49- Bas les masques (2/2)

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Les gardes m’ont ramené au dortoir où j’ai retrouvé William et Ella. Ariel est absente, ce qui n’a rien d’étonnant au vu de la gravité de ses blessures.

Après les avoir salués, je vais m’allonger sur mon lit avec l’intention de dessiner, en espérant réussir à me calmer. Je vois bien que mes deux coéquipiers m’observent du coin de l’œil, mais je n’ai pas envie de parler. J’ai besoin de mettre de l’ordre dans mon chaos mental, autant que possible.

Quand les gardes se pointent pour nous escorter jusqu’au réfectoire, je suis toujours d’une humeur massacrante. Je ne cesse de penser à Edan, cet homme en qui Alka a toute confiance. L’IA l’a appelée Colonel… Qui est-il réellement ?

Durant le trajet, je décide de prendre sur moi. Après tout, mes compagnons d’infortune n’y sont vraiment pour rien. Quand nous arrivons, à ma grande surprise, nous sommes joyeusement salués par les autres. Ils sont en train de regrouper les tables pour que nous mangions tous ensemble. D’abord interloqué, je suis le mouvement et me retrouve assis entre Wallis et Feng.

  • C’est prévu par MAGIE, ça ? leur demandé-je en m’asseyant.
  • On lui a pas demandé son avis, me répond Yugo avec un sourire sardonique.

Je lui réponds par un demi-sourire et remarque qu’il a un bras bandé et en écharpe.

  • Ça va, toi ? m’enquis-je.
  • Oh, je me suis salement fait griller, mais ils m’ont administré un traitement de régénération des tissus. L’IA m’a dit que demain, mon bras ressemblerait à nouveau à… un bras, grimace-t-il.
  • Tu pourras t’en servir normalement ?
  • Non. Elle a parlé de cinquante à soixante-quinze pour cent de récupération.

Je baisse la tête pour cacher ma colère.

  • Bon, et toi ? poursuit-il. Pourquoi ils t’ont gardé si longtemps ? T’avais l’air en bon état, en sortant du DC.
  • Il parait que j’étais déshydraté et que j’avais besoin de vitamines.
  • Sérieux ? s’étonne Wallis. T’étais sûrement le plus en forme en sortant de l’épreuve, pourtant moi j’ai pas eu droit à des vitamines. Vous autres non plus ?

Autour de la table, tous secouent la tête.

  • Vous êtes passés en salle de diagnostic, quand même, les interrogé-je, circonspect.
  • Ben oui, c’est la procédure, répondent-ils, en chœur.
  • Tu crois qu’ils te filent des trucs… genre, comme pour leurs combattants préfabriqués ? me demande Feng.
  • J’en sais rien. Mais je ne vois pas pour quelle raison ils feraient ça.
  • Bah, tu sais… Ils sont pas nets ! me rétorque William. C’est peut-être juste pour s’amuser, ou pour rendre les affrontements plus intéressants.

Ce serait complètement irrationnel !

Le silence s’installe, ou plutôt le bruit des fourchettes. Tandis que tout le monde se restaure, j’observe mes compagnons en silence. Nous ne sommes plus que dix. Les autres équipes sont désormais des duos : Feng et Yugo pour Chine, Wallis et la jeune femme dont j’ignore toujours le prénom pour Océanie et enfin, un homme et une femme avec qui je n’ai pas eu l’occasion d’échanger pour América. Je décide de remédier à ce manque d’informations.

  • Pardon, dis-je à la jeune femme à côté de Wallis, mais je n’ai pas connaissance de ton prénom. Comment t’appelles-tu ?
  • Lilly, me répond-elle avec un regard franc et direct.
  • Salut Lilly. Et vous, comment vous nommez-vous ? ajouté-je en me retournant vers les deux membres d’América.
  • José et Mila, me répond le jeune homme.

Je les remercie et poursuis par la question qui me taraude.

  • Est-ce que l’un d’entre vous peut m’expliquer pour quelle raison nous sommes tous à la même table ? Serions-nous devenus une seule et même équipe ?
  • N’est-ce pas ce que tu te tues à nous répéter depuis ton arrivée ? me lance Lilly, en esquissant un sourire. On a fini par se rallier à ton avis, tu vois.
  • Pourquoi ? demandé-je d’un ton plus sec que je n’aurais voulu.

Cela me vaut un regard surpris de plusieurs d’entre eux. Wallis lui, n’a pas bronché et passe son énorme bras autour de mes épaules.

