Chapitre Six

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La foule des étudiants se préparait. Les Buddhas, leurs familles, Dujom, Tashi et leurs parents étaient déjà tous dans le premier temple, le plus grand. Il pouvait accueillir huit mille personnes. Des écrans avaient été placés à l’extérieur pour que ceux qui n’auraient pas la possibilité de prendre place puissent tout de même assister à la cérémonie.

C’était le moment phare de l’année, l’anniversaire du Buddha. La cérémonie la plus importante avec Losar, le Nouvel An tibétain. Elle se déroulait dans le monde bouddhiste, entre avril et le début juin, suivant le calendrier lunaire. Seule N?land? avait ses propres dates pour la célébration. Elle était calculée, en accord avec Sa Sainteté le dalaï-lama, par Khampo et les sept Buddhas. Jamyang étant Sâkyamuni, ils connaissaient exactement, sa date de naissance, tout comme celle de sa mort. Cette journée était importante pour d’autres raisons. Maud serait présente, accompagnée par de nombreux pratiquants épiscopaliens de Buda. Une manière simple de remercier la communauté de N?land? et lama Khampo de leur avoir fourni une nouvelle église sous la forme du temple de Buda. En signe de fraternité et de communion, plusieurs des lamas de N?land? assisteraient à la première messe dite dans l’ancien temple.

La célébration dura presque quatre heures. La vie de Sâkyamuni fut racontée aux participants par Jamyang. Ensuite, il y eut un enseignement sur la voie du milieu, en tibétain le Lam Rim, suivi d’intervention des lamas enseignants de chacune des cinq écoles tibétaines présentes à N?land?. Enfin, une méditation, suivie de la dédicace des mérites, clôtura la prière. Plus tard, les différentes communautés d’étudiants se retrouveraient et fêteraient les 2571 ans après la venue du Buddha. Ce serait plus festif et plus humain. Il y aurait partage de nourriture entre tous les frères et sœurs de la communauté, des pétards et des cris de joie. Des danses, des jeux et une ambiance de grande fête. Les trois lamas passeraient dans chacun des groupes, mais de leurs côtés, ils avaient aussi un grand repas à préparer. Maud et ses fidèles dîneraient avec eux, et partageraient ce jour de grâce.

Ils se mirent tous à table. En plus des vingt-cinq places habituelles à la grande table devant la maison, avaient été rajoutées deux grandes tables sur tréteaux. Leurs étudiants les plus proches étaient présents, ainsi que toute leur famille. Soit près de soixante personnes. Bien sûr, c’était un repas végétarien, Lhamo, Jakli et tous les membres de leur communauté avaient abandonné la nourriture carnée peu après l’ouverture de N?land?. La présence du troupeau, en liberté totale, n’y était sûrement pas pour rien. Même eux, avait eu besoin de ce rappel de compassion pour abandonner la viande. Ils mangeaient cependant la viande de leurs bêtes mortes par accident ou vieillesse. Ça n’avait rien de morbide, autrefois au Tibet, on ne se nourrissait souvent que des bêtes mortes par accident, par exemple les yacks qui tombaient d’une falaise. De même, on offrait les corps humains aux vautours, alors ils retournaient aux éléments primordiaux, de l’air et de la terre. Heureusement, leur troupeau se portait bien, et ils n’avaient perdu qu’un taureau et trois vaches en quatre ans.

Après la salade, Maud qui était assise avec Phuntsok son mari, entre Lhamo et Jakli en face de Jamyang, Matilda, Ja, Sam et Drimey, annonça.

—   J’ai reçu un coup de fil de mon oncle ce matin.

Tous se regardèrent. Ils ne connaissaient pas la famille de Maud, pourtant si elle décidait d’en parler maintenant, ils devaient l’écouter.

—   Des mauvaises nouvelles ? – Questionna Jamyang.

—   Non, ni bonne ni mauvaise. C’est un vieil homme, il me fait souvent penser à Lama Khampo. Il est moine lui aussi, dans l’ordre des Franciscains. Il m’annonçait l’arrivée de deux hommes. Le premier est un peu son élève, comme vous le nommeriez. Il est frère Franciscain, lui aussi est prêtre. En fait, il est même le curé de leur paroisse. Le deuxième homme est un ami d’enfance du premier, lui est laïc, mais il souffre d’une maladie étrange. Je crois qu’ils aimeraient que vous l’aidiez.

—   Drimey exceptée, nous ne sommes pas réellement médecins, mais, s’ils viennent, nous les écouterons et les aiderons autant que possible. Malheureusement, le moment est très mal choisi, dans deux jours, arrivent les étudiants qui vont commencer leur cursus en septembre. Nous allons être très pris. Néanmoins, je promets que nous parlerons avec eux. D’où viennent-ils ?

—   Boulder dans le Colorado.

—   Nous recevons trois étudiants de Boulder cette année, peut-être arriveront ils ensemble. Je sais que tu as beaucoup de travail toi aussi. Mais pourrais-tu les accueillir à notre place quand ils arriveront ? – Demanda Drimey.

—   Aucun problème Maman, nous irons ensemble. – Affirma Phuntsok en souriant à son épouse.

****************

Au même instant, Paul et Steven s’étaient couchés et attendaient le sommeil un peu angoissé. Dans quelle aventure s’engageaient-ils ? À quoi ressembleraient ces moines ? Comment vivaient-ils, leurs journées ? Étaient-elles découpées en moment de prière comme chez eux, où était-ce totalement différent. Qui était cette jeune femme, morte et ressuscitée. Si Paul admettait la résurrection du fils de Dieu, quel était l’humain capable d’égaler le seigneur Jésus Christ ? Allions-nous voir l’arrivée sur terre de la fille de Dieu. Peut-être que le grand retour du seigneur se ferait sous une autre forme… Un corps féminin, pourquoi pas, il était logique qu’elles soient enfin reconnues comme l’égale des hommes.

Tseyang dormait chez son amie Cécile pour cette dernière nuit à Boulder. Ensuite, elle ne savait pas ce que la vie lui apporterait. Elle allait étudier pendant un minimum de trois ans, mais il était possible de continuer ses études pendant plus de dix ans si l’on était accepté et reconnu comme un futur maître potentiel. Alors, elle serait ordonnée et deviendrait une moniale, ou une Ngakpa. Dans le meilleur des cas, elle deviendrait un lama et enseignerait la voie à ses élèves. Tout cela n’était que supposition, elle ne se sentait pas capable d’enseigner. « C’est la raison pour laquelle, tu vas étudier à N?land? » lui répondit une petite voix dans sa tête. Elle grommela, se retourna sur le ventre, la tête enfoncée dans son oreiller.

À six heures, les deux hommes et Tseyang se retrouvèrent à la gare routière. Ils prirent un bus jusqu’à Denver, puis attendirent à la gare routière de Denver jusqu’à dix heures, moment de l’embarquement pour Chicago. C’était un bus express, ils arriveraient à Chicago en dix-sept heures. Cependant, une fois dans l’Illinois, le bus passait du statut express à celui de local. Ils pourraient par conséquent, s’arrêter à Kewanee, qui se trouvait à quelques miles, près de Buda.

Une fois leurs bagages embarqués, eux assis dans le bus, ils purent apprécier le confort des bus transcontinentaux américains. Les sièges étaient suffisamment espacés pour que l’on puisse tendre les jambes. Il y avait l’air conditionné, toujours trop froid, mais ils avaient pris des pulls avec eux. Lorsque le bus démarra, tout le monde s’installa confortablement. Tseyang et Steven étaient assis côte à côte, et Paul se trouvait derrière eux, assis près d’une vieille Dame. Elle était un peu sourde. Alors, tous apprirent très vite qu’elle se rendait chez sa fille à Lincoln dans le Nebraska. Paul fit la discussion avec elle pendant presque quatre heures, avant que la vieille femme ne s’endorme.

Tseyang lisait un livre dans une langue étrange, Steven ne reconnaissait pas les caractères.

—   Que lis-tu ? – Demanda-t-il.

—   La vie de Milarespa, un des plus grands saints du Tibet.

—   Quelle est cette langue ?

—   Du tibétain. L’écriture a été importée de l’Inde et les caractères sont inspirés du sanskrit. Voudriez-vous profiter de ce voyage pour apprendre l’alphabet ? Encore treize heures de voyage, ce n’est pas un moyen idiot de passer le temps. Qu’en pensez-vous ?

—   Avec plaisir. Je ne suis pas doué pour les langues, je ne parle qu’un peu le français. J’ai fait l’impasse sur l’espagnol.

Elle lui offrit un petit livre, décrivant l’alphabet, la prononciation de chacun des caractères et la manière de les écrire. Puis elle lui tendit un carnet et un crayon.

—   Allez-y lentement, il ne faut pas se presser. Répétez à voix basse chaque caractère, ensuite écrivez-les une dizaine de fois. Si vous avez la moindre question, n’hésitez pas. Je lis ce livre parque j’en suis dingue, mais je pourrais presque le réciter les yeux fermés.

Steven lui fit un signe de tête, et se concentra sur sa tâche. Il écrivit plus de trois heures, en répétant le mieux possible chacun des caractères. Le tibétain n’était pas une langue simple. Aux lettres principales se rajoutaient des suffixes et des préfixes, des suscrites et des souscrites. Ça demandait une grande concentration. Lorsqu’il décida d’arrêter, ils arrivaient à Kansas City, il était dix-neuf heures. C’était la pause dîner et le changement de chauffeur. C’était l’avantage et l’inconvénient des Bus transcontinentaux. Ils étaient rapides et ne s’arrêtaient que pour les repas, il y avait des toilettes à bord. Mais il était difficile de rouler des heures sans se dégourdir les jambes.

Ils descendirent tous les trois en même temps que les autres passagers. Le chauffeur annonça à tous les passagers. « Mesdames, Messieurs, je vous rappelle que nous repartons à 20 h 15 précise. Ceux qui ne se présenteront pas au départ ne seront pas attendus. » C’était toujours bon de le rappeler, le nombre de couillons se retrouvant sur un resto route, pendant que leurs bagages et leurs affaires voyageaient seules en Bus étaient toujours nombreux.

Tseyang, Paul et Steven mangèrent un hamburger, des frites, et burent un triple expresso. Le café américain avait la couleur de l’eau teintée et le goût d’un café dilué dans des litres d’eau minérale. L’expresso, même s’il ne valait pas le véritable expresso italien où Paul s’était rendu trois fois dans sa vie, avait plus le goût d’un authentique café.

Tseyang avait la main posée sur son livre qu’elle avait emmené. Steven lui emprunta. Il regarda un instant la couverture, et lui dit hésitant :

—   Mi la ras pa’i rnam thar… – Ce qui se traduisait par « La vie de Milarespa », mais ça, il ne le savait pas.

