Retour 2 : Gibraltar patron pêcheur

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— Baby ! À table !

— Oui, j'arrive !

Quelqu'un frappa à la porte de la barge à laquelle on accédait par quelques marches. Gibraltar alla ouvrir. Un jeune homme au regard inexpressif et l'air maussade lui tendit une missive.

— L'administrateur Pi m'a demandé de vous remettre ce document.

— Merci. Nous allons nous mettre à table. Tu veux partager le repas avec nous ?

Il hésita un moment avant de décliner et de partir à toutes jambes.

— C'est pour toi. Un mot doux de notre cher administrateur, grand fan de ce salopard de Mahoré.

— Baby, tu viens !?

— Amène-toi bonhomme ! Ne fais pas attendre Matéo.

Baby sortit en trombe de sa chambre et ouvrit de grands yeux.

— Wouah ! Mais tu as tout changé.

— Ça te plaît ?

— Trop bien ! s'extasia le petit garçon en prenant place à la table ronde en bois ciré.

Il admira moins l'agencement fonctionnel de la cuisine aménagée que la couleur des meubles et les appareils encastrés.

— C'est comme au temps des ancêtres, précisa Gibraltar. On dirait que ce que j'ai vu dans les archives au village suspendu n'a pas été perdu pour tout le monde.

— Pas du tout ! J'ai mes propres archives à présent, répondit Matéo sur un ton énigmatique.

— Comment ça, tu as tes propres archives ? C'est encore un truc que seul le Shiloh peut avoir ?

— C'est un peu ça.

— Raconte ! Qu'est-ce que tu attends !

Baby sourit en remarquant l'impatience de Gibraltar que Matéo laissait languir.

— C'est Esprit. Il contient les archives des messagers et de l'histoire de la terre jusqu'au moment où nous sommes entrés dans le sanctuaire.

— Ça, c'est classe !

— Dis, Matéo, je pourrai avoir une morceau de cuir s'il te plaît ?

— Pourquoi faire ?... Il existe toute sorte de cuir. Si je sais ce que tu veux en faire, je pourrai te matérialiser le cuir qu'il te faut.

— Je voudrai me faire une fronde. C'est pour aller chasser.

— Tu installes déjà des collets, non ? Ça ne te suffit pas ?

— La milice de Pi les détruit tout le temps.

— Tu auras ton cuir dans ta chambre quand tu auras fini ton repas.

— Je parie que l'enfant gâté va finir en un temps record son petit dèj !

— Je ne suis pas un enfant gâté.

— Tu lui as déjà fait ce coup là. Arrête de le taquiner.

Baby haussa les épaules et termina son repas.

— Tu peux sortir de table si tu le désires.

Le garçon débarrassa, mit ses couverts dans l'évier et fila dans sa chambre avant que Gibraltar ne fasse une autre remarque à son sujet.

Matéo ouvrit le courrier et commença à le parcourir sans exprimer la moindre émotion, ce qui suscita d'autant plus la curiosité de son compagnon.

— Alors ?

— Lis ! se contenta-t-il de dire en tendant la lettre.

— Il est taré ce type !... Mais pour qui il se prend ?

Après lecture, Gibraltar se demandait comment son ami pouvait garder son calme après un tel courrier.

— Qu'il aille se faire foutre !... Faut payer pour laisser la barge sur le tarmac, faut payer pour avoir un terrain. Faut payer pour une autorisation de construire. La terre est à tout le monde. De quel droit il se permet de...

Il était rouge de rage. Ce n'était pas la vie qu'il rêvait en revenant dans le monde des hommes. Il regrettait d'autant plus la liberté paisible du sanctuaire.

— On ne paiera rien. Il n'aura pas un ducat de plus. J'ai déjà payé pour éviter une formation, pour le permis de pêche, l'achat d'un bateau, d'un droit de pêche d'un an, pour embaucher un pêcheur. Mais où va tout cet argent ? Comment font les autres ? Et toi, tu ne dis rien !