-- Pour nous… Pour ceux que nous aimons et que nous avons quitté, faute d’autres choix. Pour garder vivant ce petit espoir que l’on peut changer le cours de choses. Comme toi, non ?

Cette accolade et ces mots portés par sa voix vibrante ont le don de m’apaiser. Malgré tout, je dois essayer de leur dire que tout un pan de ce monde nous est dissimulé et que, par conséquent, il est difficile de savoir si ce que nous faisons pourrait faire une quelconque différence.

  • Oui, comme moi. Mais je suis convaincu que les Bulles ne sont qu’une partie du problème. À qui profite ce système ? Pas à nous, même pas aux Bullites quand on y réfléchit. Bien sûr, on peut arguer qu’ils sont en sécurité seulement, soyez sincères, vous en voudriez de ce succédané d’existence où on vous ôte votre mémoire et votre liberté de penser ?

Un silence pesant suit mes paroles durant lequel nous mangeons tous, les yeux fixés sur nos assiettes.

  • Honnêtement Noway, je vois pas ce qu'il y a de mal à se délester de certains souvenirs, personnellement je serais pas contre oublier quelques trucs, reprend soudain William. Quant à la liberté, j’aimerais bien tester moi-même avant de me préoccuper de celle de ceux qui m’ont réduit en esclavage.
  • Je suis d’accord avec Will, renchérit Yugo. La priorité, c’est nous. Quant aux Bullites, ils ont créé le système Bulle, c’est que cela doit leur convenir.
  • C’est MAGIE qui a créé le système qui régit la vie des Bullites. C’est une machine. Est-ce que quelqu’un contrôle MAGIE ? si c’est le cas, qui ? Peut-être sont-ils tous aussi esclaves que nous ?
  • Quand bien même tu aurais raison, qu’y pouvons-nous ? intervient Feng. Pour ma part, tu m’as convaincue que nous pouvions nous opposer au traitement abject que nous subissons. Si tu veux faire sauter le DC, je te suivrai. Pour le reste, qu’ils se débrouillent !
  • Oui, s’exclame Wallis, nous pouvons porter l’espoir d’une autre voie par nos actes dans l’arène, montrer que nous avons le pouvoir de changer nos conditions de vie. Peut-être que d’autres HC suivront en dehors, ce serait déjà énorme.

Tous les autres approuvent en hochant la tête.

C'est déjà un grand pas. Serait-ce cela, l’effet papillon songé-je en me rappelant des mots que j’ai trouvé gravés dans la pierre, à Tamanrasset.

Je touche l’endroit où le papillon repose sur ma poitrine habituellement. Aussitôt, une réminiscence de la voix de ma sœur vient contrecarrer cet élan idéaliste.

Ce serait pas plutôt une histoire de mâle alpha… Te voilà catapulté chef d’une bande de bras-cassés en sursis…

Malgré tout, ce repas partagé et animé de discussions chaleureuses me met du baume au cœur et apaisé. En les quittant, j’ai cependant la gorge serrée de toutes ces choses que je ne peux pas leur révéler.

À la sortie, les gardes m’indiquent que la Stratège veut me voir et m’enjoignent de les suivre.

Quand j’arrive dans le bureau d’Alka, je comprends à son air dur et triste que le brouillage des systèmes de surveillance n’est certainement pas possible.

Edan s’est-il rendu compte que je l’ai démasqué ?

D’un signe de tête, elle m’ordonne d’approcher.

  • Tiens, dit-elle sur un ton indifférent. Comme promis, je te le rends.

Elle me tend mon pendentif. Je remarque aussitôt que le corps du papillon a changé et me risque à lui lancer un regard étonné. Je ne rencontre que le vide dans ses yeux.

  • Merci maîtresse.
  • Tu peux disposer. À plus tard, conclut-elle d’une voix morne.

Résigné, je suis les gardes jusqu’au dortoir.

  • Salut ! Avant que j’oublie, les autres te font dire qu’ils sont partis faire un peu d’exercice, si jamais tu veux les rejoindre, me lance une voix éraillée à mon entrée.

C’est Ariel. Son visage porte encore les signes des souffrances dues à ses blessures, mais elle sourit. Pas moi, j’évite de croiser son regard et me concentre sur mon pendentif.

  • Salut, comment vas-tu ? lui lancé-je, en passant rapidement devant son lit pour rejoindre le mien.
  • C’est pas la grande forme, mais je vais récupérer à cent pour cent, selon l’IA, me répond-elle.

