Jeudi 7 janvier en matinée. Quartier espagnol.

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En entrant dans le quartier espagnol, le chaland laissait derrière lui les larges avenues et les espaces verts du quartier Beauregard pour les ruelles étroites et tortueuses des districts populaires. Les bâtiments massifs de l'administration faisaient alors place aux maisons de ville aux façades étroites et colorées, si serrées les unes aux autres que l'on n'oserait en déraciner une sous peine de les faire s'écrouler toutes; à la manière d'un jeu de dominos titanesque.

S'il tenait son nom de la communauté hispanique qui y avait élu domicile, le lieu accueillait aussi une population cosmopolite, mêlant européens de petite condition et d'origines diverses aux nègres émancipés. C'était l'endroit où l'on vivait et où l'on sortait, le quartier des marchés, des tavernes, de la vie. D'ordinaire, l'inspecteur-adjoint aimait y flâner en soirée, on y trouvait un rhum correct, des filles à la cuisse légère et des musiciens de génie. Mais en ce jeudi matin, les fêtards avaient depuis longtemps déserté les rues, occupées pour l'heure par un marché hebdomadaire que le jeune policier et son supérieur peinaient à traverser.

— Encore heureux qu'on ait pas pris le coche, maugréa Aubrac en se frayant un passage au travers d'un groupe compact aglutiné autour d'un automate démonstrateur occupé à vanter les mérites d'un épluche légumes.

Dumont n'avait rien pu tirer de très concrèt de ses contacts à Québec. Tout au plus avait-il appris que la Commissaire Divisionnaire Bobette Van Der Steen était couverte par un ordre de mission officiel et, fait inhabituel, par un passeport diplomatique. Elle était entrée en Nouvelle France via Montréal, en provenance de Paris, le vingt décembre, soit moins de deux semaines avant le meurtre, et avait loué les services d'un aérostier privé. Le plan de vol avait confirmé deux visites de la Commissaire au pénitencier de la Nouvelle-Orléans, les vingt-neuf et trente-et-un décembre. L'engin était amarré depuis une semaine à l'aérogare Marquis de Montcalm, qui tenait son nom du glorieux vainqueur de la bataille des plaines d'Abraham, à Québec.

À mesure qu'ils s'éloignaient vers la grande périphérie, les rues se faisaient moins animées. Celle dans laquelle ils finirent par s'engager était presque déserte. Ils n'y croisèrent que trois enfants hilares et deux chiens décharnés. Leurs pas les menèrent à une construction d'aspect hétéroclite, coincée entre deux maisons à l'allure abandonnée. La cabane, car c'était d'une cabane qu'il s'agissait, n'était que planches, clouées les unes sur les autres sans la moindre considération esthétique. Les fenêtres aux carreaux brisés et sales, les traînées brunâtres qui filaient depuis le toit jusqu'au sol, la chaise bancale adossée à la façade, tout respirait la misère et la crasse. Sur la porte, à hauteur d'homme, deux yeux jaunes semblaient fixer le visiteur d'un regard fatigué. Ce fût lorsqu'ils atteignirent l'huis que les deux policiers reconnurent les insignes de colonel de l'armée royale. Les épaulettes étaient grossièrement mais fermement clouées au beau milieu de la porte. Quel officier était donc venu se perdre jusque dans ce trou pourri ? À moins qu'ils aient sous les yeux le produit de quelque meurte ou larcin perpétré dans ce quartier oublié de tous.

Il n'y avait ni heurtoir, ni chaînette. Aussi Dumont martela-t-il la porte, juste entre les deux parures. Elle s'enfonçat sous ses coups. Ils pénétrèrent à l'intérieur.

Personne.

Le rez-de-chaussée ne comprenait manifestement qu'une seule pièce. Un sol en terre battue, une longue table en bois épais, patinée par le temps, quatre chaises dont l'une ne semblait plus pouvoir soutenir quoi que ce soit, un poële rouillé. Aubrac tendit la main. Il était froid. Une odeur entêtante de renfermé, mêlée à celle de la fumée froide, imprégnait les lieux. Les murs étaient couverts d'étagères,croulant sous un indesciptible fatras de boites et de bocaux. La lumière que filtraient les carreaux sales et les rideaux jaunis rendait leur exploration laborieuse. Dumont s'approcha, s'empara d'un bocal.

— Merde.

— C'est quoi ? fit Aubrac.

Le jeune policier lui tendit le récipient. Dans un liquide jaunâtre, une grenouille morte depuis belle lurette les fixait de ses yeux grands ouverts.

— Un crapaud, corrigea l'Inspecteur Principal.

Il ouvrit le couvercle, huma le contenu.

— Du formol.

Dumont soulevait les bocaux et les boites, ouvrait les couvercles l'un après l'autre, fronçant les sourcis, s'interdisant par moments de respirer.

— Y a de tout, lança-t-il. Un bout de serpent ici. Des dents de crocodile. Des potions. On dirait des trucs de sorcière.

Aubrac huma le flacon qu'il lui tendait.

— Ou de guérisseuse. C'est de la lavande.

— Y en a d'autres, bien moins sympathiques, ajouta son subordonné en fronçant le nez.

Dans le fond de la pièce, une échelle menait à l'étage. D'un signe de tête, Gilbert Aubrac ordonna à Dumont d'aller y jeter un oeil puis repris son exploration. Bientôt, au-dessus de sa tête, le plafond grinça sous le poids du jeune policier. Il ne fallut que quelques instants pour que sa voix résonne.

— Patron, vous devriez venir voir.

A contre-coeur, Dumont gravit l'échelle branlante. Il pesta, maudissant son arthrose et son embonpoint, se rétablit avec difficulté. Ils se tenaient manifestement dans ce qui devait servir de chambre, la paillase miteuse qui occupait le coin sous l'unique fenêtre en témoignait. Mais c'était le coin de la pièce que son coéquipier lui indiquait. Un petit autel couvert de bougies pour la plupart aux trois quart consummées disparaissait presqu'entèrement sous une gangue de cire informe. Suspendue entre deux candélabres, une poupée de chiffons, grossièrement façonnée, était attachée en croix par les bras et les jambes. Quelqu'un avait transpercé le torse et le ventre du jouet - si tant était qu'il en fut un - au moyen d'une dizaine d'aiguilles acérées. Il y avait quelque chose d'à la fois obscène et pathétique dans cette macabre mise en scène, dans cette poupée offerte, crucifiée dans toute sa nudité, par un boureau qui avait poussé le détail jusqu'à représenter les détails les plus intimes de son anatomie. Les deux petits renflements à hauteur du torse, chacun percé par une aiguille, ne laissaient aucun doute.

— Une femme, murmura Aubrac.

— Mais pas n'importe laquelle, rechérit son adjoint.

Du bout du doigt, il caressa les arabesques bleu marine tracées sur les bras et le cou, puis désigna les morceaux de laine noire implantés au sommet de ce qui se voulait être le crâne. A la manière des indiens iroquois. Au vu des minuscules anneaux métalliques qui perçaient les deux petits bouts de tissu qui matérialisaient les oreilles, aucun doute n'était permis. Aubrac jura.

— Putain ... La Commissaire Van Der Steen.

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