Mercredi 6 janvier, à l'aube.

4 minutes de lecture

Les spectateurs s'étaient rassemblés en un cercle compact. Debout, ils psalmodiaient un chant lancinant et battaient des mains la cadence. Elle dut jouer des coudes pour se frayer un passage. Quand elle y parvint, elle découvrit, fascinée, le pentacle tracé à la chaux sur le sol. En son centre, la fille dansait, entièrement nue. Sa peau couleur d'ébène luisait au clair de lune. Elle ondulait au rythme de la mélopée, comme portée par le chant des spectateurs. Ils affluaient encore et encore. Combien étaient-ils, Bobette n'aurait su le dire. Cinquante ? Cent ? Des hommes et des femmes, pour la plupart de couleur. Mais il y avait quelques blancs. Des indiens aussi.

Les chants prenaient de l'ampleur à mesure que le public grandissait et plus la foule chantait, plus la danseuse se pâmait. Bobette s'assit en tailleur, à même la terre, les yeux rivés sur la ballerine. Elle battit des mains en cadence, fascinée. Nota la poudre blanche sur ses doigts. Elle était assise sur l'une des pointes du pentacle.

Elle se surprit à chanter, à marmonner plutôt. Les mots scandés par la foule n'avaient pour elle aucun sens, mais elle les imitait, maladroitement peut-être.

— Vini jwen mwen, vini jwen mwen, vini jwen mwen ...

La fille lui faisait face, maintenant. Elle ondulait toujours, lascive, baignée par la lumière sélénite. Bobette plissa les yeux pour mieux distinguer son visage, sans succès. L'ombre portée par l'épaisse chevelure dissimulait ses traits, comme un rappel de la tache opaque à la jonction de ses cuisses. Au hasard d'un rayon lunaire, Bobette distingua un pendentif qui oscillait entre ses seins opulents. C'était son seul vêtement.

— Vini jwen mwen, vini jwen mwen, vini jwen mwen ...

Bobette sut avec certitude que la fille, maintenant, la fixait. Elle roulait des hanches avec une rare sensualité, ses bras oscillaient, tantôt à l'horizontale, tantôt dressés vers le ciel, mais sa tête semblait étrangement fixe. La danse avait quelque chose d'intensément érotique.

— Vin jwen mwen, vini jwen mwen ...

La foule oscillait plus fort encore, la tension était si prégnante que Bobette sentit la vibration la traverser. Elle battait au rythme de son propre coeur.

— Vin jwen mwen ...

Un homme émergea des rangs et tendit un oiseau à la danseuse. Elle le prit délicatement et l'enserra. Nichée entre ses seins, la colombe se laissait faire, nullememnt effrayée. Blancheur immaculée sur fond couleur café, pensa Bobette.

Autour d'elle, le rythme des chants s'étaient accéléré. La danse, un instant plus tôt langoureuse, se voulait maintenant bien plus énergique, mais l'oiseau ne semblait pas en prendre ombrage.

— Vin jwem mwen ! Vin jwen mwen ! Vin jwen mwem ! (1)

Le ciel se teintait de pâles reflets diaphanes, annonçant l'aube. La chorégraphie se fit saccadée, la jeune femme secouait maintenant la tête en tous sens, sans jamais lacher son frêle et blanc fardeau. Elle tremblait maintenant, de tout son corps. En transe. La foule exhultait, chantant sa liesse, criant sa joie.

La danseuse empoigna l'oiseau et le leva à bout de bras vers le ciel, comme une offrande, pour ensuite le ramener contre son sein. Le volatile battait sporadiquement des ailes, affolé. La fille porta une main à son torse et, d'un geste brusque, arracha son pendentif. C'est quand elle vit le reflet sur la lame que Bobette comprit. Mais déjà, d'un large geste, la danseuse avait tranché le cou de la blanche colombe.

Le sang gicla entre les seins d'ébène, se répandit en longue traînées entre les globes opulents, pour aller se perdre entre les cuisses luisantes. La fille pointa Bobette du doigt.

Fascinée par le spectacle, la Commissaire n'avait pas noté la métamorphose en cours.

Car c'était elle que fixait mainteannt la foule entière, la psalmodie aussi était différente.

— Sòsyè ... Sòsyè ... Sòsyè, chantaient-ils en choeur.

Elle se rendit compte qu'elle était nue elle aussi.

Elle bondit sur ses pieds, tenta de fuir, mais mille mains l'en empêchèrent, la poussant vers la sanglante danseuse, tandit que cinq cent bouches scandaient, plus fort encore :

— Sòsyè ... Sòsyè ... Sòsyè (2)

Le cercle n'en finissait pas de se refermer, Bobette suffoquait, l'étrange ballerine était tout près d'elle à présent.

Contact.

Elle se laissa enlacer. Ventre contre ventre, seins contre seins, pubis contre pubis ... elle était douce et tiède. La femme noire glissa une cuisse entre les siennes, agrippa ses fesses pour l'attirer à elle plus fermement encore. La caresse de la cuisse se fit insistante, précise. Parfaite pensa Bobette. Comme savait si bien le faire une amante.

***

Elle prit un moment pour rassembler ses esprits avant d’ouvrir péniblement les yeux. Il pleuvait. Tout lui revenait maintenant. L’alcool, la fumée, la mise à sac de son appartement. Elle avait décidé de passer la fin de nuit sur les toits. Elle ne voulait pas risquer d’être surprise dans son lit si d’aventure le visiteur était revenu sur ses pas. Dans l’état où elle était, elle n’aurait pas pu faire face. L’immeuble disposait, entre deux mansardes, d’une surface plane à laquelle on accédait par un escalier si encombré qu’il était impossible de le gravir discrètement. Une sécurité supplémentaire, avait-elle décidé. A l’aide d’une couverture pliée en quatre, elle avait improvisé un matelas de fortune et n’avait pas tardé à trouvé le sommeil. Pour finalement se noyer dans ce rêve.

Elle se leva, s’étira, et entreprit de désescalader la montagne de caisses et d’objets aussi hétéroclites qu’inutiles qui lui barraient la route. La porte qui donnait accès à son antre était exactement comme elle l’avait laissée, quatre heures plus tôt, entrouverte. Elle poussa le battant qui céda en grinçant. Bobette remarqua de suite l’enveloppe posée à même le sol.

J’ai eu de la visite … bien fait de dormir là-haut.

L’enveloppe couleur crème, constituée d’un luxueux papier vellin, était adressée à son nom et arborait les armoiries du Reich. Elle l’ouvrit

Seine Exzellenz Paul Wilhelm Ferdinand, Freiherr von Richthofen

Generalkonsul des Deutsche Kaizerreichs beim Französische Louisiana,

Bittet Frau Bobette Van Der Steen

an der Rezeption zur Jahreswechsel teilzunehmen

Am Freitag 8 Januar um 20.00 Uhr

beim deutschen Konsulat in Nouvelle-Orléans (3)



(1) Vin jwen mwem : viens à moi

(2) Sosye : sorcière

(3) Son Excellence Paul Wilhelm Ferdinand, baron von Richthofen, Consul général de l'Empire allemand en Louisiane française, prie Madame Bobette Van Der Steen d'assister à la réception de nouvel an le vendredi 8 janvier au Consulat d'Allemagne à la Nouvelle Orléans.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0