Tseyang le regarda avec des yeux ronds, Paul, lui, ne comprenait pas réellement ce qui était en train de se passer.

—   Vous êtes réellement une personne étonnante, Steven. Comment avez-vous pu lire ce titre ?

—   Vous m’avez appris à écrire et reconnaître les caractères. Ce n’était pas extraordinaire.

—   Vous ne vous rendez pas compte. Il faut généralement un à deux mois d’études pour être capable de lire ou écrire. Plusieurs années pour parler. Vous avez lu ça presque sans accent. C’est impossible…

—   Désolé, si je vous ai offensé, ça m’a paru facile.

—   Pourquoi serais-je offensée. Vous êtes simplement incroyable.

—   Oui, un véritable génie – ajouta Paul. – Malheureusement, notre ami a perdu tout espoir.

—   L’espoir reviendra, N?land? vous l’apportera, croyez-moi… – Rétorqua Tseyang.

Ils firent deux trois courses et remontèrent dans le bus. Celui-ci démarra un quart d’heure plus tard avec un nouveau chauffeur.

—   Si vous voulez dormir, vous avez un interrupteur pour éteindre les lumières au-dessus de vous. Si vous voulez regarder un film, vous avez de petits écrans devant vous, et un casque se trouve dans le vide-poche. Ne les volez pas, ils sont codés et ne fonctionnent que sur cette fréquence. Vous trouverez une petite télécommande près du casque. Choisissez votre film dans les menus et appuyez sur « Play ». – Expliqua gentiment le chauffeur. Le chauffeur précédent n’avait rien dit, pourtant beaucoup s’ennuyaient déjà une heure après le départ.

Paul choisit de regarder « Kundun ». En apprendre plus sur le bouddhisme ou le Tibet ne lui ferait aucun mal. Tseyang continua à lire son livre, Steven sortit une lettre de sa poche. Elle était l’un des deux seuls souvenirs qu’il avait de Théodora. Il l’avait reçu après son départ. Ses parents avaient pu l’éloigner et les séparer, mais ils n’avaient pas pu l’empêcher de lui écrire. Ce n’était pas réellement une lettre, mais un passage de Roméo et Juliet. La scène du balcon, puis la scène finale. « Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard de Roméo.) Ô heureux poignard ! Voici ton fourreau... (Elle se happe.) Rouille-toi là et laisse-moi mourir ! » Dès qu’il avait reçu cette lettre, Steven s’était rendu dans la ville d’expédition, mais il n’avait pas réussi à retrouver Théodora. Il n’avait plus reçu d’autres lettres, par la suite.

—   Que lis-tu ? – Demanda Tseyang. – Surpris, il commença à replier la lettre, puis finalement la tendit à la jeune femme. Il lui faudrait bien accepter un jour.

Tseyang prit la lettre et la lut plusieurs fois. Elle semblait soucieuse.

—   Qui est-elle, il n’y a ni nom ni adresse.

—   Mon amour de jeunesse. En fait le seul amour de ma vie. Elle s’appelle Théodora Mikaelis. Ses parents ne supportaient pas de voir leur fille dans les bras d’un Irlandais. Alors ils sont simplement partis dans une autre ville. Je n’ai jamais pu la retrouver. Pourtant, crois-moi, j’ai essayé.

—   Oui, les Grecs sont souvent des abrutis, je le sais, j’ai eu aussi pas mal de problèmes avec mes parents. Je crois que nous sommes liés quelque part. Je m’appelle Mikaelis et Théodora était ma tante.

—   Ta tante… et était… Veux-tu dire qu’elle n’est plus ?

—   Elle était la petite sœur de mon père. Je ne l’ai pas connu, elle est morte un an avant ma naissance.

—   Comment ?

—   Mes grands-parents avaient déménagé à New York. Elle a tenté de faire une fugue pour revenir à Boulder, mais ils l’ont retrouvé. Alors elle s’est suicidée… – Steven ne savait plus que dire. Apprendre ainsi, la mort de la seule personne qu’il n’ait jamais aimée était insoutenable.

—   Tu ne l’as pas connu ?

—   Non, elle est morte avant ma naissance. Pourtant je la connais. Son histoire, votre histoire, fait partie de celles que l’on se raconte de génération en génération dans une famille.

—   Incroyable, je ne sais quoi dire… Et tu as eu aussi des problèmes avec tes propres parents ?

—   Rien d’aussi grave. D’ailleurs, mon père a coupé les ponts avec ses parents après la mort de Théodora. Non, en ce qui me concerne, c’était plus des raisons religieuses. Pour eux, le Buddha n’est qu’un sauvage. Ils l’imaginent en pagne et dansant autour d’un feu comme les tributs Cherokee. Pourquoi allais-je adorer un païen alors que j’étais fille d’un dieu véritable ? Nous n’avons pas rompu. Je vois mes parents deux ou trois fois par an, mais jamais ils n’accepteront mon choix de vie.

—   Ne coupe jamais le contact avec eux. Même s’ils te tapent sur les nerfs, tu es eux et ils sont toi. Ils finiront par comprendre tes choix, sois-en persuadée.

—   Tout comme mes grands-parents ont compris votre choix et celui de Théodora ?

—   Ils n’en ont pas eu le temps. Mais la fautive est Théodora. Si elle avait eu confiance, alors elle aurait attendu. Moi aussi, j’ai quelquefois pensé à mettre fin à mes jours, mais je continuais d’espérer. Jamais je n’ai cessé.

Puis il se tût et se tourna vers la fenêtre. Il pourrait laisser ses larmes couler librement. Il disait la vérité, jamais il n’avait cessé d’espérer. Pourtant, aujourd’hui, tout était perdu, il ne la reverrait jamais, il ne savait même pas où elle reposait. Tseyang, releva l’accoudoir qui séparait leurs deux places, et posa sa tête contre son épaule.

—   C’est bien de pleurer, ça permet de tourner une page. Vous avez raison, se tuer pour un chagrin d’amour est stupide. Pourtant, j’ai vu son journal intime et elle ne parlait que de vous. De son amour, de ses espoirs et ses doutes. La prochaine fois que j’irai chez mes parents, je vous ramènerai ses journaux. Il y en a trois. Mais en attendant, tournez la page. Nos vies ne sont rien, toutes perdues dans l’illusion et la souffrance. Il faut oublier, se pardonner et aimer, toujours et à chaque instant. Alors le bonheur viendra. Le Buddha vous guidera, je le sais…

—   Tu ne crois pas en Jésus et dans l’église n’est-ce pas ?

—   Je pense que Jésus était un Buddha, un être éveillé et libéré de la souffrance et du Samsara. Le cycle des renaissances, la mort et la vie, suivie de la mort et de la vie. Mais sinon, je ne crois pas en l’infaillibilité du pape, ou le paradis. Non se serait trop simple. Cinquante ou cent ans de vie pour décider de notre avenir pour l’éternité ? Ce serait vraiment trop facile. Nous avons besoins de bien plus, pour atteindre la perfection.

—   Donc tu crois en la perfection ?

—   Bien sûr, c’est l’éveil, la condition du Buddha. Mais je pense qu’il faut des centaines ou milliers de vies pour atteindre cet état.

—   Merci, Tseyang, tes paroles sont douces et me font du bien. Ne m’en veut pas, mais je crois avoir besoin de dormir un peu.

—   Aucun problème, il est déjà très tard. Nous reparlerons demain, si tu es d’accord.

Il ne répondit pas et s’installa, le plus confortablement possible. Tseyang s’installant de son côté pour dormir. Le silence complet était tombé sur le bus. Le chauffeur conduisait, sans un mot. Et tout le monde dormait. Il était une heure du matin. Il y aurait un arrêt pour le petit déjeuner vers sept heures. Ils arriveraient à Kewanee vers neuf heures.

Ils se réveillèrent tous vers six heures trente, lorsque, Peter, leur chauffeur hurla dans le micro.

—   J’imagine que vous êtes tous affamés. C’est l’heure du Breakfast…

Paul se réveilla d’un bond et se rappela que la vieille dame, qui était, assît près de lui, était partie. Ils avaient dépassé Lincoln depuis bien longtemps. Elle l’avait embrassé sur le front avant de partir, comme elle l’aurait fait pour son petit-fils, puis elle avait murmuré : « Ne doutez jamais, mon Père. Marie est toujours avec vous ».

Tous se réveillèrent et ils étaient tous prêts à sortir, lorsque le bus s’arrêta à Davenport. Ils avaient déjà dû s’arrêter à Des moines et Iowa city. Encore une heure, ils seraient à Kewanee, à environ douze kilomètres de Buda et N?land?. Ils n’auraient plus qu’à trouver un bus ou un taxi et ils seraient rendus à destination.

Ils prirent leur petit déjeuner à moitié réveillé, et encore dans le brouillard. Puis ils remontèrent dans le bus pour leur dernière heure de route. Il était désormais à moitié vide. Tseyang remonta la file de sièges, jusqu’à leur chauffeur.

—   Passez-vous près de Buda ? – Demanda-t-elle timidement.

—   C’est un arrêt régulier depuis trois ans. Pourquoi ne pas avoir demandé lorsque vous avez acheté vos billets.

—   Nous ne savions pas. Buda est tellement petit sur la carte.

—   C’était vrai autrefois, mais N?land? est une véritable petite ville. Elle mérite un arrêt à son nom.

—   Pourriez-vous nous y déposer ?

—   Je ne sais pas… Vous avez des billets jusqu’à Kewanee. Il manque quelques miles.

—   S’il vous plaît…

—   Personne ne vous contrôlera, soyez prêts à débarquer quand je vous le dirais.

—   Merci Peter, vous êtes génial ! – S’exclama-t-elle.

Peter, le chauffeur, partit d’un grand rire. Tseyang vint se rasseoir. Le temps de vérifier leurs affaires, qu’ils n’avaient rien laissé traîner par terre : ils étaient arrivés à Buda. Ils descendirent du bus et récupérèrent leurs bagages. Ils ne se trouvaient pas dans Buda proprement dit, mais à l’entrée de N?land?. Un chorten marquait l’entrée avec des centaines de Lung ta[i] accrochés aux poteaux marquant l’entrée et reliée au chorten comme des guirlandes. Deux petites maisons marquaient la frontière entre le village de Buda et l’université. Il y avait aussi une barrière identique à celles se trouvant à l’entrée des champs.

