Chapitre XXXII

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Zigzaguant au début de son périple mais moins à la fin, Ferdinand parvint aux portes du quartier Ilnéen, véritable forteresse improvisée. Ce réduit de la basse ville faisait à bien des égards penser au chemin de la charité. Aucune voie n’était pavée, les toits en bois mouillé pourrissaient sur place et même le temple peinait à tenir sur ses fondations. Cet empilement de poutres et de branches avait été construit à la va vite, il y a deux décennies, puis on avait vendu le tout à prix d’or aux désespérés qui venaient de perdre leur île. Les riches passèrent au rang de pauvres, les pauvres à celui de nourriture pour poisson.

Et encore, la triste description de leur nouvelle patrie ne valait que lorsque tout allait bien. Aujourd’hui, chaque chemin était barré de chaises, de lits et de tables. On avait arraché des pans entiers des toits pour renforcer les barricades et des pierres attendaient à chaque fenêtre qu’on les jette sur les assaillants. Cloués sur les murs des masures périphériques, on trouvait en guise d’avertissement, les corps de quelques Orniens ayant eu le malheur d’intégrer le voisinage des Ilnéens. On comprenait rapidement qu’ils en conservaient d’autres sur leurs arrières afin de dissuader leurs compatriotes de tenter un assaut. Enfin, des braseros flambaient à la vue de tous comme pour rappeler la menace de l’incendie à venir en cas de nouvelle attaque. Torches à la main les émeutiers attendaient de pied ferme leurs ennemis. La flamme de leur chevelure se confondait avec celle de leur flambeau. Ils se battraient pour leur nouvelle patrie, aussi minable soit-elle, et avec d’autant plus d’ardeur qu’ils n’affronteraient pas l’océan cette fois-ci.

Face à eux, soldats et citoyens ruminaient. « Capturer des innocents, en assassiner une partie et menacer de tout brûler… Les porcs sont plus humains qu’eux. » Les combattants bouffaient leurs épées de ne pas pouvoir intervenir. En ces instant, ils les auraient tous massacré, femmes et enfants compris, sans hésiter. Cette engeance maudite n’avait pas sa place sur cette île ni nul par en ce monde. Des démons qui ne prenaient même pas la peine de cacher leur infernale toison.

Monsieur interrompit les assiégeants dans l’affutage de leur haine. Un individu aussi bien habillé jurait avec la crasse ambiante et on n’avait pas besoin de s’attarder sur son visage pour comprendre sa fonction et sa place dans la hiérarchie. D’instinct, les hommes se soumirent à celui qui arborait une parure plus chère que leur maison.

— Monsieur, lui adressa respectueusement un officier.

— Rejoignez mon escorte, je vais négocier.

— Négocier avec ces crapules ? Sauf votre respect, vous…

— Cesse de discuter et obéis. Trouve-moi un fanion blanc au passage. Je ne tiens pas à ce qu’on m’accueille par une lapidation en règle.

— À vos ordres !

Feintant l’assurance autant pour ses troupes que pour celles d’en face, Ferdinand s’avança jusqu’au premier retranchement, frontière entre deux peuples au sein d’une seule cité.

— Un pas de plus et on vous abat !

— Inutile d’en arriver là. Je me nomme Ferdinand Laffont et je viens négocier avec vous. Si vous tenez à me tuer…

Il glapit à ces mots.

— Si vous tenez à me tuer, attendez que je vous aie transmis mon message.

— Tu crois qu’on va faire confiance à une crapule d’Ornien ?

— Je ne vous demande pas de me croire, en revanche, constatez que vous ne prenez aucun risque. Je ne suis pas armé, je me présente seul et, dans le pire des cas, vous gagnerez un otage supplémentaire. Vous n’encourez pas le moindre danger avec moi. Trouvez-vous que j’ai l’allure d’un guerrier ?

L’Ilnéen hésita. Il tritura sa grosse barbe rousse avec l’air de celui qui se sent investi de responsabilités, d’une mission, d’une destinée. Il s’imaginait déjà les statues qu’on ferait de lui, des années après sa mort, jugeant avec sagesse et distance ce vil Ornien se présentant à lui. On nommerait cette épisode la Clémence de Volodia. Plutôt la Grandeur en fait. Non, non, non, la Clémence sonnait définitivement mieux. On raconterait ce comte aux enfants et sa légende deviendrait un mythe. Il incarnerait à lui seul la sagesse et la noblesse de son peuple. Qui aurait un jour cru cela d’un vulgaire monte-la-garde ? Pendant un instant, il redevint le personnage important d’avant le cataclysme. Dans un élan de théâtralisation, il discuta du haut de son petit muret avec ses confrères pouilleux et pouilleuses et feignit de débattre des implications d’un tel choix. La mascarade s’éternisa une longue minute durant laquelle il trépigna de rendre sa décision. Sa patience se consuma plus vite qu’un brin de paille et, n’en pouvant plus d’attendre, il écarta les réticences, ignora les critiques et prit prétexte du premier signe d’accord mal assuré d’un de ses pairs pour accepter de laisser entrer l’ennemi en toge. Son aplomb bâillonna toute résistance.

