1- Noway

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Vingt-septième siècle – aux abords de Bulle 2

  • Léa, cesse de traîner dans mes jambes, bon sang ! tempête Téodime, exaspéré par sa petite sœur.
  • Mais, je veux t’aider, moi aussi, j’ai appris à faire du feu !
  • Le feu est déjà allumé ! Et, si tu veux manger quelque chose avant d’aller dormir, arrête de me tourner autour !

C’est vrai, un bon feu crépite devant la porte de l’abri construit sur les ruines d’un bâtiment sans âge. Ugo, le frère de Téodime, et Léa sont allés chercher de quoi l’allumer et l’alimenter. Ana, leur grand-mère, l’a démarré. Téodime a fait bonne chasse. Quand il est rentré, il a aidé sa mère malade, mourante à vrai dire, Isa, à sortir de son lit de fortune et l’a installée près du foyer. À quelques mètres de nous, d’autres feux brisent l’obscurité. Dans ces cercles de lumière dansante, j’aperçois les ombres des familles de Bart, Salomé et Mila. Nous aurons tous de la chaleur et un bon repas ce soir. Un moment doux et heureux sous les étoiles, ils sont rares. Pour ma part, ce sera le dernier, ma dernière nuit d’homme libre. Je tiens à la savourer.

  • Léa, veux-tu que je raconte une histoire pendant que les autres préparent le repas ? interpellé-je la petite fille.
  • Mais Noway, tu dis que le repos, c’est quand on a fini toutes les corvées ! Je veux aider !

Les poings sur les hanches et les sourcils froncés, elle me dévisage d’un regard noir, pourtant elle est fatiguée. Je lui souris tout en gravant cette image dans ma mémoire.

  • Tu as largement fait ta part aujourd’hui, ma grande. Tu peux être fière de toi. Allez, viens t’asseoir.

Elle bougonne encore un peu, mais me rejoint pour s’installer sur mes genoux.

  • Que veux-tu que je te raconte ?
  • Raconte-moi quand t’étais petit…
  • Encore ?

Elle hoche vigoureusement la tête avant de la caler au creux de mon cou. Elle n’imagine pas que je puisse refuser. Sûrement parce que j’ai toujours dit oui, comme Ash, mon grand-père. Il disait qu’un souvenir partagé apprend toujours beaucoup. Il était à la fois mon père, ma mère, mon guide. Tout ce qui m'a permis de survivre jusqu'à maintenant, c’est lui qui me l’a transmis.

Alors, une ultime fois, je partage mes souvenirs d’enfant avec Léa.Je lui décris encore une fois les lieux que nous occupions, les ruines d’une des deux cités à ciel ouvert avoisinants Bulle aux portes du désert Shara.

Dans mes yeux d’enfant, elles étaient de gigantesques royaumes à explorer, Je lui raconte nos balades dans les rues avec Ash. Nous faisions de nombreuses haltes pour observer les édifices, imaginer par quels procédés ingénieux ils avaient pu élever de si hautes tours aux formes défiant la gravité. Ces promenades familiales étaient souvent l’occasion pour Ash de partager sa vision de l’humanité. Elle était bien singulière au sein des Clans : il mettait toujours en exergue le génie des Hommes.

  • Dis comme lui, Noway, s’il te plaît … me supplient Léa et Ugo qui est venu nous rejoindre.

Ils adorent ce passage-là, je ne me fais pas prier. J’essaie de prendre la voix grave de mon grand-père. Tandis que je l’imite, sa voix résonne dans ma tête.

  • Regardez les enfants ! Ce que vous voyez là est d’abord né dans l’esprit d’un homme ou d’une femme puis a pris forme grâce à l’intelligence, à l’habileté et à la force de milliers d’autres. N’est-ce pas impressionnant ?
  • Bah, euh oui, mais c’est tout cassé maintenant ! me répondent Léa et Ugo prenant le rôle de Kaly, ma petite sœur et moi.
  • Cela n’enlève rien au mérite de ceux qui l’ont construit, les enfants.
  • Mais tu dis que c’est pas bien de casser les choses belles et utiles… Quand nous on le fait, t’es pas content !

Et comme l’enfant que j’étais, Léa et Ugo renchérissent.

  • Eux, ils ont tout cassé, tout sali et après ils sont allés se cacher sous leur cloche ! C’est des gros nuls !

Comme Ash, je ris doucement en les regardant avec tendresse et conclut par une des phrases de son cru :

  • Eux, Ils étaient comme nous, les enfants. Je suis sûr que ceux qui nous ont précédés, au moins certains d’entre eux, ont fait ce qu’ils pouvaient pour réparer. Mais, ça n’a pas marché. Du reste, les Bulles sont des édifices prodigieux, même si l’usage que nous en avons fait est discutable.

Un soupir m'échappe. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à partager la foi inébranlable que mon grand-père avait envers l’humanité, surtout depuis que j’ai lu les fragments de la dernière lettre de Liam, un homme d’avant les Bulles. J’essaie de la leur transmettre quand même, car on a aussi besoin d’espoir pour survivre.