Une jeune femme attendait près de la porte et les dévisageait. Elle avait la trentaine, avec de magnifiques yeux bleus et des cheveux très roux. Elle aurait pu être norvégienne, ou suédoise. À ses côtés se trouvait un lama tibétain, il souriait en lui tenant la main. Elle leur fit un signe et avança jusqu’à eux.

—   Bonjour, par le plus grand des hasards, est-ce que l’un d’entre vous se nommerait Paul et serait un père Franciscain.

—   Je suis Paul, voici mon ami Steven, ainsi que Tseyang qui commence ses études à N?land?.

—   Enchanté. – Dit-elle en leur serrant la main à chacun. – Je suis Maud, prêtre de Buda et nièce de votre prieur Joseph. – Elle montra le lama qui s’était approché avant d’ajouter. – Je vous présente Lama Phuntsok, mon mari. – Il leur serra la main. – N?land? est en pleine effervescence aujourd’hui. Les étudiants commencent à arriver. Mon oncle m’a prévenue de votre venu et Lhamo m’a demandée de bien vouloir vous guider. Nous voici donc. – Expliqua-t-elle en ouvrant une petite porte sur la droite de la barrière. Elle les invita à entrer.

Passé la porte, ils étaient dans N?land?. Devant une des deux maisons se trouvait une petite table et quatre personnes étaient assises autour, dégustant un thé tibétain. Deux étaient jeunes, entre dix-neuf et vingt-trois ans. Ils portaient des combinaisons, un peu dans le style des combinaisons de gymnastes. Elles étaient de couleur verte. Sur les jambes, les bras et le dos se trouvait une bande imprimée disant : « Service de Sécurité de N?land? ». Deux hommes plus âgés étaient attablés. L’un était habillé d’un costume noir, identique à ceux des Men in Black, l’autre était une montagne de muscle. Il ne semblait même pas les regarder. Tseyang ne put s’empêcher de rire. Au moins, les uniformes de la sécurité de N?land? étaient originaux, non pas la copie des uniformes de policier, qu’elle-même portait il y a encore trois jours.

—   Quelque chose de drôle, jeune fille. Nos tenues te font rire ? – Demanda Musclor. Il avait au moins soixante ans.

—   N’imaginez surtout pas cela. Au contraire, je les trouve originaux. J’étais moi aussi agent de sécurité à N?ropa, mais nos uniformes étaient identiques à ceux de la police. Les gens en général ont peur de la police. Ils n’osent pas venir leur demander des renseignements. J’imagine qu’ici c’est différent. – Expliqua-t-elle avec timidité. L’homme se leva en les regardant tous.

—   Attention à ce que tu dis petite fille. J’ai été Shériff trente ans. – À ce stade, Tseyang commençait à avoir peur. Si elle vexait dès la première minute le chef de la sécurité, sa vie n’allait pas être drôle. L’autre, l’homme en noir, les regardait en riant, mais n’ouvrit pas la bouche. – Mais, je dois avouer qu’en règle générale, ils ne pensent qu’à la loi, et seulement la loi. Nous autres préférons aider, résoudre les problèmes et, en dernier recours, punir si c’est nécessaire. Quant aux vêtements, je les ai choisis moi-même, alors défense de critiquer si tu veux que nous soyons de bons amis. – Elle hocha la tête en souriant – Je vais te garder à l’œil gamine. Je sens que tu ne sais pas reconnaître l’autorité. – Affirma-t-il d’une voix forte, mais avec des yeux rieurs.

—   Chef, vous n’aurez rien à craindre de moi. Cependant, j’aimerais postuler dans la sécurité.

—   Tes références ? – Demanda-t-il, surpris cette fois.

—   Kendo, Tir à l’arc zen, Judo et Karaté. Ceinture noire dans chaque disciple et mon entraînement vient directement des moines zen du Lotus aux mille pétales à Osaka.

Maud et Phuntsok observaient depuis le début, le sourire aux lèvres. Paul et Steven étaient quelque peu inquiets.

—   Wallace, tu me retardes. J’ai une messe à dire ce soir. De plus, je dois passer chez Stanislas pour lui porter la communion. Veux-tu bien te presser un peu ? En général, ce genre de discussion se règle très vite. Combats Tseyang, fais-lui mordre la poussière et nous repartirons. – Lança Maud à l’ancien Shériff. – Wallace, puisque c’était le nom du Chef de la sécurité. Il éclata de rire.

—   Tu as entendu le plus beau prêtre que cette ville n’ait jamais vu ? Qu’en dis-tu. Un combat, toi et moi. À main nue et sans blessure bien sûr. Le premier qui immobilise l’autre au sol à gagner. Si c’est moi, tu suivras Maud et Phuntsok et tu oublieras la sécurité. Ensuite, tu arrêteras de mentir. Prétendre avoir étudié à Osaka dans un temple japonais équivalent à Shaolin pour les Chinois est un peu exagéré. Si tu gagnes, alors tu deviendras membre de l’équipe de sécurité dès la rentrée de septembre, si ton lama l’accepte bien entendu.

Elle hésita, lança un regard à Steven, avec l’air de lui demander son avis. Mais il ne pouvait rien dire, il ne s’était jamais battu, et ignorait tout du passé de Tseyang. Les trois jeunes hommes commencèrent à rire. Pas le « Men in Black », il se contentait de suivre avec intérêt la scène.

—   Petite sœur, abandonne. Wallace te fait marcher. C’est un bizutage, pas trop méchant. Il veut juste te montrer qu’il est stupide de se vanter. C’est contraire aux vœux de novices que tu prendras bientôt. Wallace est un ancien catcheur et un ancien boxeur, tu n’y arriveras pas. Personne ne l’a jamais vaincu ! – Lui lança l’un des garçons.

—   Et alors ? – Demanda l’homme en noir. – La force n’est pas la seule chose à apprécier, petit. Wallace est vieux. Une jeune femme entraînée devrait en venir à bout rapidement.

Elle jeta un œil à l’inconnu en noir, puis examina Wallace. Il était habillé en civil. Un jeans, une chemise de bûcheron et des bottes. Elle-même était en jeans élastique, plus confortable pour voyager en bus, dormir et éventuellement se battre. Elle hocha la tête et cria à Wallace.

—   Pas de sang, pas de blessure, mais les coups sont autorisés. Le premier à être immobile sur le sol, ou incapable de se relever a perdu ! Nous sommes d’accord ?

Wallace fut le premier surpris. Avait-il sous-estimé cette gamine, était-elle réellement aussi forte ? Ou bien, était-elle cinglée ? Comment une gamine de cinquante kilos, pouvait-elle être d’accord pour affronter un homme de cent dix kilos, tout en muscle.

—   Non, si je te donne un coup tu vas partir à l’hôpital. Je refuse de te faire du mal. Je jouais, d’accord ? J’aime faire peur aux nouveaux arrivants. Ensuite, je les invite à prendre un thé et nous discutons tranquillement. – Expliqua-t-il, plaintif.

—   Regardez ! – Cria l’homme en noir. – Wallace se dégonfle. – Puis il éclata de rire, ce qui énerva Wallace au plus haut point.

—   Votre ami à raison, Monsieur. Vous m’avez provoqué. Vous avez presque insulté mon monastère. Et je le vénère. Ne craignez rien, vous ne me toucherez pas. Vous, par contre, vous aurez peut-être un peu mal.

Wallace ne répondit pas, enleva son blouson et se plaça dans la prairie. Tseyang fit de même. L’homme et la jeune femme étaient face à face. Steven remarqua que Tseyang était face au soleil. Il eut peur pour elle. Wallace avança rapidement et tenta de lui donner un coup de poing. Il visa l’épaule et sa force était mesurée. Tseyang s’arcbouta et releva le bas de son corps dans un flip-flap, en lui envoyant son pied dans le menton. Wallace en fut très énervé. Il sauta à plat ventre pour écraser Tseyang. En un dixième de seconde, elle roula sur le côté et lui donna un grand coup de coude dans le cou, puis passa sur lui. Le bras de Tseyang entoura le cou de Wallace et serra, pendant qu’elle enfonçait son doigt sur un point au niveau de l’omoplate. Wallace tenta de bouger, de se dégager, mais toute manœuvre était impossible, elle l’avait paralysé sur un simple point d’acupuncture. Il frappa le sol d’une main par trois fois et Tseyang le libéra. Il l’observa, sans avoir l’air d’y croire, puis se mit à rire. Il demanda :

—   J’imagine que dans une vraie lutte, tu n’aurais pas eu plus de difficulté ?

—   Dans une vraie lutte, j’aurais sûrement dû vous faire vraiment mal, je déteste ça. Cependant si des vies sont en jeux, je n’hésite jamais.

—   Tseyang, tu seras la bienvenue dans le service de sécurité de N?land? quand tu le voudras. Seulement si tes maîtres sont d’accord, c’est indispensable. – Répondit-il.

—   Alors, j’espère que nous pourrons discuter sans nous battre, autour d’un thé ?

—   Je vous verrais très prochainement. Suis Maud et Phuntsok, petite Tseyang. Que les cent mille Buddhas te protègent.

Elle lui fit une bise, salua ses nouveaux frères de N?land?. Ils étaient incapables de parler et se regardaient sans comprendre ce qui venait de se passer. Une jeune femme frêle venait de battre leur chef. L’homme en noir se leva de son siège et marcha vers elle. Il la salua à la manière tibétaine, puis lui tendit la main en ajoutant :

—   Je suis le lama John, je dirige la sécurité de N?land? sur ordre de notre présidente. Petite, nous devrons parler, il y a longtemps que je n’avais pas vu de telles prouesses. – Elle se contenta de rire.

—   Lama John, je suis venu ici pour étudier le Dharma, non pour être policier. Cependant, comme je l’ai proposé, je suis d’accord pour aider. – Il sourit et se rassit.

Alors, elle retourna près de Steven, Paul, Maud et Phuntsok.

—   Bravo, Tseyang. Tu viens de battre un record qui mériterait de figurer dans le Guinness Book. On peut y aller maintenant ? – Demanda Maud, mi-impatiente mi amusée.

—   Je suis prête ma mère.

—   Non, s’il te plaît. Tu as deux choix. Soit tu m’appelles Maud, soit tu m’appelles « Mon père ». En tant que prêtre, je représente le père sur terre. Par conséquent, c’est ainsi que me nomment mes ouailles. Cependant, tu n’es pas chrétienne, donc tu peux m’appeler Lama Daku. – Paul manqua de s’étrangler.

—   Vous êtes prêtre et Lama ? Comment est-ce possible.

—   Par la volonté des Buddhas et de Jésus, je pense. Mon histoire est compliquée, nous aurons peut-être l’occasion d’en parler un jour. Bien, si nous y allions ?

