La gouvernance de Slau 3 : Contre-attaque

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Matéo ne parvenait pas à ôter ce sentiment de culpabilité qui le tenaillait depuis leur départ de Paname. Il ne cessait de penser à Baby qu'il avait laissé derrière lui comme un bagage trop lourd. Il savait qu'il lui avait fait de la peine car le garçon ne s'était pas manifesté pour un ultime au revoir. Il l'avait cherché du regard mais ne l'avait pas vu.

Le paysage monotone et la lenteur du véhicule renforçaient son vague à l'âme. La voix de Gibraltar le sortit de sa torpeur.

— Tu es comme moi ?

Il resta silencieux, préférant ne pas aborder ce sujet.

— Je ne peux pas te donner tort. À ta place, j'aurais fait pareil.

— Merci. Tu es un véritable ami.

— C'est pas de gaîté de cœur, mais c'est la seule chose à faire. Tel que je te connais, tu dois culpabiliser à mort.

Matéo répondit par une moue.

— Je culpabilise aussi, mais tant pis, je préfère le voir quand même en sécurité à Paname.

Le Shiloh se contenta de hocher lentement la tête. Gibraltar mit la paume en visière.

— Je crois que le village dans les arbres est en vue. Il va falloir sans doute se préparer au combat.

— Je le pense aussi. Ils doivent être au courant de nos exploits.

— Je sens que l'accueil va être froid ou chaud, c'est selon.

— Avertis les autres barges de rester à l'écart. Nous nous rendrons seuls au village avec Jon et David. Si nous n'en sommes pas repartis à la tombée de la nuit, que les soldats viennent nous chercher.

Avec soulagement, Matéo et Gibraltar constatèrent que le petit paradis qu'ils avaient connu n'était pas défiguré par les nouvelles constructions. Un mur d'enceinte richement décoré de briques lapis-lazuli était rehaussé de bas-reliefs représentant des arbres au milieu desquels coulait une rivière émeraude bordée de plages de sable blanc. De lourdes portes en chêne ornées de clous dorés invitaient le touriste à la découverte. Quatre prétoriens en gardaient l’entrée.

Ces derniers ne prêtèrent aucune attention aux nouveaux arrivants qui approchaient. Avant même que les visiteurs aient pénétré le porche d’une longueur de cinq mètres environ, un homme se rua littéralement sur eux. Matéo et Gibraltar se lancèrent des regards à la fois surpris et ravis.

— Tiens, ça me rappelle notre arrivée à Paname, pas toi ?

Matéo n’eut guère le temps de répondre car leur hôte se présenta avec mille courbettes.

— Bienvenue mes seigneurs. Je suis honoré de vous accueillir.

— C’est sympa ! Vous accueillez toujours les visiteurs de cette façon ?

— Je suis Manoé, l’administrateur du village. Suivez-moi s’il vous plaît.

Gibraltar s’étonnait d’un accueil aussi amène. Il trouva cela un peu louche, se disant que leur guide était trop poli pour être honnête et qu’ils n’allaient pas tarder à recevoir le retour de manivelle. Il l’examina des pieds à la tête. La tunique de soie beige par-dessus un pantalon gris et le manteau à col officier richement brodé donnaient à leur guide un air aristocratique. Sa taille au-dessus de la moyenne, son allure athlétique, sa démarche assurée, mais sans arrogance, et sa gentillesse mielleuse n’inspiraient pas confiance à Gibraltar, contrairement à son compagnon qui semblait se réjouir de cette situation. Il ralentit pour se mettre au niveau des deux soldats.

— Ce type ne me dit rien qui vaille. Gardez un œil ouvert. On ne sait jamais.

Jon et David acquiescèrent discrètement. Manoé invita le petit groupe à entrer dans la maison de l’administrateur, une majestueuse bâtisse en bois sur deux niveaux qui n’était pas sans rappeler celle de Paname.

— Vous allez nous faire remplir un formulaire je parie, commenta Gibraltar.

L'administrateur lui jeta un regard torve.

— Je vois que vous connaissez la procédure, mais elle a changé. De toute manière, je n’ai pas besoin que vous remplissiez une fiche de renseignements puisque je sais qui vous êtes. N’est-ce pas vous qui êtes à l’origine de certains dysfonctionnements à Paname ?

— Nous n’avons fait que rétablir une situation qui existait…

— C’est bien ce que je dis.

Gibraltar le foudroya du regard. L’administrateur poursuivit, imperturbable.

