la colère d'Ambrose

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Cole avait souhaité ma présence dans l’unique but de me parler d’Elena. Il n’avait pas attendu que le cocher démarre pour rentrer dans le vif du sujet.

— Matthew m’a informé que sa sœur s’est fait congédier. Elle a désobéi aux ordres puisqu’elle est partie avec lui, déclara-t-il, d’une voix sereine, quel genre de lady peut empêcher son employé d’assister à un enterrement. Non seulement cette pauvre Helena a perdu son frère, mais elle se retrouve aussi sans travail ! »

Il s’inquiétait de son sort alors qui il venait à peine de faire connaissance. Si ses intentions étaient bonnes, j’étais prêt à le soutenir, mais voyant l'individu, je doutais qu’il puisse apporter son aide sans rien exiger au retour.

« Kerwan, je voudrais que vous m’aidiez à persuader Elena et Matthew de m’accompagner à Belfast. L'une de mes connaissances serait prête à la prendre comme dame de compagnie et le garçon, bien entendu, travaillera dans votre usine.

— Pourquoi ce soudain intérêt ?

— Croyiez-vous être le seul à avoir une âme charitable ?

— Est-ce purement la charité… votre unique motivation ? »

Ce jeu de question le fit sourire. Il sortit son mouchoir pour s’essuyer le front et reprit avec franchise : « La jeune fille me plait !

— Votre famille ne sera jamais consentante pour que vous épousiez une fille sans fortune.

— Enfin, Kerwan, qui parle de l’épouser ? chuchota-t-il, comme si quelqu’un pouvait l’entendre.

— Ah, c’est donc ça ! Vous cherchez exclusivement une union libre.

— Quel mal y a-t-il ?

— Dans ce cas, Cole, ne comptez pas sur moi pour vous délivrer cette vulnérable jeune fille. Je vais m’occuper personnellement de leur sort. Après tout, ce sont mes invités ! »

Surpris par mon refus, il resta à méditer en silence. Mais aussitôt qu’il eût assez, il se justifia en essayant de me convaincre maladroitement de ses bonnes intentions. Pour boucler l’affaire, je finis par déclarer « Ils sont encore en période de deuil, laissez-leur le temps de se retrouver, ensuite, je reconsidérerai votre proposition. »

Une fois arrivé dans la demeure des Collins, il me demanda de l’accompagner à l’intérieur. Les souvenirs de ma dernière visite me poussaient à refuser. Personne chez eux n’aurait été ravi de me revoir. En plus, ce que je cherchais à savoir m’avait été révélé, ce matin. Pourquoi retourner dans ce nid de guêpes ? Mais ma curiosité de retrouver Sarah l’emporta. L’envie surtout de la voir prétendre ce qu’elle n’était pas.

Lors de mon entrée, la servante grimaça un étrange sourire qui m’avait immédiatement désorienté. La confirmation que je n’étais pas le bienvenu n’avait pas tardé à se faire remarquer sur le visage du père Collins en changeant d’expression. Au moment où je rentrais, lui sortait de son bureau en compagnie de deux individus. Paniqué, il se retourna dans tous les sens cherchant si quelqu’un m’avait vu. Et toute en négligeant ses hôtes, il me pria de le suivre bien vite dans son bureau.

Cependant, la personne qu’il craignait le plus venait d’apparaître en haut des escaliers. C’était le troisième garçon des Collins : Ambrose. À peine m’avait-il vu, ses yeux se remplirent d’une haine indescriptible. Et sur-le-champ, il se déchaîna avec rage « Vous revoilà ! Comment osez-vous vous montrer après tout ce qui s’est passé ?

— C’est mon invité, s’écria Cole, je lui ai moi-même demandé de venir.

— Votre invité ? reprit-il en se tournant vers son frère, n’auriez-vous pas un soupçon de dignité ? »

Au bas de l’escalier, le père qui pressentait la grande dispute, souleva la tête et s’exclama dans l’espoir de calmer son fils : « Un peu de retenue, voyant, ne remarquez-vous pas que nous sommes en compagnie d’invités ? »

Cette dernière remarque, au lieu de l’apaiser, provoqua tout son contraire. Ambrose respirait de plus en plus fort et perdait peu à peu son sang-froid. Soudain, il changea comme une girouette qui change de direction à cause d’un vent puissant et se mit à dévisager son père avec haine.

« Votre fille a failli mourir à cause de cet homme, alors que Cole et vous, vous continuez à le fréquenter ! Où est votre dignité, père ? Où est cette maudite dignité. Vous êtes en train de négocier comme si qu’elle n’était qu’une simple marchandise ! Monsieur Driscoll a la chance d’être fortuné, d’avoir du pouvoir et des amis riches qui le soutiennent quoi qu’il fasse. Dites-moi, où est mon honneur quand je vous vois, sans rien faire, continuer à le côtoyer ? Regardez-moi, dans les yeux, et dites-moi franchement, où est ce maudit d’honneur. »

Il haletait de plus en plus fort comme si son cœur allait exploser. Pendant ce temps, toute la maison était sens dessus dessous. Trois servantes étaient déjà bien installées, au premier rang, à observer le carnage. Dans leurs regards, une détresse profonde, mais en même temps, une lueur d’un bonheur malsain les trahissait. Elles attendaient impatiemment l’éclat d’un scandale uniquement pour casser leur routine. La mère était apparue en haut de l’escalier avec le deuxième des Collins, Jacob. Ce dernier courut vers Ambrose et l’attrapa par le bras et l’emmena dans l’une des pièces de l’étage. Le frère qui, au début, s’était laissé faire, se dégagea violemment et revint à sa place en s’écriant de nouveau : « Laissez-moi tranquille ! Vous vous êtes tous mis d’accord pour ne rien dire… Vous avez autorisé l’injustice à gouverner nos vies… vous avez permis à l’impunité de s’asseoir à notre table ! Cet homme, dit-il en me montrant du doigt, cet homme devrait être traduit dans un tribunal. Il devrait être jugé pour tentative de meurtre. Au lieu de ça, vous le laissez venir chez nous, comme si de rien n’était. Votre hypocrisie me répugne, toujours à faire semblant pour faire partit des nobles. »