—   Comme vous le voudrez Maud. Nous vous suivons. – Termina Steven, qui ne voulait pas, connaissant son ami, s’engager sur une discussion théologique interminable.

Elle les emmena alors, dans un parking, où se trouvaient plusieurs petites voitures électriques, genre voiturettes de golf. Et un énorme 4X4, gris métallisé. Elle déverrouilla la voiture avec son bip, et ouvrit le coffre. Ils y placèrent leurs bagages et s’installèrent dans la voiture. Paul était devant près de Maud.

—   Nous nous connaissons n’est-ce pas ? – Lui demanda-t-il.

—   En effet Paul. Je suis toujours venue régulièrement voir mon oncle. Je logeais chez les Clarisses, mais je venais à la messe, souvent je partageais les repas avec vous. Je me souviens très bien de toi.

—   Je me souviens de toi. – Murmura-t-il à son tour.

—   Alors, quel est le problème ? – Demanda-t-elle en démarrant et en s’engageant sur le petit sentier qui menait au cœur de N?land?.

—   J’ai une question à te poser, Maud. Je dois dire ma messe chaque jour, comme tu le sais. Pourrais-tu m’aider sur ce point ? – Questionna Paul.

—   Frère Paul, dès que mon oncle Joseph m’a prévenu de votre arrivée, j’ai placé des annonces chez tous les commerçants de la ville. Elles disent simplement qu’un prêtre catholique dira la messe chaque jour à Buda. Qu’il assurera tous les services religieux, le temps de sa présence.

—   Fantastique – Cria Paul – Merci ma sœur. Comment nous organiserons-nous ? – L’interrogea-t-il.

—   Comme il te plaira. C’est à toi de voir. Soit nous disons nos messes séparément. Moi, puis toi. Ou bien nous la disons ensemble. La seule différence sera au niveau de l’eucharistie. Ne serait-ce pas le plus simple ? C’est à toi de voir Paul. J’ai choisi l’Église Épiscopalienne, car elle était la plus proche de l’Église catholique et me permettait de devenir prêtre. Nos sacrements sont les mêmes, nous ne sommes différents en rien. Si ce n’est que, chez les anglicans, je pouvais être prêtre, et non chez les catholiques.

—   C’était vraiment ta motivation pour te convertir ? – Interrogea Paul.

—   Qu’est-ce que tu crois ? Dans votre église, les femmes peuvent être saintes, elles peuvent être nonnes, mais, en aucun cas, elles ne peuvent être prêtres. Cite-moi un seul évangile ou Jésus dit : « Les femmes ne sont rien, elles ne sont pas dignes de me représenter ? » Répondit-elle, avec une pointe d’agacement.

—   Tous doux, ma sœur. Il ne me viendrait pas à l’esprit de te contrarier. J’essaie de comprendre. Je comprends ton envie. Je me rappelle de ma vocation. Cette force incompréhensible qui nous appelle. Je suis heureux de savoir que tu es un prêtre du seigneur, et l’une de mes sœurs. Cependant, cela détruit toutes nos croyances. L’infaillibilité du Pape. Comment pourrait-il se tromper ? – Murmura Paul.

—   Tu n’as encore rien compris, Frère Paul… Laisse tomber nous en parlerons plus tard…

Tous se turent, la voiture continua son trajet à une vitesse de cinq ou six kilomètres-heure. N?land? était très étrange pour un citadin. Il y avait des dizaines de baraquements. Des pavillons, mais aucune route aucun chemin. Les animaux, veaux, vaches, cochons ou chevaux se baladaient au milieu des constructions. Maud remarqua leurs interrogations et y répondit :

—   N?land? est un endroit protégé. Que ce soit pour les humains ou les animaux. Ceux qui parviennent en ce lieu sont sauvé, personne ne les prendra ou ne les tuera. Vous verrez qu’ici, tout est réellement différent. N?land?, pour moi, c’est le lieu de repos des anges.

—   Vous nous comparez à des anges Sœur Maud ? – Demanda Paul en riant.

—   Je savais depuis que je t’ai rencontré la toute première fois que tu n’étais pas un démon frère Paul. Un ange, je n’en suis pas sûre non plus. Mais vous êtes tous les trois bons, fidèles à vos engagements religieux, c’est tout ce qui compte. Vous aimerez N?land?, vous y serez comme chez vous !

Elle continua à rouler et personne ne lui répondit. Qu’auraient-ils pu lui répondre ? Ils continuèrent leur balade et arrivèrent dans un grand champ. Là, un grand nombre de religieux, certain portant une robe blanche, d’autre une robe rouge, comme le lama Jigmé ; étaient assis trois par trois et semblait s’affronter verbalement. Le premier lançait une phrase puis claquait des mains. Le suivant répondait en effectuant un moulinet du bras, le troisième continuait en parlant à son tour.

—   Que font-ils ? – Questionna Steven.

—   Ce sont des débats rhétoriques, portant sur la théologie et la philosophie. C’est un entraînement facultatif, ceux qui l’effectuent deviendront peut-être des Guéshé prochainement. C’est-à-dire des docteurs en théologie bouddhiste. – Répondit Phuntsok très décontracté. 

—   Si jeune ? C’est simplement fabuleux. – Lui dit Tseyang.

—   Oh, ils en ont encore pour deux ou trois ans d’étude avant de passer l’examen. Celui-ci se déroulera en présence des grands maîtres et de Sa Sainteté le dalaï-lama. – Reprit le lama. – Vos maîtres vous expliqueront tout. Ne vous en faites pas. Dépêchons-nous de nous rendre dans votre pavillon. Vos différents maîtres vous rencontreront dès demain. – Expliqua-t-il détendu.

—   Notre pavillon ? – Demandèrent Tseyang, et les deux hommes en même temps.

—   Oui, un pavillon, vous savez, des murs et un toit, avec plusieurs pièces au milieu. Chacun aura son espace, vous ne serez pas les uns sur les autres. – Leur annonça Maud comme si elle leur demandait combien de sucre ils voulaient dans leur café.

—   Ça paraît parfait. – Répliqua Tseyang.

—   C’est vraiment la réponse que j’espérais, car dans le cas contraire je n’avais aucune idée de ce que je devais faire… – Dit-elle en riant. Son mari continua.

—   Dans le cas où vous refuseriez votre pavillon, nous avons plusieurs granges pleines de foin, ou bien des studios dans les immeubles. Mais je doute que vous souhaitiez être séparés…

—   Vous avez raison, mon frère, nous préférerions être ensemble pour le moment. – Répondit Paul. – Tseyang pourra, certainement, nous apprendre beaucoup sur la vie que vous menez. Nous ne connaissons rien sur le bouddhisme.

Ils s’arrêtèrent devant un pavillon. Il semblait en plein centre du village. Un peu plus loin se trouvait le temple gigantesque. Bien plus grand que tous ceux qu’avait vus Tseyang dans sa vie. Un temple capable d’accueillir huit mille personnes. Tout autour se trouvaient des dizaines de pavillons identiques au leur. Maud se gara devant l’une des maisons. Elle n’avait rien de spécial, elle était proche du temple et plutôt isolée des autres. Cependant, elle semblait absolument neuve, comme si personne n’y avait jamais pénétré. Maud sortit une clef de sa poche et leur dit gentiment :

—   En général ici, personne ne ferme sa porte, mais il semble que ça rassure les nouveaux élèves.

Elle les laissa passer devant elle en souriant. Ils posèrent leurs valises dans l’entrée, et visitèrent la maison. Il y avait trois chambres et seulement deux utilisables. La première possédait un lit, king-size, immense. La seconde, deux lits jumeaux. La troisième était une chambre pour enfants, contenant un berceau et un lit pour enfant plus vieux. Ils s’étonnèrent tous les trois. Comment pouvait-on trouver des lits pour enfant, dans un monastère. Ils posèrent la question à Maud.

—   Il y a ici deux cents moines environ. Les autres sont des naljorpas ou des Ngakpa, des yogis. Ils n’ont pas prêté les vœux de chasteté. Vous croiserez des couples et des enfants partout.

Étudier en famille ? Surprenant, mais sympathique pensa Tseyang. Le Lhakang[ii] était magnifique, avec les statues de plusieurs Buddhas et Bodhisattvas, des bancs de méditation, et des coussins pour le même usage. C’était une question d’entraînement, les coussins servaient pour méditer dans la position du lotus, particulièrement difficile. Les bancs étaient utilisés par ceux qui n’en étaient pas capables. Au rez-de-chaussée, dans la plus grande chambre se trouvait une petite bibliothèque contenant des livres en Tibétain et en anglais. Un petit bureau, permettant à un étudiant de travailler, se trouvait dans le prolongement du salon.

—   Nous devons vous laisser. Nous avons du travail. Voici une lettre, des lamas Abbé, qui vous explique le fonctionnement de l’université. En cas de problème, je vous laisse ma carte de visite. Vous n’aurez qu’à m’appeler. Un téléphone se trouve dans le bureau. Il ne permet d’appeler que les numéros d’urgence, et ceux enregistrés au standard. Le mien en fait partie. Paul, voulez-vous m’accompagner ? Je vous montrerais l’église, vous pourrez essayer vos habits et je vous présenterais quelque un de nos frères catholiques. – Expliqua-t-elle minutieuse.

Il accepta et s’en alla avec Maud et Phuntsok. Après leur départ, Steven et Tseyang se regardèrent, avant de décider de lire la lettre que leur avait laissée Maud. C’était les indications d’usage. Heure des offices dans le temple. Nom des grands maîtres ainsi que leurs numéros de téléphone suivi du nom et du quartier de leur résidence. Au dos du papier se trouvait une carte de N?land? donnant tous les noms des différents secteurs ou quartier. L’université était gigantesque. Quarante kilomètres sur vingt. Le temple était le principal secteur de N?land?. Mais cinq autres quartiers existaient, chacun comprenant un temple, certes plus petit, mais assez grand pour recevoir trois mille fidèles. Ni Steven ni Tseyang ne connaissait le nombre d’inscrit à N?land?, mais il y avait assez de bâtiments et de pavillon pour recevoir environ seize mille personnes.

Une lettre accompagnait la documentation. Elle était écrite à la main d’une écriture très soignée. Elle disait : cher Paul, cher Steven, Chère Sœur Tseyang. Nous ne nous connaissons pas encore, mais j’ai déjà reçu un résumé de la part de Lama Jigmé et de Frère Joseph. Le monde est petit me direz-vous. C’est un fait, le monde est minuscule. Lama Jigmé est l’un de nos frères, enseignant de N?land? détaché auprès de N?ropa depuis deux ans. Joseph… ah, Joseph est particulier. Il est venu ici pour enquêter, après ma soi-disant résurrection. Il est un de ses hommes extraordinaires que l’on rencontre de temps à autre dans une vie. Un homme qui a consacré sa vie à son Dieu. Un homme empli de compassion. Un sage… Nous vous rencontrerons tous les trois, demain à neuf heures après l’office du matin. En attendant ce moment, nous prions pour vous, et vous souhaitons une bonne installation. – Signé Lhamo.