— Avancez-vous et remerciez les dieux que le mot hospitalité conserve davantage de valeur dans notre bouche que dans la vôtre, déclama-t-il sans trop bafouiller.

« Quelle armée de paysans », se moqua intérieurement le diplomate en découvrant l’ost équipé de bâtons moisis et de couteaux rouillés. Ridicules mais pas inoffensifs. Sur leurs arrières une foule de mères, d’enfants et de vieillards Orniens tremblaient et accompagnaient de leurs regards celui qu’ils prenaient pour leur sauveur. On avait déjà exécuté les hommes visiblement. On le balada à travers la boue et le crottin jusqu’à une bicoque aux fondations bancales, sorte de palais locale. Une pichenette l’aurait ébranlée, un soufflet faite s’effondrer. Une odeur de merde et d’urine empestait chaque recoin. L’ambassadeur se boucha le nez sans parvenir à cacher son dégoût.

— Bah alors ? On n’aime pas ce qu’on sent ? Pas géniales les baraques que vous nous avez refilées, hein ? se moqua son garde du corps, toujours persuadé que chacune de ses phrases resterait gravée dans le marbre de l’Histoire. Et encore, on se trouve dans l’endroit le moins dégueu du coin, notre place de la Monnaie à nous. On l’a baptisé le carrefour des Saveurs si vous voulez tout savoir.

— Vous n’avez pas usurpé votre réputation de poète, répondit Ferdinand sans animosité aucune.

Ne sachant s’il se moquait ou s’il le complimentait, le héros en haillon se contenta de se taire. L’émissaire avait gagné sa première manche, dommage qu’il s’agît de l’échauffement. Il pénétra dans la bâtisse, craignant à chaque pas et à chaque grincement qu’elle ne s’effondre sur lui. À l’intérieur, une pénombre poussiéreuse régnait, péniblement combattue par la lueur d’une unique bougie dont l’éclat se réfléchissait sur chaque particule de saleté, créant un halo pâle, presque fantomatique. L’existence de cette flammèche inquiétait d’ailleurs davantage Ferdinand que l’ambiance lugubre du lieu et il se prit à remercier le Bleu pour les monceaux de pluie qu’il avait déversés, rendant la cassine moins prompte à s’embraser. Ses yeux s’habituèrent petit à petit à l’éclairage du lieu. Il distingua pour commencer deux silhouettes assises l’une à côté de l’autre. Une femme et un homme. La dame se révélait plutôt âgée tandis que son conjoint arborait une allure plus jeune. En plissant les yeux, il remarqua que, malgré ses sept voire huit décennies bien tassées, la maîtresse de masure conservait des reflets rouges dans sa chevelure blanche. Jusque dans la plus extrême vieillesse, ses traits d’Ilnéenne refusaient la retraite que le temps leur proposait. Ils s’accrochaient à sa crinière comme l’émanation la plus pure et la plus indiscutable de son identité véritable. Pour ces gens-là, perdre ces rousseurs équivalait à se perdre soi-même.

— Qui nous amènes-tu, Volodia ? questionna froidement l’octogénaire, brisant aussitôt l’assurance du jeune présomptueux.

Il s’imaginait statufié, il se retrouva pétrifié.

— Euh… Je pensais… Il demandait à parlementer.

— Va-t’en, conclut agacée la doyenne en lui adressant un geste dédaigneux de la main.

Tête basse, le sous fifre s’exécuta. Monsieur Laffont n’en menait pas large non plus. Jamais il n’aurait imaginé qu’une ancêtre comme elle puisse dégager une telle aura, un tel charisme et une telle autorité. Qu’il se retrouve confronté à une présence si pesante qu’elle en devenait presque palpable défiait déjà toutes les probabilités, mais qu’elle se trouvât en plus au milieu de ce tas de branches et de gravas frisait l’impossible. Il hésita sur la marche à suivre avant de se résoudre à ne rien changer. Il avait investi jusqu’à son corps dans cette entreprise, il ne pouvait plus reculer.

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