— Je réfléchis. Avant, dans ce village, il y avait l'esprit d'entr'aide, la solidarité, la loyauté. Les règles servaient à améliorer la vie des gens, pas à entraver les initiatives ni leur liberté. Avant, c'était la domination d'une caste sur une autre, des riches sur les pauvres. Cela n'a pas changé, mais on a monté le gens les uns contre les autres en encourageant l'individualisme et l'ambition personnelle. Diviser pour mieux régner. On ne peut même plus cultiver son jardin sans payer. Les gens ont peur. C'est l'impression que cela me donne. Tu n'as pas remarqué comment ils marchent tête baissée ?

— La peur ! C'est ce que j'ai vu dans les yeux du petit qui nous a apporté la lettre. Il n'a même pas osé accepter mon invitation. Je suis sûr qu'il crevait d'envie. Il ne doit pas manger tous les jours celui-là. Il faut délivrer tous ces gens. On y va, on fonce et on lui rentre dans le lard à cet administrateur pour lui apprendre à vivre.

— Pour l'instant, on joue son jeu. On fait semblant d'adhérer à son système afin d'en apprendre davantage.

— Tu veux payer sa fichue autorisation d'occuper le tarmac comme il dit ?

— Non !

— Ah ! Quand même !

— On va lui opposer un refus poli. On va lui laisser l'initiative d'engager les hostilités. Si nous sortons vainqueurs de ce conflit, les villageois auront peut-être le courage de briser leurs chaînes.

— Je vais l'interroger sur le commerce de poissons pour voir comment il exploite les pêcheurs.

— En ce qui me concerne, je vais essayer de contacter les anciens habitants du village et savoir où se trouve maître Sôto.

Une bise glaciale soufflait sur le chemin qui menait à la mer. Il avait été soigneusement pavé jusqu'à la plage. Les deux hommes, courbés sous la morsure de l'hiver, avaient relevé leur capuche.

— Citoyen Gibraltar, vous voulez vraiment voir votre chalutier maintenant ?

— Absolument ! J'y tiens avant de m'engager.

— Je suis heureux que vous vous décidiez après un long mois de réflexion. Et avant la saison de la pêche.

Le soleil radieux illuminait un ciel sans nuages. Le panorama qui s'offrait au regard laissait Gibraltar pantois. La belle plage qu'il avait connue n'était plus que l'ombre d'elle-même. La banquise avait remplacé l'émeraude et le bleu de la mer. Des débris de poissons étaient pris dans la glace, d'autres jonchaient le sable. Sans le froid, une odeur pestilencielle se dégagerait de cette désolation putride que l'hiver atténuait.

— Mais que sont ces restes de poissons ?

— C'est là que nous jetons les déchets après les avoir préparés.

— Pourquoi ne pas faire un compost pour fertiliser le sol comme cela se faisait avant.

— Comme vous dites, c'était avant. Nous ne pêchons plus dans les mêmes proportions. De plus, l'odeur gênait tout le monde. Alors pour le confort de tous, notre bien-aimé Intendant Mahoré nous a conseillés de tout jeter dans la mer.

— Pourquoi ne pas s'en débarrasser en haute mer dans ce cas ?

— Pour faire des économies. Partir avec des déchets et revenir à vide, ça ne rapporte rien. Vous comprenez ? Nous ne pouvons pas imposer aux patrons cette dépense.

— Ils ont assez de charges comme ça ! ironisa Gibraltar

— Vous avez tout compris.

L'administrateur s'arrêta devant un chalutier entièrement rénové.

— N'est-il pas magnifique ?

— C'est pas mal ! Je suis obligé de l'acheter à la compagnie ?

— Oui, à moins que vous possédiez une concession comme notre bien aimé Mahoré, vous ne pouvez pas créer votre propre flotte.

— Donc, si je comprends bien, c'est votre bien aimé Mahoré qui possède la compagnie qui a le monopole de la pêche et de la vente et qui encaisse tout le bénéfice de la pêche ?

— Pas tout à fait ! Il rémunère les pêcheurs qui travaillent pour lui.

— Il est trop bon !

— Je le pense aussi. Alors, vous prenez la sous traitance ?

— C'est d'accord pour moi.

— Vous avez choisi votre capitaine ?

Gibraltar pensait à tous ces pêcheurs compétents qui vivaient autrefois dans une certaine aisance grâce au produit de leur activité et qui le partageaient avec d'autres sans rien demander en retour, obligés de travailler à présent pour enrichir cet escroc de Mahoré. Il serrait les poings pour ne pas les envoyer au visage de l'administrateur.