PS : – Le Post-scriptum était rédigé lui aussi à la main, mais par une personne différente. Il était écrit en Tibétain courant avec l’écriture umé, très difficile à lire pour les non-initiés. Tseyang eut beaucoup de mal pour la déchiffrer. – Petits frères, petite sœur. Le réfrigérateur a été rempli. Vous avez de quoi manger et préparer du thé ou le petit déjeuner. Néanmoins, je ne saurais que, trop, vous inviter à dîner dans le réfectoire ce soir. Vous ne pourrez le manquer. Un grand bâtiment à cent mètres du temple ressemblant à un réfectoire, original… Non ? La cantine est ouverte de dix-sept heures trente à vingt heures trente. Le dernier office a lieu à seize heures. Ainsi vous pourrez faire connaissance avec vos futurs confrères. J’ai hâte de vous rencontrer. Les Buddhas vous protègent ! – Signé Jakli.

Ils se dévisagèrent et éclatèrent de rire. Ce n’était pas moqueur, ce n’était rien, juste les nerfs qui lâchent un peu. L’un comme l’autre avait imaginé ce moment comme une nouvelle épreuve, ils étaient accueillis comme prince et princesse. Tseyang sourit à Steven et demanda :

—   Il reste plus d’une heure, avant l’office. Tu m’y accompagneras ? – Il lui sourit.

—   Je risque d’être un peu perdu. Je ne parle pas tibétain et je ne connais rien au Bouddhisme. – Répondit-il perplexe.

—   Je resterai près de toi, je le jure. Je traduirai au fur et à mesure, je t’expliquerai et tu comprendras. Tu n’as rien à craindre. Personne ne se moquera jamais de toi. Chercher à comprendre est synonyme de sagesse. – Il se contenta de sourire un peu plus, et se leva en lui tendant la main.

—   En attendant, si nous allions découvrir à quoi ressemble N?land? ? – Elle prit sa main et se dirigea vers la porte qu’elle ouvrit.

—   Une promenade, puis l’office. Tu me promets, tu ne te défiles pas ? – Murmura-t-elle.

—   À t’entendre, je pourrais croire que c’est toi qui as peur. – Elle hésita un instant.

—   Tu as raison. J’ai peur. N?land? est tellement différent de ce que j’attendais. Dans un monastère chrétien, on te prend en main tout de suite. Tu n’as pas le temps de te poser de questions. Ici, nous sommes entièrement libres. C’est normal, il n’est pas dans la nature du Buddha de pousser les disciples à s’engager. Ils doivent le faire lorsqu’ils sont prêts. Oui, j’ai un peu peur…

—   Tu ne te sens pas prête ? – Demanda-t-il en la fixant dans les yeux.

—   Si, je crois être prête. Marchons un peu, tu veux bien ?

Alors ils prirent le chemin opposé à celui de leurs arrivés. Il y avait des tas de constructions, Pavillons et petits immeubles. Rien d’imposant, des immeubles de cinq ou six étages, avec peut être trois appartements par étages. Et partout, l’herbe des prés, les animaux en libertés. Un frelon passa près d’eux, et Steven secoua son bras.

—   Arrête ! – Cria Tseyang. – Ne bouge plus.

Il ne bougea plus et attendit. Une piqûre de frelon était douloureuse, il n’avait aucune envie d’en tester une nouvelle. La dernière remontait à l’époque de l’enfance, il avait dû être emmené à l’hôpital tellement son bras avait enflé. Le frelon cessa de leur tourner autour. Il s’approcha de son visage et il ne bougea pas d’un poil. Puis, l’animal les laissa et s’envola vers d’autres horizons.

—   Merci. – Murmura-t-il. Elle se contenta de rire.

—   Pas de quoi. Ces animaux n’attaquent que lorsqu’ils se sentent agressés. Il suffit de rester très calme.

—   Tu as appris ça où ? À N?ropa.

—   La vie nous l’apprend. Celui qui aime n’a rien à craindre. C’est une simple vérité. – Répondit-elle souriante. – Steven soupira.

—   Je n’aime pas ces bestioles. J’ai été piqué une fois et j’ai dégusté. Tout le monde craint les guêpes, araignées ou frelons, c’est la nature humaine ! – Dit-il.

—   Tout le monde a peur de souffrir, pourtant nous souffrons à chaque instant de la vie. L’amour et la compassion sont les seuls remèdes. Ne crains aucun être, aime-les tous, ta vie sera soulagée de toute souffrance.

—   Tu es sérieuse, n’est-ce pas ?

—   Oh, je le suis sans aucun doute. Passe près d’un champ de frelon en gesticulant, ils te piqueront jusqu’à la mort. Passe en ayant l’air de rien, l’esprit calme et tranquille, alors ils ne te toucheront pas.  

—   J’admire ta foi. J’espère que tu m’apprendras. – Lui susurra-t-il.

—   J’essaierai, crois-moi. Le Buddha t’a placé sur ma route et tu as besoin d’aide. Je te l’offrirai, sans compter… – Puis elle regarda au loin et lui cria. – Viens, allons par là.

Alors, il l’a suivi sans discuter, il y avait de moins en moins de constructions. Plus de pavillons, deux trois bâtiments et rien d’autre. Tseyang se mit à courir, Steven la suivit en soufflant. Heureusement, il n’avait jamais été fumeur, mais il avait l’allure d’un « gros sac de graisse » comme le disaient souvent les gamins dans les rues de Boulder. Il n’était pas réellement gros, à peine cinq kilos de plus que son IMC. Il n’était même pas en surpoids. Mais son apathie, sa tendance à ne pas réagir en faisait un gibier de choix pour tous les petits loubards de la ville.

—   Tu n’as pas l’air en paix avec toi-même… – Lui dit doucement Tseyang, comme si elle avait parlé de la météo.

—   Je ne suis plus en paix avec moi-même depuis que j’ai eu ma toute première absence. Ce n’est pas dramatique.

—   Bien sûr que ça l’est ! Où te crois-tu ? Tu es ici dans le lieu qui va t’apporter la guérison. Les plus grands maîtres y vivent. Qu’imagines-tu ? Ils vont s’occuper de toi, tu seras un homme neuf. – Expliqua-t-elle.

—   Tu le crois vraiment ? OK, je te fais confiance, mais sois mon guide. Je n’écouterai les lamas de N?land? que si tu m’y autorises. – Elle éclata de rire.

—   Tu me demandes de me substituer à des maîtres qui ont mille fois plus d’expérience que moi ? – Devant son visage, elle arrêta de rire et n’insista pas.

—   D’accord Steven Onnen. Tu aurais pu être mon oncle. Ton histoire m’intéresse, ta vie m’intéresse. Je te fais le serment que jamais je ne te laisserais tomber tant que tu n’auras pas retrouvé ta mémoire. Cela te suffit-il ou dois-je en rajouter une couche – termina-t-elle en riant.

—   Ça suffira, tu sais vraiment casser une ambiance. – Lui répondit-il.

Alors elle lui prit la main et l’entraîna derrière elle jusqu’à un petit lac, devant un petit bois. Plusieurs bovins buvaient l’eau du lac. Ils s’assirent au bord de l’eau. Tseyang regardait l’horizon et Steven regardait le visage de Tseyang. Il se décida à lui demander :

—   Pourquoi nous as-tu aidées, Paul et moi. Je veux bien croire que tu n’avais d’autres choix. Mais après nous avoir laissées à l’infirmerie. Pourquoi nous avoir attendus, pourquoi nous avoir raccompagnés ?

—   Je ne sais pas véritablement. J’ai vu quelque chose en toi. Je le vois encore. Je devais vous aider. – Dit-elle avec timidité.

—   Je vois aussi quelque chose en toi. Je ne sais pas ce que c’est. Une lumière étrange qui semble te suivre…

—   Tais-toi ! Je ne suis personne, tu n’es pas grand-chose non plus. Je veux t’aider, je ne cherche pas à devenir ta petite amie. – Répondit-elle avec vigueur.

—   Tseyang, me prends-tu pour ce type d’homme ? Je n’attends rien de toi. J’apprécie ton aide et ta gentillesse, mais c’est tout. Demande-moi de partir, je disparaîtrais immédiatement. Je refuse que ma présence te mette mal à l’aise pour tes études ou la suite de ton existence. – Lui dit-il timidement. Il ne savait comment se comporter face à elle. Il n’avait aimé qu’une femme dans sa vie, Théodora. A priori la tante de Tseyang. Que pouvait-il dire ou faire ?

—   Laisse tomber, je cherche à diriger sans arrêt la vie des gens que j’aime. Ne fais plus attention à moi ! – S’exclama-t-elle.

—   Les gens que tu aimes ? – Demanda-t-il rempli de doute. Elle se mit à rougir, c’était simplement charmant. Steven sentit son cœur accélérer.

—   Ne fais pas attention, je ne t’aime pas. En fait, à cet instant j’aimerais te haïr. Tu es un homme sympathique, Steven, je souhaite t’aider. Ne vois rien de plus que de la compassion pure.

—   Compassion ? Ça me va. Je n’espérais rien de plus. – Il se tut un instant et lui montra du doigt un oiseau prenant son envol. – Regarde cet oiseau, c’est un aigle royal. Un animal fantastique. Sais-tu qu’il vit en couple pendant une vie entière ? Il est capable de s’attaquer à un loup. Et son envergure est parmi les plus grandes de l’espèce. Jusqu’à trois mètres dans certains cas… – Lui dit-il au comble de l’excitation.

—   Tu sembles bien les connaître. Comment as-tu fait ?

—   Aucun apprentissage réel, juste beaucoup d’observation et plein d’amour. Je faisais partie d’un club ornithologique quand j’étais jeune. J’y allais chaque week-end et pendant les vacances. C’est là-bas que j’ai connu Théodora, par exemple.

—   Théodora aimait les oiseaux ? – Demanda-t-elle anxieuse.

—   Elle les adorait. L’espèce qu’elle préférait était les colombes. Elle connaissait tout à leur sujet.

—   J’adore aussi les colombes, symboles de la paix et de l’amour. Je pense que Théodora et moi avions de nombreux points communs…

—   Je m’en rends compte d’heure en heure. Tu peux en être fière. Théodora était une personne hors du commun. – Elle se contenta de rire.

