Un peu plus sur Sarah

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À deux reprises, la jeune fille avait réussi à m’échapper. Cela m’avait perturbé au point de me questionner sur ma capacité à bien mener mon travail. Quel ne fut pas mon soulagement d’apprendre ce jour-là qu'elle était enfin tombée entre nos mains ; mais en même temps, son sort m’attristait. C’était comme une chose que l'on désire depuis longtemps, une fois-là, paradoxalement, on ne veut plus. Comme si que le but en lui-même est moins important que le chemin qui menait vers lui.

Je n'avais rien contre Sarah Shaheen personnellement, d’autant plus que les raisons de son arrestation n’étaient pas bien claires. Seulement, j’avais l’ordre de le faire et en tant qu’inspecteur, je devais fermer ce dossier une fois pour toutes. Elle représentait une menace pour notre état. Alors que pour les siens, elle était sans aucun doute considérée comme héroïne. Pour rien au monde, je n’aurais aimé qu’elle finisse par être martyre, c’était l’une des raisons qui me poussait à écourter mon congé et à me joindre à cette arrestation. Je craignais avant tout pour sa vie. Les bavures étaient malheureusement, monnaie courante.

Ma compassion envers cette jeune femme, s'était développée petit à petit et cela malgré moi. J’avais été fragilisé par le départ de ma bien-aimée. Pendant cette période, je me trouvais vulnérable, et le fait que la personne que je poursuivais était une femme, changeait complètement les choses. Non seulement elle était assez jolie, mais aussi, elle portait le même nom que ma mère. Au tout début, je n'avais ressenti que du mépris à son égard. Sentiment que je réservais d'ailleurs à tous ses semblables. Mais le destin me força à la considérer tout autrement, en m’obligeant à la connaître, au premier abord à travers le récit de sa tante.

Nous avions beaucoup de points communs, Sarah et moi, ce qui facilitait ma tâche pour mieux la comprendre. Nous avions fait les mêmes études en sciences politiques et tous les deux, à des années décalées, nous avions quitté nos pays respectifs pour aller étudier à Paris. Encore une fois dans la même université. Il y avait peu de chance que je tombe sur un cas pareil. Mais les choses se préparaient pour accueillir un destin hors norme.

Si je ne l’avais pas précédée de neuf années, nous aurions pu nous croiser en France. Nous avions fini par rentrer dans nos pays où nous fûmes confrontés à une réalité se moquant bien de ce que nous voulions. Je m’étais retrouvé dans les services de sécurité à défaut de trouver ma voie. Quant à elle, elle avait fini par trouver du travail dans Jérusalem auprès d’un organisme qui s’occupait des droits des prisonniers palestiniens en Israël.

Sa mère mourut à son septième anniversaire. Quant à moi, au même âge, je fus abandonné par la mienne. Elle quitta mon père en laissant ses deux fils derrière elle et rentra en France pour ne plus jamais revenir.

Sarah avait été prise en charge avec son petit frère par son oncle paternel. Leur père s'était remarié, en négligeant involontairement ses deux enfants. L'oncle était médecin et avait pour épouse une femme de grand cœur qui avait été privée d’enfant jusqu'à ce jour. Celle-ci les éleva comme si c’était les siens. Et comme le couple était assez riche, ils n’hésitèrent pas à envoyer l’aînée à l’étranger pour faire des études.

Bien qu'elle fût une étudiante brillante, elle ne put les compléter. Deux mois avant la fin de sa licence, on l'appela pour lui annoncer le décès de son frère. On ne lui avait pas donné plus de détails, disant qu'il était mort accidentellement. Elle rentra bien vite en laissant derrière elle des études inachevées, un avenir incertain et une joie de vivre meurtrie.

Elle arriva en retard, son frère reposait déjà depuis quelques heures sous terre. La tradition voulait qu'on enterre le défunt le plus vite possible, il n’était pas possible pour eux de l’attendre. Elle s’était réfugiée dans un coin, loin des pleureuses qui, elles, en faisaient de trop. Certaines ne connaissaient même pas le mort, mais l'intensité de leurs pleurs augmenta, dès qu'elles apprirent que c’était la sœur du défunt qui venait d'arriver. Le ton faux de leurs cris et de leurs extravagances maniérées, l’avaient poussée à s’éloigner au plus vite afin de se retrouver seule, face à une tristesse si personnelle.

La colère s'empara d'elle quand elle apprit que son jeune frère de vingt-et-un an avait pris une balle perdue. Sur le coup, on ne lui avait pas précisé le déroulement des faits. L’oncle connaissait bien le tempérament impulsif de sa nièce et il préféra garder certains détails pour plus tard. Il finit quand même par lui révéler la vérité, de peur qu'elle ne l’apprenne d'une tierce personne. La balle n’était pas si perdue que ça, puisqu’il avait bel et bien été visé lors d’une manifestation.

L’oncle réussit à contenir la colère de sa nièce en lui trouvant du travail pour l’occuper un peu. Seulement, ce n’était pas une si bonne idée, car le lieu de ce gagne-pain se trouvait dans Jérusalem Ouest. Pour s'y rendre alors qu'elle était de Jérusalem Est, il lui fallait impérativement une carte de résidence ou un permis de travail afin de traverser la frontière qui sépare la ville en deux. Elle ne possédait ni l'un ni l'autre ce qui rendait sa tâche bien difficile. Pour pouvoir passer les points de contrôle, elle ne pouvait compter que sur sa ténacité et sa persévérance, autrement, c’était perdu d’avance. Après tout, elle n’était pas la seule à subir l’humeur des soldats, des centaines dans le même cas devaient user de leur pouvoir de persuasion pour enfin passer sans permis. Cette difficulté avait réveillé en elle, le sentiment d’une injustice profondément enracinée.

Bien qu’elle eût de la famille dans Jérusalem Ouest, chez qui elle aurait pu aller pendant les jours de travail et ne revenir chez elle que pour le week-end, son oncle avait refusé. La savoir de l'autre côté du mur ne le rassurait plus. Il lui expliqua qu’il la voulait près de lui. Depuis la mort de son neveu, il ne pouvait plus supporter la séparation.

Il lui demanda de patienter jusqu’à ce qu’il lui trouve quelque chose à Ramallah. Mais au fond de lui, il savait qu'il jouait avec le feu. Exposer sa nièce à des points de contrôle tous les matins n’allait pas la mener bien loin. Et la connaissant, il savait pertinemment que sa colère était comme une bombe à retardement et qu'il suffirait de peu pour la déclencher.

Au moment où on avait émis un avis de recherche contre elle, elle disparut de la circulation. Son oncle était furieux. Peut-être la croyait-il au milieu de rebelles ? Ce qui voulait dire, pour un homme de principe, que l'honneur de la famille était menacé.


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