— Vous avez reçu la liste ? Citoyen ?

— Oui, pardon ! La liste ? Oui, je l'ai examinée.

— Je peux vous conseiller pour le choix de votre capitaine.

— Je prends Erick. Il est taillé pour affronter la mer et il semble posséder l'expérience requise.

— Il est compétent, mais je vous le déconseille.

Gibraltar tourna un regard vers l'administrateur.

— C'est un individu aigri, qui travaille avec nonchalance sans compter son état d'esprit contestataire, à la limite des idées subversives. Il se tient tranquille parce qu'il a une femme et des enfants et qu'il a peur de passer devant le conseil de discipline.

— Le conseil de discipline ?

— Il sert à remettre dans le droit chemin ceux qui enfreignent la loi, qui ne paient pas leurs redevances ou ceux qui propagent des idées rebelles. Comme nous le rappelle notre généreux libérateur Slau, on ne discipline que ceux qu'on aime. Si cela vous intéresse, un procès est prévu demain pour aider un patron qui refuse de payer ce qu'il doit.

— Je suis curieux de savoir comment ça se passe. C'est à quelle heure ?

— Les procès ont lieu après le retour des chalutiers. Comme c'est la morte saison à cause de la glace, on a maintenu la séance à 19 heures.

— J'y serai.

— Je vous propose de passer à l'administration pour signer le contrat de sous traitance. Vous pourrez aussi effectuer le versement de 11 425 ducats pour l'ensemble des frais et taxes. Vous pourrez ainsi commencer votre activité dès la prochaine saison de pêche.

En rendant visite à Pi, Matéo croisa Gibraltar qui sortait. Il sentit son exaspération mais n'en fit rien paraître à l'administrateur en train de ranger les ducats dans un coffret.

— Ah ! Citoyen Matéo, je suis bien aise de vous voir.

— Je recherche un ami. Personne n'a pu me renseigner. Vous qui êtes là depuis longtemps, vous pourrez peut-être me dire ce qu'il est devenu.

Pi était tout émoustillé et fier qu'on lui demande conseil, ce dont ses administrés avaient depuis longtemps perdu l'habitude.

— Comment s'appelle votre ami ?

— Sôto.

Pi blêmit et donna l'impression d'évoir reçu une giffle.

— Si je puis vous dire et dans votre propre intérêt, ne prononcez plus ce nom ni en privé, ni en public. Vous allez vous attirer des ennuis.

Matéo fronça les sourcils. Pi s'approcha de lui et prit un ton confidentiel.

— C'est un terroriste qui a fait beaucoup de mal à sa communauté. Il prône le retour d'un libérateur qu'il appelle Shiloh et il a attiré beaucoup de monde dans ses délires. C'est tout ce que je peux vous dire.

— Etonnant ! A part cela, cet entretien avec mon ami s'est bien déroulé ?

— Très bien ! C'est un patron pêcheur maintenant, vous savez ? annonça-t-il avec jovialité et une certaine fierté. Vous venez me verser la taxe pour l'occupation du tarmac ?

— Justement, puisque vous m'en parlez. Je voulais vous dire qu'il n'y a aucune raison de payer une taxe pour cela.

— Mais vous ne pouvez pas ! C'est ce qui se fait !

— Mais non, ce n'est pas ce qui se fait. La terre appartient à tout le monde : je n'ai donc aucune raison de payer une occupation comme si ce bout de terrain était la propriété exclusive d'une seule personne.

— Cette terre appartient à notre Intendant Mahoré. Il a eu la bonté de nous en laisser la jouissance. Il est convenable et juste de le rétribuer.

— Ce village appartient aux pêcheurs qui l'occupaient avant l'invasion par les troupes de Mahoré.

— Ils ont vendu leurs droits.

— Oui, je sais. Pour quelques ducats qu'il a vite récupérés par les taxes qu'il leur a imposées.

— Je tiens à vous avertir, citoyen. Si vous sous entêtez dans votre attitude antisociale et dans vos paroles séditieuses, je serai obligé de vous passer au Conseil de discipline. Il y aura un procès demain à 19 heures. Assistez-y, vous verrez ce qui arrive à ceux qui ont un comportement rebelle.

— Trop aimable ! Je vous souhaite le bonsoir.

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