—   Je te crois. Tu l’aimais, moi, je ne serais jamais qu’un second rôle.

—   Que veux-tu dire ? – Questionna-t-il soudain comme si quelque chose l’avait froissé. Son ton refléta son trouble, alors Tseyang se reprit.

—   Rien ! je te l’assure. Vous autres, mâle dominant êtes si susceptible…

Ça aurait pu passer chez un autre, mais pas chez Steven. La manière dont Tseyang parlait des colombes, la manière dont elle le rabrouait sans cesse, était si proche de la manière de faire, qu’utilisait Théodora. La tante et la nièce ne s’étaient jamais connues, pourtant elles se ressemblaient comme deux sœurs. Ils firent demi-tour et se dirigèrent vers le temple. L’office commencerait dans une heure. Ils firent le tour de l’édifice et tournèrent les rouleaux de prières, dans le sens des aiguilles d’une montre, comme il se doit, en récitant le mantra de Tchènrézi : « Om Mani Pémé Hung ».

—   Qu’est-ce que ça veut dire ? – Demanda Steven.

—   Bonne question, jeune homme. – Lança un homme qui se tenait derrière eux.

Il portait la robe rouge des moines et était accompagné d’un jeune garçon et d’une jeune fille de treize ou quatorze ans. Tseyang connaissait l’homme et les enfants. Elle les avait vus le jour de l’inauguration de l’université. Le moine se nommait Lingpa Lodrö Khampo et était l’émanation du Boddhisattva Manjusri. L’enfant était la réincarnation du chef de son école, l’école de la voie blanche, dont son maître lama Jigmé faisait partie. Il s’appelait Dujom Jhampa Gyatso Donsel et était une autre émanation de Manjusri. Elle ne connaissait pas la jeune fille.

—   Vous serez certainement bientôt mes étudiants, alors que veut dire le mantra de Tchènrézi ? Une petite idée. – Demanda Khampo Rimpotché. Tseyang décida de tenter sa chance.

—   Ce mantra est très souvent traduit par « le joyau dans le lotus ». Néanmoins, après des recherches sur les sources sanskrites et tibétaines, il apparaît que c’est une traduction fantaisiste et sans fondement. Cependant, chaque syllabe possède un sens caché et une couleur. Par exemple Om, représente la générosité, permet de lutter contre le poison de l’orgueil, sa couleur est blanche et il appartient au monde des Dieux…

—   Hung ? – Questionna Khampo.

—   C’est le discernement, il contre la haine. Sa couleur est bleu nuit, ou noir. Il appartient au monde des enfers. On note aussi le dicton suivant qui est un moyen mnémotechnique pour se souvenir des significations des syllabes : « om adoucit les tribulations du peuple ; ma apaise les angoisses des lamas ; ne soulage les chagrins et les afflictions des hommes ; pe diminue les douleurs des animaux ; hung enfin tempère les souffrances et les peines des damnés. » 

—   Simplement parfait ! J’imagine que tu pourrais me donner l’explication pour les autres syllabes ?

—   Oui Rimpotché, le voulez-vous ?

—   Non, je te crois. En quelle année es-tu ?

—   Je pense que je rentrerai en première année. Je n’ai pas encore rencontré mes professeurs.

—   Je vous rencontrerai tous les deux après l’office. Nous dînerons ensemble et nous parlerons. Ensuite, je donnerais mon avis sur tes compétences à Lhamo, Drimey, Matilda, Jakli, Sam, Ja et Jamyang.

—   Je suis désolé, Rimpotché, mais je ne suis pas étudiant. – Expliqua Steven.

—   Je n’en suis pas sûr, aussi longtemps que tu vivras, tu seras un étudiant. Viens dîner avec ton amie, tu ne nous déranges en rien.

Ils se mirent d’accord sur le lieu où ils se retrouveraient après l’office, et se séparèrent. Les professeurs et les moines rentraient les premiers dans le temple, ensuite les élèves suivaient. Étant nouveau, et non encore habitué aux pratiques se déroulant à N?land?. Ils décidèrent d’attendre pour entrer les derniers. Cela ne se passa pas ainsi. Paul, Maud et Phuntsok apparurent. Maud portait un chougu blanc de Naljorma, identique à ceux des yogis bouddhistes. Une différence d’importance toutefois, sur son cœur se trouvait la broderie du poisson Ichtus, symbole des premiers chrétiens, de plus, une croix était accrochée sur son mala.

—   Vous assister aux différents offices Maud ? – Demanda Steven.

—   Étant un Lama, il me semble normal d’y assister. Je m’occupe aussi des chrétiens qui viennent faire un stage dans le monastère. – Expliqua-t-elle.

—   Je ne comprends pas bien. Dans quel but viennent-ils ici ?

—   Pour affermir leur foi, comprendre le bouddhisme et améliorer leurs techniques de prière. Ils apprennent Shiné et quelquefois Samâdhi de manière à méditer et prier plus efficacement de retour chez eux. Le pape Paul Dominique, l’archevêque anglican et les autres représentants chrétiens sont venus passer une semaine de méditation ici. Ils ont particulièrement apprécié la méditation analytique.

À la suite de Maud et Phuntsok, qui alla s’asseoir au premier rang près des grands maîtres, ils passèrent à leur tour les portes du temple et se figèrent. Il était gigantesque, et presque plein. Devant l’autel, face à la foule des fidèles se trouvaient les Tülku et les principaux maîtres. Ils étaient une trentaine. Au milieu de la ligne se trouvait, Lhamo, Jakli, Matilda, Drimey et Jamyang, plus deux femmes que Tseyang ne connaissait pas. Ce devait être Sam et Ja, dont on leur avait parlé à plusieurs reprises. Puis les lamas Khampo, Dujom, Tashi et deux autres enfants. Plus bien d’autres qu’ils ne connaissaient pas encore. Au milieu de la salle se trouvaient les moines et maîtres portant la robe rouge. Ils étaient au moins trois cents. Autour des moines en robe rouge, se trouvait les Naljorpas et Naljormas en robe blanche, les novices des deux ordres, qu’ils soient Yogis ou futurs moines. Enfin, à l’arrière du temple se tenait le reste des pratiquants dans leurs habits laïques. Un fin couloir traçait une ligne jusqu’à l’autel.

Maud les emmena jusqu’au premier rang, et les fit asseoir sur un banc de méditation, face aux sept Buddhas. Comme si ils avaient été attendus, les prières commencèrent dès qu’ils furent assis. L’office dura une heure quinze, et se termina par la dédicace des mérites. Quelques personnes se levèrent, Lhamo prit un micro.

—   S’il vous plaît, cinq minutes de votre temps… – Tout le monde se rassit. Elle ajouta. – Tseyang, Paul et Steven, venez près de moi s’il vous plaît. – Timidement, ils s’approchèrent de l’émanation de Maitreya. Alors elle reprit la parole. – Je vous présente Tseyang, votre sœur qui sera désormais étudiante ici à plein temps. À ses côtés se trouve le père catholique Paul, qui est aussi un moine Franciscain. Et enfin, son ami Steven qui vient faire une retraite chez nous. Comme toujours, même si je sais que cette demande n’a pas lieu d’être, je réclame que vous les traitiez comme s’ils étaient des Buddhas pleinement éveillés, et je ne veux voir aucun prosélytisme.

Dès qu’elle eut terminé, tout le monde se dressa dans la salle, et récita par trois fois. « Om Tare Tuttare Ture Sv?h? » qui était le mantra adressé aux T?r?s. C’est-à-dire Lhamo, Ja, Jakli, Sam et Drimey, fille de la présidente Vanessa Donsel et maman de Dujom. Une petite cloche tinta et tout le monde sortit. Lhamo leur fit signe d’attendre. Une fois la salle vide, ce qui alla assez vite malgré le nombre de participants, les lamas vinrent les rejoindre. Khampo souriait, il toucha le bras de Steven.

—   Ainsi c’est vous ? – Demanda-t-il.

—   Je n’imaginais pas être si connu. C’est moi, mais je ne suis personne. – Répondit Steven.

—   Humm. – fit Khampo en réfléchissant. – Seuls deux types de personnes répondraient ainsi. Les premiers, ce sont des gens incapables de s’assumer, se dévalorisant, et peu sûrs d’eux. Les seconds sont de grands maîtres. Lequel des deux es-tu ? Ne réponds pas, tu me diras que tu es « le premier ». Je n’en crois rien. Je vous attends chez nous dans une demi-heure, accompagné, bien sûr, par Paul, Maud et Phuntsok. – Ensuite, les lamas quittèrent le temple.

Lhamo les observait. Jakli parlait dans l’oreille de Jamyang en riant. Peut-être se moquait-elle d’eux, mais Steven n’y croyait pas. En quoi être un moine, ou un grand maître empêchait-il d’avoir des anecdotes drôles à raconter.

—   Tu as raison, elle rit de toi. Rien de méchant, je te rassure. Elle trouve que tu es habillé bien chaudement pour le climat. Il fait très chaud en été par ici. Ensuite, tu portes des chaussures de marche un peu lourde, ça ne t’aidera en rien et tu seras mal à l’aise. Ici, nous enlevons et mettons nos chaussures sans arrêt. Regarde les miennes et tu comprendras. – Lui murmura Matilda.

Alors elle leva son pied. S’y trouvait des sandalettes identiques aux chaussures de plage, on les mettait et les enlevait en deux secondes. Tous les autres lamas étaient comme elle.

—   Je suis désolé, vous ne devez pas savoir qui je suis. Il m’arrive de marcher des heures sans même en être conscient. Sans ces grosses chaussures, je me serais déjà blessé et entaillé en risquant la gangrène.

—   À qui crois-tu être en train de parler ? Je sais qui tu es et je sais ce que tu viens faire ici. Nous t’aiderons, sois-en sûr. Mais détends-toi. Porte des sandales. Vous allez porter le chougu vous aussi, vous serez plus confortable. Demain, nous parlerons et nous commencerons à t’aider. Pour le moment, lama Khampo vous attend, alors ne ratez pas ce moment. Pour Tseyang, c’est un examen de passage, pour vous deux, Paul et Steven, c’est simplement une bonne soirée. Vous aurez un mot de nous demain pour la suite des évènements. – lui dit Sam, encore inconnue d’eux, mais elle était visiblement très importante dans l’université monastique.

Ils remercièrent les maîtres, et quittèrent le temple. Ils ne savaient où se rendre. Phuntsok se contenta de sourire, en leur indiquant une vieille ferme à cinquante mètres de là. Ils marchèrent lentement, sans se presser.

—   Nous ne sommes pas en ville. Sinon, j’aurais amené un dessert ou quoi que ce soit. Je n’aime pas arriver les mains vides. – Ronchonna Tseyang. Maud lui montra deux bâtiments.