Il s’adressa de nouveau à son père : « Votre titre de noblesse ne vous convient pas ! Il n’y a rien dans vos actes qui le justifieraient… vous êtes endetté jusqu’au cou… Vous avez besoin de cette union avec Kerwan Driscoll pour vous éviter d’aller en prison et rien d’autre. »

En entendant cette dernière remarque, leur père qui était jusque-là debout trébucha soudainement. Cole qui ne se trouvait pas loin de lui eut le réflexe de l’attraper ainsi, il lui évita par-là une chute certaine. Les yeux du vieil homme se remplirent de larmes, la douleur venait d’atteindre son paroxysme. Il demanda du regard à son aîné de l’emmener loin d’ici. Seulement, Ambrose qui n’avait pas fini son récit reprit de nouveau comme un prêcheur qui se presse de conclure son serment « Vous êtes tous des moins que rien. Vous avez vendu votre honneur pour mieux servir vos intérêts… je vous méprise tous autant que vous êtes… je vous méprise, père pour vos faiblesses, pour votre incapacité à prendre des décisions et pour votre soumission envers Kerwan Driscoll. »

L’assemblée fut silencieuse. Personne n’eut le courage de protester, non pas qu’ils ne voulaient pas, mais ils étaient entravés par la sincérité du fils. Il avait dit ce que, au fond, tout le monde pensait. Même si la façon dont il avait procédé brisait tout argument valide, la vérité devait tout de même sortir. Ses dernières paroles étaient gorgées de larmes. Il s’assit sur l’une des marches, les pieds croisés, les mains sur son visage et marmonnait des mots inaudibles. Jacob revint encore une fois vers lui et le souleva pour le transporter dans la chambre. Cette fois-ci, il se laissa faire sans protester. La mère Collins était descendue en courant dans les escaliers et aida Cole à accompagner son mari dans le bureau. Les deux hommes d’affaires avaient été escortés par l’une des servantes vers la porte de sortie.

Au moment où je pensais être seul ; je ressentis une présence derrière moi. Elle était là, appuyée sur le mur du salon, les mains croisées. Je ne saurais dire si elle se trouvait ici depuis le début, mais je venais tout juste de la remarquer. Touchée comme tout le monde par ce qu’elle venait d'assister, Sarah avait la tête tristement baissée. Dès qu’elle sentit que je me rapprochais d’elle, elle la releva tout en me regardant. Tout d’un coup, le sourire moqueur qu’elle avait eu à Jérusalem se redessinait sur son visage. Elle resta pendant un moment, silencieuse puis en me voyant ne rien dire elle s’exclama : « Êtes-vous satisfait, maintenant ?

— Et pourquoi le devrais-je ?

— Car tout se joue en votre faveur. Cela vous amuse-t-il ?

— Mademoiselle, je ne connais même pas les règles du jeu. Comment pourrais-je y participer ? Et s’il y a bien quelqu’un qui se divertit ici, ça serait plutôt vous. Ne m’aviez-vous pas dit à notre dernière rencontre que votre sincérité dépendait en premier lieu de vos intérêts ? »

Elle m’examina en silence, je continuai : « Permettez-moi de vous donner un conseil, il est préférable que vous demeuriez près de monsieur Collins. Il en a grand besoin. Un homme qui vient de subir une telle humiliation ne peut rester comme ça sans rien faire. Il est capable de se tuer. Croyez-moi, je sais de quoi je parle ! C’est évident… il va tôt ou tard passer à l’acte. Et je suis sûre que vous le ressentez aussi, alors, s’il vous plaît, écoutez bien ce que j’ai à vous dire. Allez le voir tout de suite et informez-le que je suis prêt à racheter ses dettes, en contrepartie du mal que je vous ai causé à tous les deux. Nous ferons tout en présence d’un notaire. »

Son sourire ironique s’effaçait au fur et à mesure que je lui parlais laissant place à un regard inquiet. Cette façon de me scruter que je ne lui savais pas, me réchauffa le cœur. Elle prenait conscience de la gravité de la situation et semblait me faire confiance. Mais des doutes persistants gouvernaient encore son esprit.

« Quel intérêt avez-vous dans cette histoire ? Me demanda-t-elle, méfiante.

— Aucun ! répondis-je.

— Vous connaissant, j’ai du mal à croire que vous agissez sans intérêt. Une telle générosité est assez surprenante de votre part.

— Ne prétendez pas me connaître, vous ne savez rien de moi, protestai-je, hérité. »

Je repris d’une voix plus calme : « S’il vous plaît, laissons nos différends de côté et concentrons-nous sur ce problème… allez sur-le-champ le voir et proposez-lui le marché. »

Elle me scrutait en étant hésitante à le faire, puis, enfin, elle se décida à y aller. Mais elle fit quelques pas, s’arrêta et se retourna en rajoutant : « J’apprécierais si cette histoire reste entre nous deux. Pour ma part, je déciderai du moment propice pour lui en parler. En attendant, éviter de revenir, car comme vous le voyez, cela cause des problèmes… je vous écrirai pour vous dire ce qu’il en est.

— Comme vous voulez ! »

Pour la première fois, j’apercevais dans son regard une gratitude, que j’avais tant espérée.

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