— Vous savez, ici c’est un village paisible. Les gens sont heureux. Ils ont tout ce qui leur faut. Les hautes murailles les protègent des attaques rebelles et pour éviter que des éléments perturbateurs troublent leur sommeil, un couvre-feu est nécessaire du coucher au lever du soleil. Ils se sentent en sécurité chez eux la nuit. Le jour, ils vaquent à leurs occupations. Ils ne demandent rien d’autre.

— Ouais, c’est la vie rêvée, répondit Gibraltar avec une ironie évidente pour tous sauf pour Manoé.

— Considérant vos antécédents à Paname, je vous demanderai de rester en dehors du village pendant le couvre-feu. Je dois vous quitter. Je dois présider un procès dans quelques minutes.

— Un procès ?, demanda Matéo. Nous pourrons y assister ?

— Hélas, les règles ont changé à ce sujet. Les audiences sont toutes à huis clos à présent. Mais vous pouvez assister à l’exécution de la sentence. Je vous souhaite un bon séjour.

Après avoir été mis à la porte d’une manière courtoise mais ferme, le petit groupe décida de retourner à la barge. En arrivant, Gibraltar remarqua aussitôt un détail de prime abord anodin mais lourd de conséquences si ses soupçons s’avéraient : la porte de l’arrière cuisine était entr’ouverte.

Il dégaina son arme et approcha avec précaution de l’entrebâillement. Jon se positionna en face, son laser pointé vers la porte. David l’ouvrit d’un coup de pied. Personne ! Gibraltar pénétra dans la pièce le premier et constata que quelqu’un s’était servi dans les réserves. Des boîtes étaient entamées et laissées ouverte dans la précipitation.

— J’ai l’impression que notre arrivée a surpris notre voleur.

— On ne l’a pas vu sortir, chuchota Jon. Il est peut-être encore ici.

L’arme au poing, les trois jeunes hommes fouillèrent l’embarcation. Il fallut se rendre à l’évidence, les voleurs avaient pu s’échapper d’une manière ou d’une autre. Les pistolets rejoignirent leur étui et la tension retomba.

— Cela montre une chose : les habitants ne sont pas aussi heureux que Manoé semble l’affirmer, remarqua Matéo.

— Cela montre surtout que cette barge est une vraie place publique. Je n’aime pas savoir qu’en notre absence, n’importe qui peut venir se servir à sa guise.

— S’ils ont faim, pourquoi pas ?

— Evidemment, toi ! Toujours ton sens du partage déplacé !

Jon et David assistaient à la discussion en souriant.

— Ils n’ont rien fait de mal, argua Matéo. L’administrateur doit les affamer comme Pi à Paname au point de les amener à voler. Au lieu de les condamner, on devrait chercher comment les aider.

Ils s’assirent autour de la table pour un mini conseil. Comme il en avait à présent l'habitude, Matéo dirigea la discussion.

— Il faut délivrer ces pauvres gens de l'emprise de Mahoré.

Jon et David acquiescèrent. Toute leur vie, ils s'étaient contentés de suivre des ordres et avaient quelques difficultés à prendre des initiatives ou proposer des stratégies. Contrairement à Gibraltar qui n'hésitait pas à donner son avis.

— Ce sera du gâteau si les gardes sont aussi peu dégourdis que ceux de Paname. Il suffira d'être déterminés et on pourra prendre le contrôle du village. Non mais, tu l'as entendu l'autre ? Les audiences sont à huis clos, mais vous pouvez assister à l'exécution de la sentence. Il parle comme s'il était déjà condamné. J'ai l'impression de me retrouver deux semaines en arrière.

— Moi aussi ! À nous quatre, nous devrions pouvoir empêcher l'exécution et rendre la liberté à ces pauvres gens. Je vous propose de retourner au village pour ne rien manquer.

La place du village était bondée mais curieusement silencieuse. Les gardes encadraient la foule, le taser matraque à la main, cachés sous leur tenue de protection, la visière de leur casque baissée. Manoé se tenait à côté du condamné qui gardait la tête baissée. Il commença son discours par la formule consacrée pour attirer l'attention, formule dont beaucoup se demandaient comment elle avait traversé les bouleversements pour parvenir jusqu'à eux.

— Oyez oyez, citoyens ! Notre Leader Suprême a instauré un nouveau monde qui apportera enfin la paix et la justice. Il nous demande de coopérer avec cet ambitieux projet. Tous ceux qui refusent de collaborer sont des ennemis de la paix et de la justice. Ils se sont désignés eux-mêmes hors la loi. Le condamné qui se trouve devant vous a refusé de participer, a refusé d'apporter sa contribution à ce monde nouveau en clamant à qui veut l'entendre qu'il était plus heureux avant.