—   Le premier est le réfectoire. Végétarien, mais très varié, au moins dix plats, ou dix menus différents. Le second, c’est le mini supermarché. On y trouve même un peu de viande. Les invités, chrétiens, par exemple, en mangent. Si Paul ou Steven ont besoin de mousse à raser, c’est là qu’il faut aller. – Puis elle ajouta – mais nous n’irons pas maintenant. Lama Khampo sait que vous venez d’arriver, il ne serait pas content si vous perdiez du temps à faire les courses. De plus, vous n’avez pas encore vos cartes d’identité, c’est indispensable pour s’approvisionner.

—   Carte d’identité ? – Demanda Paul.

—   Oui, chaque membre de N?land? en reçoit une. Elles sont utiles pour tout. En cas de contrôles, bien sûr. Il arrive que des personnes de l’extérieur pénètrent l’enceinte, pas toujours avec de bonnes intentions. – Elle ne leur parla, cependant pas, du « Dragon noir ». – La carte prouve son appartenance à l’université. Pour conduire une de ses petites voitures électriques, il faut insérer sa carte dans le tableau de bord pour démarrer. Enfin, pour faire des achats. Par définition, le Buddha fournis tout ce qui est utile à ses enfants. Alors, la majorité des produits est gratuit. Mais avec quelques limites tout de même. Les achats effectués sont enregistrés sur la puce de ta carte, donc, si tu achètes dix packs de savon par jour, il y a un problème. De même, tu ne peux acheter des produits frais pour vingt personnes chaque jour. De petites habitudes à prendre. Vous vous y ferez très bien… – Expliqua Maud.

—   Non, jamais je ne m’habituerai à faire mes achats sans payer, c’est inconcevable. – Rétorqua Tseyang. Maud éclata de rire.

—   N?land? fonctionne ainsi. Tu devras t’y faire ou partir.

—   Mais comment font-ils ? Loger et nourrir 10 000 personnes, entretenir les constructions, c’est simplement incompréhensible ! – S’exclama Steven.

—   Je ne suis pas qualifié pour te répondre. Tu en parleras avec des gens plus compétents que moi. Ah, nous arrivons.

Ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la ferme. Un superbe cheval s’approcha d’eux, il était totalement blanc. Magnifique et d’une race que Steven n’avait jamais vue. Fin et élancé. Il le caressa doucement et le cheval ne s’enfuit pas. Steven eut une impression étrange, comme s’il était entré dans la conscience de l’animal. Celui-ci s’ennuyait et ne voyait pas assez souvent son propriétaire et ses amis. Il appartenait à Jakli, ses amis étaient Dharma et Bichette ou Buffy. Il secoua la tête, et murmura à l’animal. « Je vais essayer de t’aider. » Ce qui lui valut en retour un hennissement, puis le cheval parti au galop.

La porte de la ferme s’ouvrit. Dujom, Tashi, Khampo Rimpotché et une femme simplement magnifique les attendaient.

—   Je vous présente Dujom et Tashi, deux de nos petits Buddhas. – Puis il attrapa la main de la femme. Si Khampo semblait avoir une petite quarantaine, elle en paraissait trente. – Voici mon épouse, Chimé. Elle et moi, nous vous enseignerons une partie de vos pratiques dans la tradition Nyingmapa. – Tseyang, qui avait déjà vu Lama Khampo le jour de l’attentat contre Lhamo, ne le reconnaissait plus.

—   Pardonnez-moi, Maître. Êtes-vous le frère, ou le fils du vieux maître Khampo que j’ai aperçu en 2011 ? – Khampo et sa femme éclatèrent de rire.

—   Je suis le seul Lama Khampo. Je te semble jeune ? C’est simple, l’amour fait des miracles. – Dit-il, sans arrêter de rire.

Dujom vint vers eux en courant. Il donna la main à Steven sans hésiter un seul instant. Steven, lui, par contre, hésita. Ce gamin de treize ans était adorable, mais c’était déjà un grand maître. Que devait-il faire ? Se prosterner, s’agenouiller, lui faire une bise… Alors le gamin lui tendit les bras, et il le prit comme il aurait porté n’importe quel enfant. « Laissez venir à moi les petits enfants. » Avait dit son maître, deux mille ans plus tôt.

—   Ton prénom est Dujom, n’est-ce pas ? Je ne veux pas le prononcer mal. – L’enfant hocha la tête en souriant.

—   Tu le prononces comme un vrai tibétain. – Répliqua le gamin.

—   Je suis certain que l’on va être de super bon copain. À une époque, j’étais le roi des histoires. Même les adultes venaient pour m’écouter les raconter. – Lui dit Steven.

—   Moi, je veux que tu me racontes toutes les histoires sur Jésus et les apôtres. Saint François aussi, il était un Buddha pleinement éveillé. – Steven fût surpris, mais répondit :

—   Je suis certain que ces histoires te plairont beaucoup. Mais je veux l’autorisation de tes lamas.

—   Si ce n’est que ça… Tu as notre autorisation. – lui dit lama Khampo – Comment peux-tu imaginer que nous refusions de laisser Dujom ou Tashi découvrir la vie de grands Buddhas, qu’il ne connaît pas ? Drimey, sa maman est d’accord. Nos trois prieurs sont d’accord. Alors nous sommes d’accord. La vie n’a de sens que lorsqu’elle est basée sur le partage. Raconter la vie de Jésus ou Saint François à Dujom est source d’ouverture sur les autres croyances. Tu ne lui raconteras pas la vie de Charles Manson n’est-ce pas ? – Steven déglutit.

—   Cherchez-vous à m’insulter ? Cet homme est le fils de Satan. Je ne parlerai de lui à personne. Et encore moins à un enfant. – Khampo éclata de rire.

—   Tu es chatouilleux, Frère Steven. Je te pardonne. Je plaisantais simplement. Je connais ton éthique, tu ne serais pas ici dans le cas contraire. Entrez et soyez les bienvenus. Le repas vous attend.

Ils remercièrent lama Khampo et Lama Chimé de leur accueil. Puis ils entrèrent dans la maison. C’était la ferme traditionnelle de l’ouest américain. Une superbe cheminée, une table immense et près de seize chaises autour. Un petit salon dans le prolongement de la salle à manger et une grande cuisine de l’autre côté du couloir de l’entrée. Il y avait un ou deux étages, Steven n’avait pas fait attention. Khampo leur montra la table.

—   Asseyez-vous, je vous en prie… – Steven et Paul s’assirent, mais Tseyang se dressa.

—   Nous pouvons sans aucun doute vous aider ?

—   Je pense que cela doit pouvoir se faire. Soyez gentille, apportez la salade sur la table.

Maud et Phuntsok allèrent, aussitôt, rejoindre Tseyang et Chimé. Les deux hommes se retrouvèrent comme deux ronds de flanc. Steven avait honte de ne pas s’être proposé. Paul avait honte de ne même pas y avoir pensé.

Ensuite, le repas débuta par un apéritif totalement pur et sans alcool. C’est-à-dire une citronnade. Le citron étant un fruit miraculeux, luttant contre la tension, l’obésité, fluidifiant le sang et tant d’autres choses, ce n’était qu’une bénédiction. Après cela vinrent la salade, puis un rôti de soja au tofu et haricots verts. Tseyang discuta longuement avec Lama Khampo et Phuntsok, aidés par les deux enfants. Ils semblaient, de temps à autre, en connaître plus que leurs maîtres. Elle termina ses explications sur le mantra de Tchènrézi. Dujom et Tashi plaisantèrent sur l’impermanence et la renaissance, qui, par leur magie, avaient fait de leur fille, leur seconde maman. Puis, scrutant le visage effaré de leurs invités, il se contenta de rire et d’ajouter :

—   Ne vous inquiétez pas pour moi. Je le sais, parce que tout le monde le sait. Néanmoins, à part un souvenir de temps à autre qui remonte en moi. Je suis Dujom et elle est Tashi. Nous avons juste un père, six mères et des tas de grands-parents. Nos vies sont absolument normales.

Ils rirent tous sans, forcément, comprendre ce qu’il voulait dire. Avoir un père et six mères, n’avait rien de normal dans ce monde. Ensuite, lama Khampo passa au sujet important. Les études de Tseyang et le niveau où elle serait admise. Ils parlèrent des six yogas de N?ropa, des Ngöndros et de Samâdhi. Paul et Steven ne comprenaient rien à cette conversation ni aux termes utilisés. Maud et Phuntsok traduisirent gentiment leur expliquant à voix basse ce qu’était les six yogas de N?ropa, les exercices préliminaires où la grande méditation et le calme de l’esprit. Ils comprirent alors que Tseyang pratiquait chaque jour un des yogas de N?ropa, le yoga de Tounmo, la chaleur interne. Ceci devait l’amener à l’état de béatitude, mais elle n’y arrivait pas.

—   Depuis combien de temps pratiques-tu Tounmo. – lui demanda maître Khampo.

—   Dès que j’ai eu terminé la pratique des Ngöndros, lama Jigmé m’a enseigné Tounmo. Les Ngöndros ont duré à peu près deux ans, donc j’ai commencé Tounmo il y a six mois. – Répondit-elle. Chimé pouffa.

—   Je crois que tu dois effacer de ton esprit le poison de l’impatience. Réaliser les Ngöndros en deux ans, c’est déjà très bien. Tu as fait les 555 555 pratiques ? – Elle acquiesça. – J’ai vu des miracles dans ma vie. Des étudiants accomplir parfaitement les six yogas de N?ropa en trois jours. Mais comme je viens de le dire, c’est miraculeux. D’autres réalisent pleinement Tounmo dans un temps allant de deux ans à six ans. Où en es-tu de ta pratique ? As-tu réalisé la langue de feu vivante ? – La questionna-t-elle.

—   J’ai atteint plusieurs fois Samâdhi, mais je ne peux dépasser ce stade. La béatitude me semble impossible à atteindre… – Répondit-elle, réellement déçue.

—   Alors, tu es presque arrivée. La béatitude découle de Samâdhi. Si Samâdhi est éphémère, c’est qu’elle n’est pas réelle. Tu pars en vacance avant la rentrée, ou tu restes avec nous ?

—   Non, je n’ai rien prévu. Je pensais pratiquer tout l’été, et progresser.

—   Bonne approche, petite Tseyang. Tu vas faire ainsi, et je serais ton lama. Je te promets que tu réaliseras Tounmo avant la rentrée. – Lui dit Khampo.

—   Merci Maître. – Répondit-elle en lui prenant la main et en la serrant.