Ugo me tire la manche tandis que Léa s’agite. Ils attendent que je continue.

  • Bien, vous vous rappelez, là d’où je viens, nous n’avions pas qu’une maison. Nous ne pouvions pas.
  • Oui, vous deviez chercher de l’eau, tout le temps.

Ici, l’eau est plus facile à trouver. La première fois que je leur ai parlé de l’importance que nous accordons à celle-ci, ils ont trouvé cela étrange. Ils ont de l’eau, les Bullites leur fournissent de quoi la filtrer, pour l’instant. J'ai quand même insisté. Qui sait de quoi demain sera fait ?

  • Oui, car sans eau, on peut mourir en quelques jours. Alors, tous ensemble, nous avons appris à la trouver. Certains la voyaient de très loin, d’autres, comme Léo, l’entendaient chanter. Il y avait aussi ceux qui, comme Kaly, percevaient son odeur à des kilomètres. Moi, je la sentais vibrer sur ma peau, comme des petites vagues. En tout cas, il fallait beaucoup de patience et de courage pour apprendre à en trouver. Tout comme, il fallait être persévérant et endurant pour apprendre à fabriquer des pièges, chasser, faire la cueillette…
  • Oui Noway ! On sait, c’était dur mais vous en étiez capables parce que vous n’abandonniez jamais. Nous aussi, on doit être courageux et persévérants quoiqu’il arrive… blablabla… on a compris, m’interrompt Ugo.
  • Tant mieux, parce que je serai pas toujours là pour te le rappeler, lui rétorqué-je, avec un air faussement sévère.

Mon cœur se serre tandis qu’il me tire la langue. Demain, je serai parti.

  • Allez, Noway, raconte-nous quand tu jouais plutôt, me relance Léa.
  • D’accord. J’étais comme vous. Je râlais quand Ash me faisait la leçon. Moi, ce que je préférais, c’était jouer avec Kaly et Léo. Pourtant…
  • Ooooh, râle Ugo.

Mais, ils ne couperont pas à une dernière piqûre de rappel.

  • Aux aurores, au moment où le soleil n’était encore qu’un rayonnement caressant et bienveillant, nous nous consacrions à l’accomplissement des tâches quotidiennes sous l’œil vigilant du général Ash : remplir les réserves d’eau, nettoyer et repriser les vêtements, s’occuper des cultures quand nous arrivions par miracle à faire pousser quelque chose. Nous faisions aussi la cueillette et la chasse dans la forêt. Vers dix heures, nous rentrions pour nous reposer et nous protéger. Jusqu’au crépuscule, il faisait trop chaud pour que nous sortions. Mais…
  • Aaaah ! s’exclame les enfants satisfaits.
  • À la nuit tombée, nous avions le droit courir partout dans cette jungle urbaine. Nous partions en exploration, nous cherchions l'endroit idéal où construire pour bâtir notre forteresse. Une fois l'endroit parfait trouvé, nous construisions des remparts, nous élevions des ponts avec tout ce que nous pouvions récupérer. Alors venait notre moment préféré, celui de la grande bataille. Nous devenions des héros qui affrontaient hardiment des hordes de chasseurs bullites féroces et sanguinaires. La lutte était toujours terrible mais nous l’emportions à chaque fois. Alors, nous fêtions la victoire en dansant et en poussant des hurlements sauvages sous le ciel piqué de milliers d’étoiles.
  • À table, me coupe Téodime.
  • On pourra jouer à la bataille après manger ? demande Ugo plein d’espoir.

Je lance un coup d’œil à Ana, celle-ci sourit.

  • Un peu, répond Téodime, à sa place. Après, vous irez dormir.
  • Youpi ! s’écrient les deux garnements.

Après le repas, comme promis, nous jouons un peu. Puis, vient l’heure de se coucher pour les enfants et Isa. Ana aussi.

Il ne reste plus que moi et Téodime, autour du feu. Celui-ci me fixe avec insistance. Téodime, le chat sauvage, comme je l’appelle.

  • Je sais ce que tu comptes faire ! me crache-t-il, d’un ton furieux.

Je le regarde. Dès notre première rencontre, j’ai su que j’allais m’attacher à ce garçon. Entre écorchés vifs, on se comprend.

  • Je sais que tu es allé te renseigner auprès des marchands d’HC ! Tu vas partir, tu vas nous abandonner !
  • Je ne vous abandonne pas. Je vais me vendre pour sauver ta mère. Sans médicaments, elle va mourir, tu le sais. Vous avez besoin d’elle.

Il se lève d’un bond pour me tourner le dos. Il veut me cacher ses larmes.

  • Tu lui as demandé ce qu’elle en pense, Noway ?

Je reste silencieux tandis qu’il serre les poings.

  • Je vais te le dire, moi. Elle veut que tu restes quitte à mourir. Sans toi, on est tous morts !

