odeur estivale de la vase du lac dans lequel nous allions nous baigner derrière le jardin. L’antique ordinateur crache les ondulations mélancoliques de Strange Fruit et le pain chaud sorti du four trône sur le comptoir.

Mais il n’y a personne.

Mon regard se perd sur les multiples étagères débordantes de livres papier. Ma grand-mère aimait les collectionner. Cela lui rappelait sa jeunesse. Sur le bureau, je reconnais ma Madeleine de Proust. Un épais ouvrage dont la belle couverture rigide et ouvragée dévoile le dessin d’une majestueuse baleine blanche. Comme j’avais adoré Moby Dick et la fascination de ce capitaine pour des forces de la nature contre lesquels il n’était pas de taille à lutter !

Religieusement, je m’avance jusqu’à la relique. Mes doigts caressent avec ferveur le contour en relief de l’animal mythique. Ils n’osent pas ouvrir le livre, comme s’ils craignaient qu’il ne renferme bien plus qu’une simple histoire. Comme si le lire menaçait de bouleverser ma vision de l’univers à jamais.

Ce qui est vu ne peut s’oublier.

Seulement je n’ai pas le choix. Il ne s’agit plus de ma volonté propre, mais des forces qui animent ce souvenir trop réaliste. Elles veulent me dire quelque chose.

J’ouvre le livre et au lieu de caractères imprimés, c’est une déferlante de savoir qui m’inonde. Chacun de mes nerfs s’électrise, j’ai l’impression de sentir l’opaque brouillard de gris pénétrer la moindre de mes molécules, fusionner avec mon être.

Ce n’est pas douloureux. Juste perturbant.

Et extrêmement triste lorsque je comprends.

La planète est vivante. Telle une immense baleine, elle erre dans l’immensité galactique à la recherche de matière biologique à assimiler. Une fois les cellules digérées, elle ajoute ce qu’il persiste de conscience au sein d’un immense patrimoine de données. Plus qu’un phagocyte, un véritable musée archivant toutes ses rencontres au sein de l’infini univers. Je ne suis plus un, je suis un tout.

Un souffle dans mon dos me ramène au décor factice de la maison boisée. Je sais que cette présence n’en est pas tout à fait une, aussi je ne sursaute pas en découvrant l’image de Cosmo Girl lorsque je me retourne.

Sa combinaison est descendue jusqu’à son sternum, ce qui laisse juste entrevoir la rondeur de ses seins, murs comme d’énormes fruits, déborder du tissu synthétique. Ses cheveux roses sont relevés en demi-macarons, comme dans Galactic Pussycat, ma série préférée.

— Je suis mort ?

Elle me sourit malicieusement. Elle sait que je connais déjà la réponse. J'étais foutu au moment où mon vaisseau est entré dans l'attraction de cette planète. De cette créature.

— Ce n’est pas si mal, tu verras. On s’y habitue vite. Ici, tu peux faire vivre tout ce que tu imagines et même bien au-delà. Veux-tu que je te montre ?

Je devrais me rouler par terre, crier de désespoir et me lamenter au sujet de tous les exploits que je n’ai pas eu le temps d’accomplir. Mais il faut croire que l’assimilation m’a amputé de ces émotions négatives. La fusion avec ces milliers d’autres exo-consciences me force à relativiser sur ma situation. J’ai, en réalité, acquis une grande sagesse, en accéléré. Une sagesse qui se manifeste au travers de la combinaison de Cosmo Girl cette fois descendue jusqu’au pubis.

Sa silhouette gracile monte les escaliers. Ma fascination et mon anesthésie passagère m’obligent à me lever pour suivre la nymphe vers un nouvel horizon. Une tension me retient et tire ma ceinture. Le fil d’Ariane arrive au bout de sa longueur. Je médite pensivement sur le lien pendant encore quelques instants. Puis, je le détache.

J’imagine qu’il est temps de couper le cordon. Rien ne sert de retarder l’inéluctable.

Je monte à la suite de Cosmo Girl. Quand je la retrouve dans la chambre de ma grand-mère, elle a retiré sa combinaison. Alors j’oublie la tristesse et me plonge dans ce rêve doucereux. Sans réveil possible.

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