Gibraltar bouillait intérieurement et trépignait sur place.

— C'est tout ? C'est juste pour cela qu'il est condamné ?

Manoé décocha à la foule un sourire narquois.

— Nous avons avec nous des étrangers qui, apparemment, ne semblent pas accepter les joies du vivre ensemble. Mais ne vous inquiétez pas, ils ne resteront pas longtemps parmi nous. Mais revenons à ce qui nous préoccupe. L'audience a ouvert les yeux du condamné qui a reconnu son erreur et accepté sa sentence : il sera privé de travail pendant un mois. Celui qui lui apportera son aide se rendra complice de son crime. Même s'il vous supplie de donner à manger à ses deux enfants, vous ne devez pas faiblir afin de lui faire comprendre la gravité de sa faute. Par ailleurs, il a été décidé de lui donner dix coups de fouet afin qu'il sente dans sa chaire la brûlure de la désobéissance et qu'il comprenne que désobéir rend malheureux, tandis que coopérer apporte la joie et la prospérité. Comme il a montré des signes de réadaptation, j'enverrai un rapport en sa faveur dans ce sens. Qu'on se le dise ! Que la sentence soit exécutée !

Un roulement de tambour résonna sur la place. Le condamné retira sa tunique et s'agenouilla. Deux gardes lui attachèrent les poignets et tirèrent sur la corde pour lui maintenir les bras écartés.

Un garde, un fouet à la main et bien en évidence, se positionna derrière le condamné qui lança à la foule un regard désespéré. Gibraltar, suivi de Jon et de David, intervint.

— Ça suffit ! On ne peut pas condamner quelqu'un aussi sévèrement pour si peu.

Ils pointèrent leurs armes sur les trois gardes qui s'éloignèrent du prisonnier sans discuter.

— Vous n'avez aucune autorité pour agir ainsi, s'écria Manoé.

Cet administrateur commençait à irriter sérieusement Gibraltar.

— C'est vrai. Mais quand on est investi d'une autorité, on n'agit pas non plus comme vous le faites.

Jon et David opinèrent. Ils relevèrent le condamné. L'attroupement resta silencieux.

— Comment t'appelles-tu ? demanda Jon.

— S'il vous plaît, allez-vous en. J'ai mérité la sentence. J'ai reconnu ma faute. Je veux que la punition se fasse. Allez-vous en et ne revenez plus.

De partout fusaient les injonctions de ne plus intervenir dans leurs affaires, de partir et de laisser le village en paix. Au milieu de tout ce brouhaha, quelqu'un fendit la foule : Keran.

— S'il vous plaît. Laissez-nous vivre comme nous l'entendons. Partez tout de suite. Avec l'accord de notre administrateur, je viendrai vous voir après l'exécution de la sentence et je vous expliquerai pourquoi votre comportement n'est pas apprécié. S'il vous plaît ! Laissez-nous !

Matéo n'insista pas et quitta le village, suivi par ses trois compagnons. Ils passèrent l'heure suivante à s'interroger sur les réactions incompréhensibles des villageois ainsi que celle de Keran qui semblait ne plus les reconnaître. Ils se posèrent encore mille questions quand ce dernier frappa à la porte.

— Keran, mon ami !

— Écoute-moi. J’ai peu de temps. Ils m’ont donné cinq minutes. Si je dépasse, j'aurai un procès. Ta présence les rend nerveux. Si je parviens à te convaincre de partir, ils m'ont promis que mon fils Evan sera bien traité. Ils m'ont dit qu'il est à l'agogé. Comme vous le voyez, le village n’avait pas le choix. Ils ont déporté au moins un membre de chaque famille dans les camps de travail. Slau en personne a menacé de les exécuter si nous acceptons de nous joindre à toi. Il a fait la même chose sur toutes les terres habitées. Si tu veux nous délivrer, délivre d’abord nos familles. Alors, nous soutiendrons ta cause. Les infocrans ont montré que Paname est sous quarantaine : plus personne ne peut y entrer ni en ressortir.

— Je suis venu pour te dire que Sôto est toujours vivant. Ne perds pas courage. Nous essaierons de trouver une solution.

— Merci Matéo. Il faut que j'y aille. Tout le village compte sur toi. Tout le monde parle du retour du Shiloh. Alors s'il te plaît, ramène-moi mon fils.

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