Rhapsodie Hongroise 1/3

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Après avoir associé le désagrément de la fièvre aux meubles de cette chambre, je n'avais qu'une envie c'était : de la quitter au plus vite. Pourtant, bien que cet ermitage n’avait duré que quelques jours, les autres commençaient à me manquer. Cela ne voulait pas dire que, je m'attachais à des gens avec qui j'avais à peine fait connaissance, mais le seul fait qu'ils aient été là le premier jour de mon arrivée, me réconfortait. Ne faisaient-ils pas partis de mon nouveau monde ? Dans un certain sens, ils représentaient déjà mes premiers repères. J'éprouvais le grand besoin de les observer, de mieux comprendre leurs comportements. Le fait qu'ils venaient d'une autre époque me faisait peur. Comme si j’avais eu affaire à des gens morts.

En déambulant dans les couloirs de cette grande demeure, je m’étais mis à épier chaque détail se trouvant sur mon chemin. J'observais les différentes tables selon ou elles se trouvaient, dans les couloirs ou dans les salons, leurs formes changeaient complètement. La tapisserie, les chandelles, les chaises au bois massifs, les rideaux de toile, les vases en porcelaine, les miroirs, étaient tous différents de ce que j'imaginais. Même si dans mon époque, j’eus l'occasion de tomber sur des semblables objets, rien qu’à leur odeur je sentais déjà le vieux. Alors que là, leur odeur était tout autre chose. Ces objets flambant neufs, évoquaient ainsi une nouvelle sensation.

Parmi les tableaux accrochés aux murs, il y avait quelques portraits de personnes d'un temps encore plus ancien de celui où j 'étais, sans doute, étaient-ce les ancêtres des Driscoll. La ressemblance entre tous ces portraits et mon soi-disant père était frappante, car ils avaient tous des bourrelets sous-orbitaires et le front fuyant rappelant ainsi les Homo Néandertaliens.

Je rencontrais au cours de cette promenade, la plupart des domestiques que j'avais vu le premier jour. La plus jeune d'entre eux, celle qui me ramenait le repas chaque soir dans ma chambre, avait l'air ravi de me voir déjà sur pied. J'étais aussi ravi qu'elle, puisque je la voyais pour la première fois en dehors de ma lugubre chambre. Son bonnet lui couvrait toute la tête. Je devinais à travers ses sourcils la rousseur de ses cheveux. Ses yeux étaient assez grands de couleur vert émeraude. Elle était de petite taille, très fine et n'avait pas encore dix-huit ans.

« Pourriez-vous… me jouer un morceau ? » demanda-t-elle d’un air hésitant.

Avant même que je comprenne ce qu'elle me voulait, je fus pris par le bras et je fus dirigé gentiment vers le salon. Je la laissais faire ; elle avait l’habitude de me faire asseoir aux pieds du lit avant chaque repas.

Quand je fus installé devant le piano, je compris enfin ce qu'elle attendait de moi ; que je lui joue quelque chose. Kerwan était pianiste mais pas moi.

La musique classique avait toujours été ma compagne, que ce soit sur le balcon en sirotant mon café ou dans ma chambre en lisant des revues, elle se trouvait présente d’aussi loin que je m'en souvienne. Elle n'était pas là, uniquement, pour me détendre mais aussi, pour me faire rêver en devenant mon entière source d’inspiration. J’avais appris à connaître presque tous les compositeurs en me penchant un peu plus sur leurs vies. Mon plus grand faible était pour les sonates pour piano. J’avais appris par cœur des morceaux sans autant pouvoir les jouer. Il y a bientôt deux ans de cela, je suivais des cours chez un talentueux professeur. A mon grand désespoir, cet homme m’avait confirmé, qu'il me fallait une pointe de volonté et une touche de détermination, si je voulais aboutir à quelque chose. Visiblement, je ne possédais ni l'un ni l'autre ce qui m’avait poussé à abandonner en cours de route. Mon désir de jouer qui n’étant pas aussi fort que de celui d'écouter, avait été étouffé par mon ego. Ce dernier n'avait d'autre but, que de briller en jouant devant un publique, et comme ma raison disait que c'était trop tard pour une carrière, mon désir s’en trouvait amoindri.

Je regardai tour à tour la domestique et le piano sans savoir quoi faire. En remarquant mon hésitation, Elle me montra de son petit doigt, la partition qui se trouvait en face.

Je jetai un coup d’œil rapide sur ce qu'elle m’indiquait puis, ne sachant toujours pas quoi faire, je posai les mains sur les touches quelque temps, sans pouvoir les bouger. Au moment où je décidai de me lever et abandonnai toute tentative d’essai, une étrange sensation m’envahit. Quelque chose me disait qu'il fallait que je le fasse. Je n'avais sûrement rien à perdre. Une forte conviction surgit en moi comme une vérité que j'avais toujours sue. À vrai dire, je savais jouer. Comme par magie, mes mains se mirent à bouger et exécutèrent la partition. Mon rêve se concrétisait audacieusement à travers ces longs doigts qui étaient les siens. Était-ce grâce à Kerwan que je savais jouer ? Je parlais bien sa langue, pourquoi pas faire du piano ? Les limites entre sa personne et la mienne étaient ambiguë. Qui étais-je vraiment : Kerwan Driscoll ou Élie Edelstein ? De toute façon, tout cela n'avait guère d'importance tant que j'arrivais à bouger ces doigts qui étaient les nôtres.

Mes mains remuaient frénétiquement, comme si le fait même d’arrêter aurait rompu le charme. Il fallait les agiter, de peur qu'elles s'engourdissent. L’énergie qui m’animait était due à une frustration accumulée pendant toutes ces années par l'incapacité de jouer.

Je jouais sans pouvoir m’arrêter et de temps à autre, je jetais un coup d’œil pour observer l'effet sur mon auditrice. Son étonnement était tellement frappant qu’une explosion de joie enfantine, jaillit en elle. Jouais-je mieux que d'habitude ? Était-ce le mélange du jeu d’Élie et de Kerwan qui l'étonnait tant que ça ?

Je me sentais aussi fier qu'un pianiste en face de son public. Mes rivaux n'étaient pas Lang Lang, Radu Lupu ou Boris Berzovsky…Non ! Mes rivaux étaient les compositeurs eux-mêmes : Beethoven, Franz Liszt et Frédéric Chopin. Bien que ces deux derniers avaient entre quatre et cinq ans, je m’apprêtais quand même à leur piquer leur musique. Il fallait que je me prouve, que je pouvais jouer un morceau de tête qui ne se trouvait pas encore composé, comme par exemple Rhapsodie Hongroise de Franz Liszt. Il fallait que je me prouve que, j'étais encore Élie

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