—   Ouch. Tu es forte, dis-moi. Une dernière question. As-tu un amoureux ? – Elle observa tout le monde, avant de répondre.

—   Maître, c’est ma vie privée. Je préférerais que nous en parlions en tête à tête.

—   Non ! Tu n’es plus une petite fille, mais une Naljorma. Réponds à mes questions ou rentre chez toi. De qui as-tu peur ? Maud est des nôtres, elle ne parlera jamais de cette rencontre. Phuntsok est l’un de tes maîtres. Paul est moine, je lui fais confiance. Steven… Il n’est qu’un nouvel élève, et un élève qui trahit ses maîtres, noircit son karma et ne guérira jamais. – Lança-t-il. Steven crut bon d’intervenir.

—   Si tu le veux, Tseyang, je sors dehors. Je vais regarder les étoiles avec Dujom et Tashi. Ils seront sûrement heureux.

Dujom et Tashi étaient déjà devant la porte. Ils se rendirent dehors dans le champ devant la maison et regardèrent les étoiles bien visibles dans ce ciel clair. Il ne faisait pas encore vraiment nuit, mais il montra aux deux grands enfants toutes les constellations visibles en leur expliquant ce qu’elles étaient. Pendant ce temps-là, Khampo et Tseyang parlèrent pendant une demi-heure. Steven n’entendit rien, et par la suite ne chercha pas à savoir. Au bout d’un très long moment, Chimé ouvrit la porte et leur demanda de rentrer. Elle fit un bisou à Dujom et Tashi en leur demandant d’aller prendre une douche et mettre leur pyjama. Les deux enfants embrassèrent Steven.

—   Merci Steven, tu serais un professeur génial toi aussi. On se reverra, nous passerons une journée complète ensemble. Je ne connais toujours pas l’histoire de Jésus et de Saint-François. – Il leur rendit leurs baisers.

—   Je vous le promets. Je vous raconterai toutes ses histoires. Allez vite vous coucher maintenant, petits Buddhas.

Les deux enfants lui sourirent et montèrent les escaliers en riant. Steven regagna sa place, un malaise régnait dans la pièce. Il n’aurait pu dire comment ou pourquoi. Un thé au beurre était posé devant chacune des assiettes. Il regarda Paul et demanda :

—   Tout va bien ?

Paul hésita, puis lui sourit.

—   Bien sûr, pourquoi n’irais-je pas bien ? Il est simplement tard, la messe est de bonne heure demain. Maud a prévenu tout le monde que je dirai la première messe à sept heures. Je ne veux pas être en retard. – Termina-t-il en riant.

Son rire était faux et il mentait. Mais pourquoi ? Qu’avait pu dire Tseyang pendant son absence ? Steven avait beau l’observer, la dévisager, il ne trouvait rien à lui reprocher. Il l’a trouvait simplement parfaite.

Le repas se termina. Et tous se saluèrent. Lama Khampo puis Lama Chimé les enlacèrent les uns après les autres, en leur souhaitant un bon séjour. Ensuite, ils rentrèrent chez eux. Maud et Phuntsok les raccompagnèrent jusque devant leur maison, puis, après les avoir salués, ils reprirent leur voiturette et rentrèrent chez eux. Eux trois, pénétrèrent dans le pavillon et se mirent à l’aise. Les chougus étaient posés sur la table basse avec un petit mot. Celui de Paul et Steven portait un Ichtus sur le cœur. Celui de Tseyang n’en avait pas. Paul leur fit un petit signe de main.

—   Je m’installe dans la chambre avec les lits jumeaux. Steven me rejoindra. Moi, je me couche, je ne tiendrais pas une demi-heure de plus. – Leur dit-il.

—   Non Paul. Steven a besoin d’être surveillé. Laisse-moi le GPS et couche-toi. Je le surveillerai cette nuit. – Rétorqua Tseyang.

—   Après ce que tu as avoué tout à l’heure ? Non, je n’y tiens pas. – Répliqua-t-il.

—   Tu te fous de moi Paul ? Je n’ai rien dit ! Tu sais pertinemment que jamais je ne profiterai de la faiblesse de quelqu’un, qui qu’il soit. – Cria-t-elle presque.

—   Pardonne-moi Tseyang. J’aurais dû me taire, la fatigue m’aveugle. Arrangez-vous comme vous le souhaiterez. Je vais dormir un peu.

Steven se demanda ce qu’avait bien pu avouer Tseyang. Mangeait-elle les hommes qui avaient passé la quarantaine, lors de son breakfast ? Ça ne semblait pas important. Il était dix heures, les étoiles luisaient, ils étaient tous les deux bien réveillés.

—   Allons regarder les étoiles. – Suggéra Steven.

—   Vraiment ? C’est ce que tu veux.

—   Pourquoi pas ? On se prépare un thé et on s’installe devant la table de la terrasse. La nuit est magnifique, je n’ai pas vu ça depuis des années. – Lui dit-il.

—   Pas de problème. Tu veux un thé normal ou un Bod Cha ?

—   Un Bod Cha sera parfait. Tu devras m’apprendre à le préparer. J’aime beaucoup ça.

—   Je t’apprendrai, compte sur moi.

Alors, Tseyang montra à Steven comment se préparait le thé au beurre. Un quart d’heure plus tard, ils étaient sur la terrasse, avec deux tasses et une théière remplie. Ils s’installèrent devant la table. Tseyang leur servit leurs deux tasses. Steven regarda le ciel. Les étoiles luisaient. Comme dans un ciel immaculé de toute population, ce qui n’était pas le cas à moins de cent cinquante kilomètres de trois villes immenses. Il lui montra la Grande Ourse, les gémeaux, le lynx et la Petite Ourse. Elle s’émerveilla.

—   Malheureusement, tu ne verras pas la chevelure de Théodora ce soir. – Lui dit-il.

—   Ça existe ? – Demanda-t-elle. Il se contenta de rire.

—   Non, c’est la chevelure de Bérénice. Mais je l’avais nommé ainsi lorsque nous l’observions avec ta tante. Je l’aimais vraiment, tu sais. – Dit-il en pleurant.

—   Je sais ! – Répondit-elle d’une manière franche et nette. – Tu aimeras à nouveau, j’en suis sûre.

—   Je voudrais tant pouvoir te croire. – Répondit-il.

Elle ne répondit pas et ils rentrèrent. Au moment où ils passaient la porte, Steven la prit dans ses bras, et déposa un baiser sur sa joue.

—   Qu’est-ce que tu fais ? – Demanda Tseyang soudain en colère.

—   Je voulais juste te remercier. Tu m’as aidé depuis notre rencontre. Je me sens bien en ta compagnie alors que ça ne m’est plus arrivé depuis des années. Merci me semble banal, ainsi c’est plus clair. Je tiens à toi Tseyang.

—   Qu’as-tu entendu de ma conversation avec lama Khampo ?

—   Rien ! Je te le jure.

—   Parfait. Nous allons dormir dans le même lit, pour ton bien. Si jamais tu me touches, tu goûteras des saveurs que tu n’as jamais connu et que Wallace ignore complètement. Tu me comprends Steven Onnen ? Je t’éclaterai la tronche comme ça ne t’est encore jamais arrivé ! – Grogna-t-elle de manière sauvage, avant de rentrer dans le pavillon sans se retourner.

Steven resta un instant sur le pas de la porte, sans comprendre. Il n’avait rien fait. Juste une bise, comme il en avait offert de nombreuses fois à des amis, homme ou femme. Il ne savait pas ce que Tseyang avait raconté à Lama Khampo, Chimé, Phuntsok, Paul ou Maud. Pourtant ça devait être un secret terrible pour qu’elle réagisse avec autant de violence. Il rentra dans le pavillon et monta à l’étage prendre son pyjama, ses affaires de toilettes et rentra dans la douche. De nouveau, il entendit un hurlement.

—   Bon Dieu Steven ! Tu ne peux pas attendre que je sois sortie. – Claironna Tseyang. Cette fois-ci, Steven s’énerva un peu.

—   Arrête de hurler ! Tu vas réveiller Paul. Il n’est pour rien dans ce cirque. Personne ne t’a jamais appris à fermer le verrou avant de prendre ta douche ou d’aller aux toilettes ?

—   Attends dans la chambre, ou le salon. Je te préviens dès que la douche est libre. Pardonne-moi s’il te plaît. – Il accepta.

Il descendit ensuite dans le salon et feuilleta les livres de la bibliothèque, il avait besoin de se calmer, et surtout de laisser tomber cette érection qui lui avait pris, lorsqu’il avait vu, Tseyang nue sous la douche. Elle était une copie conforme de Théodora. Il alluma la télévision et zappa sur les différentes chaînes, mais N?land? n’en recevait aucune. Il était possible de voir des centaines de films présents sur un serveur, mais les chaînes nationales n’étaient pas disponibles. Il entendit bientôt Tseyang sortir de la douche, et il s’y rendit immédiatement. Il se doucha en dix minutes, et se rendit directement dans la chambre. Il frappa trois fois, très doucement. Tseyang lui cria d’entrer. Ce qu’il fit sans attendre. Dès que la porte fut ouverte, il murmura :

—   Tseyang, je ne sais pas qu’elles sont les raisons de ton agressivité. Si ma présence te dérange, ce n’est pas un problème je coucherai dans la chambre de Paul. Ce ne sera pas une première fois. Par contre, je refuse de me faire hurler dessus toutes les cinq minutes sans même savoir pourquoi. – Elle soupira.

—   Tu as raison Steven. C’est moi qui ai proposé que nous partagions cette chambre. Et depuis je me comporte comme une folle. Permet moi de garder mon secret encore un moment, je tacherai de ne pas crier au loup sans raison. Tu n’as rien à te reprocher, je suis la seule fautive. Ça te va ?

—   Je ne suis pas certain que ce soit des excuses, mais, en admettant qu’elles le soient, elles sont acceptées.

Elle grommela, se tourna de son côté, et Steven après s’être couché, fit de même. Néanmoins, son animosité n’avait rien à voir avec l’état de Steven et ses absences. Elle avait pris soin de fermer la porte de la chambre à clef. Le GPS capable de suivre Steven à la trace était sous son oreiller. Elle aurait souhaité lui avouer ce qui l’a rendait aussi ronchon, mais elle ne le pouvait pas. Du moins sans perdre la face. Ils s’endormirent très vite.


 



[i] Lung-Ta : (Cheval du vent.) Dans le bouddhisme tibétain, c’est une créature mythique, parfois représentée sur des drapeaux de prières aux côtés des quatre animaux symbolisant les quatre points cardinaux : garuda, dragon, tigre et lion des neiges

[ii] Lhakang : Chapelle.

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