J’accuse réception de sa réponse par un grognement avant de m’asseoir et de cesser de lui prêter attention. Je préfère étudier le corps du papillon. Je détache la chaine de mon cou et l’observe attentivement. Si les ailes sont intactes, le corps est effectivement différent. Après examen, j’en conclus que c’est une carte mémoire, mais bien plus récente que l’originale.

Alka aurait-elle réussi à extraire les données de l’antique artefact ? Ou essaie-t-elle de me faire passer des infos ?

Je suis soudain interrompu par Ariel qui vient de s’asseoir à mes côtés sans délicatesse.

  • Fais-voir, m’enjoint-elle en me subtilisant le papillon.
  • Rends-le moi !
  • Oh, intéressant, déclare-t-elle comme si je n’avais rien dit.

Délicatement, elle saisit la carte et la fait glisser pour la détacher des ailes.

  • Y’a quoi dessus ?
  • Des dessins !

J’ai dit le premier truc qui m’est venu à l’esprit. Ses yeux me répondent qu’elle n’est pas dupe une seconde.

  • Ça te dit qu’on les regarde avec le casque ? me propose-t-elle.
  • Je ne suis pas certain de vouloir que tu regardes ces dessins, lui rétorqué-je d’un ton circonspect.

Bien sûr, elle ne comprend pas les raisons de ma soudaine méfiance. Je me souviens de son intérêt étrange pour mon portrait d’Edan. Elle le connaît, c’est sûr ! Comment pourrais-je lui faire confiance ? Que sait-elle d’autre qu’elle ne m’a pas dit ? Est-elle au courant pour cette histoire d’ADN ? Pourquoi se trouve-t-elle ici ?

  • Je te prête le casque, si tu veux, finit-elle par me répondre. Tu décideras après si tu veux me montrer ou pas.

Je décide d’accepter. Au moins, avec le casque, MAGIE ne regardera pas derrière mon épaule.

Quelques minutes plus tard, j’ai le casque sur les yeux et contemple, dépité, des fragments de texte sans queue ni tête.

Amstrong, le premier cosmonaute… Lune… Les humains en orbite… L’expérience de la vie en apesanteur… Mars… L’échec de la première colonie… Arkan, le sauveur de la cinquième colonie… Eragon, le vaisseau errant… en route vers Jupiter.

Je suis sûr que Saul aurait adoré ces lambeaux de récits plus vieux que les Bulles. Pour ma part, ils ne m’inspirent que de la déception. Retenant un soupir, j’ôte le casque.

  • Merci Ariel, lui dis-je en le lui tendant.
  • Je peux ? s’enquiert-elle en le saisissant.

D’un signe de tête, je lui donne mon accord. Tandis qu’elle regarde ces vieilleries, je m’abime dans une réflexion intense : comment l’amener à m’en dire plus sans dévoiler ce que je sais déjà ?

Elle pose le casque entre nous et me fixe d’un regard intense jusqu’à ce que je me décide à lui prêter attention :

  • C’est très réaliste, ces dessins. J’ai presque l’impression d’y être déjà allée, me déclare-t-elle d’un air très sérieux.

Elle semble vouloir me faire passer un message. Soudain, une idée insensée me vient, mais les découvertes impossibles sont coutumières ces derniers jours alors je tente le coup.

  • Ces endroits sont pourtant totalement fictifs…
  • Ils semblent si réalistes, pourtant. Avec mon maître, j’ai voyagé et certains de tes dessins m’ont évoqué ces endroits.
  • Bah, c'est possible, je m'inspire aussi de mes voyages, lui octroyé-je, avec un sourire entendu.

Ai-je bien compris ? J’osais déjà à peine effleurer l’idée qu'une partie de l'humanité vit au-dessus de nos têtes, celle que d’autres sillonnent l’immense étendue entre les planètes pour s'y installer, éveille un moi un sentiment grisant. J’essaie, l’espace d’un instant, d’imaginer à quoi cela peut bien ressembler. Puis je suis rattrapé par la réalité. Elle est d’autant plus douloureuse. Pourquoi s’acharner à nous garder enfermés ici ?

Quand je regarde à nouveau Ariel, elle semble percevoir mon désarroi.

  • Tu veux que je te montre les photos que j’ai conservées de ces voyages ? me demande-t-elle doucement.
  • Oui, j’aimerais bien.

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