Comme je persiste à ne rien répondre, il se retourne pour me faire face.

  • Et à moi, pourquoi tu me demandes pas ce que j’en pense ? Ça ne t’intéresse pas ?
  • Téodime, on ne se connait que depuis quelques semaines… tu vas t’y faire, j’en suis sûr.
  • Non ! Quand mon père est mort, j’ai d’abord eu terriblement peur…et puis j’ai fini par me faire une raison. Nous allions tous mourir à petit feu parce que les autres ne pouvaient pas nous aider, ni se résoudre à nous achever. J’ai même eu si faim ou été si las des gémissements de ma mère et des enfants que j’ai souhaité la mort ! Et puis, tu es entré dans nos vies….

Sa voix vibre de colère contenue. J’aurais tellement voulu pouvoir lui offrir un peu plus de temps, de répit. Malgré ma tristesse, je tâche de rester impassible, il a besoin de ma force, pas de mes regrets.

  • Tu te souviens ce que j’ai demandé, lors de notre première rencontre ?
  • Oui.
  • Est-ce que tu es capable de subvenir aux besoins de ta famille, est-ce que tu sais chasser ? bricoler ? te battre ? lui rappelé-je. La réponse est oui, aujourd’hui. Vous survivrez.
  • À quoi bon ? me jette-t-il, Quand tu partiras, le gang reviendra. Ils nous prendront tout ou ils nous tueront tous.

Il a raison. Comme si la misère ne suffisait pas, il y a aussi ces meutes de charognards.Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où j’ai trouvé Téodime inconscient, couverts d’ecchymoses et le visage tuméfié, à l’entrée de notre abri. Celui-ci avait été saccagé et le garde-manger, pillé. Les quelques adultes qui vivent presque comme un clan avec la famille de Téodime étaient tous allés se cacher. Seul Téodime les avaient affrontés. C’est ainsi que j’ai appris l’existence du gang.

Cela m'a plongé dans une colère noire et abyssale. Comment avaient-ils pu, tous sans exception,se montrer si lâches ? Pendant plusieurs jours, je me suis tenu loin de ces gens. La fureur qui m'habitait aurait pu m'amener à des actes que j'aurais regretté.

Je m’en suis occupé, seul. J’ai tendu une embuscade au chef et à sa garde rapprochée. Je leur ai expliqué ma façon de voir les choses en utilisant leur propre langage. Cela semble avoir fonctionné, ils ne sont plus revenus depuis. Surtout, les hommes et les femmes qui avaient fui devant la menace, sont venus me trouver pour apprendre à se défendre.

  • Je sais, Téodime. Je vais me charger de ça avant de partir. Cette nuit.
  • Quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire ?
  • Ce qu’il y a à faire… fais-moi confiance.
  • Tout seul ! Noway, ils vont te tuer !

Je lève les yeux vers le ciel piqué d’étoiles. J’ai pourtant tout fait pour éviter de le mêler à ça.

  • Non, pas tout seul… j’ai parlé avec Bart pour avoir des renseignements sur leur nombre, leur armement, leurs habitudes…Quand Bart a compris ce que je comptais faire, il a voulu en être. Il m’a aussi persuadé d’en parler à d’autres. Nous serons cinq.
  • Vous allez faire quoi ? insiste Téodime.

Je le prends par les épaules et plonge mes yeux dans les siens.

  • Nous allons éliminer cette menace. Ensuite, je partirai pour Bulle et vous aurez les médicaments pour ta mère et de quoi améliorer votre quotidien.
  • Et si tu meurs en affrontant le gang ?
  • Cela n’arrivera pas.
  • Comment peux-tu en être sûr ?
  • Crois-moi, j’ai tout essayé. La mort ne veut pas de moi.

Soudain, il me prend dans ses bras et m’étreint violemment en cognant sa tête contre mon torse. Là, contre ma peau, il étouffe un cri de douleur qui me déchire le cœur. Il tremble, je le serre dans mes bras de peur qu’il s’effondre. Après de longues minutes, il se dégage.

  • Je veux venir, ce soir, m’annonce-t-il, en essuyant ses larmes d’un geste rageur.
  • Non, c’est trop dangereux. Ta famille aura besoin de toi…
  • Un jour, ce gang-là se reformera, ou d’autres viendront. Il faudra éliminer la menace, comme tu dis. Je ne veux pas vivre ce premier véritable combat seul, j’ai besoin que tu sois avec moi. Alors je viens aujourd’hui !

L’idée qu’il soit blessé ou pire me brûle les tripes. L’espace d’un instant, j’envisage de l’assommer. J’y renonce presqu’aussitôt. Un jour, demain ou dans quelques mois, il faudra qu’il se batte. .

  • D’accord. Mais, tu restes à mes côtés et tu fais tout ce que je te dis, quoiqu’il arrive !

Il hoche la tête et sans un mot de plus, part se préparer.

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