Chapitre 1

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— Alors, tu fais quoi dans la vie ?

Je me retiens de soupirer. Franchement, j’essaie. N’empêche, j’ai — peut-être — laissé paraître — un tout petit peu ! — mon mécontentement, et le visage de Bruno s’affaisse tel un château de cartes. Ses sourcils bruns épais se froncent sous ses yeux bleutés. Il baisse la tête et ses cheveux blonds bouclés lui tombent sur le front.

Je le vois du coin de l’œil à jouer avec sa fourchette du bout des doigts. Un tic visiblement.

Il est nerveux.

Je suis nerveuse.

Il parle beaucoup.

Je ne parle pas assez.

Ce n’est pas un bon mélange, mais ça pourrait être pire : nous aurions pu être silencieux tous les deux. C’est ce qui m’est arrivé il y a deux semaines.

Ce qui n’aide pas, c’est qu’il s’agit toujours des mêmes paroles… des mêmes mots.

Les mêmes questions non existentielles dont je suis certaine qu’il se fout de la réponse.

Qu’est-ce qui te passionne dans la vie ?

Quel métier exerces-tu ?

Aimes-tu les chiens ?

Ta couleur préférée ?

Lui, sûrement tout ce qu’il l’intéresse, c’est de ramener quelqu’un dans son lit.

Moi, je veux rentrer et lire un bon roman.

Seule, de préférence.

Ah, mais mon chat est accepté.

Je commence à me demander si ce n’est pas moi le problème. Après tout, tous les rencards ont un dénominateur commun : moi. Avec tous les hommes que j’ai rencontrés durant ces derniers mois, il n’y a jamais eu de second rendez-vous. Certains désiraient, mais j’ai refusé.

En fait, je suis le mouton noir du berger.

Lorsque je relève le regard, je constate que Bruno semble encore attendre une réponse. Un faux sourire s’incruste sur mes lèvres.

— Je travaille dans une boutique.

— Quel genre de boutique ?

J’aimerais dire un sex shop, juste pour voir son visage se décomposer, et la gêne apporter sa couleur rougeâtre familière sur ses joues rondes.

Mais je n’ose pas.

Parce que ce mot ne semble même pas faire partie de mon vocabulaire.

— Une boutique de vêtements.

— Oh… c’est cool !

Ouais… c’est cool. Ce n’est pas fabuleux ni extraordinaire. Je ne sauve pas des vies, je n’enseigne pas aux futurs leaders de demain, je… place des morceaux tout en priant pour que ma caisse enregistreuse retrouve le compte à la fin de la journée.

— Et toi ? demandé-je par politesse.

— Je travaille comme informaticien chez Apple.

Je hoche la tête.

— Ahhh.

— Ouais, donc je règle des soucis d’ordinateurs toute la journée.

Bruno prend une gorgée de son verre d’eau, et je constate que sa main tremble un peu. Je le comprends tout à fait.

Je n’aime pas les rencards. Je n’aime pas être assis face à face dans un restaurant avec une fausse chandelle devant moi, et manger un repas en présence d’un presque parfait inconnu.

Mais je le fais quand même.

Pourrais-je me considérer comme masochiste ? N’est-ce pas la définition même de quelqu’un qui fait quelque chose qu’il n’aime pas de son plein gré ? Et ce, à répétition en plus ?

— Ça semble cool !

— Honnêtement ? Ça l’est vraiment pas. Je passe la journée à expliquer à des femmes qu’elles doivent simplement faire les mises à jour de leurs MacBook.

Je ne sais pas quoi répondre, donc je me force à sourire poliment. J’ai envie de regarder l’heure sur mon portable, mais je ne crois pas que ça serait bien vu.

Peut-être s’approche-t-il 21 h ? À quelle heure ferme le restaurant ? Peuvent-ils nous mettre à la porte ?

Je l’espère.

— Savais-tu que ça règle les trois quarts des soucis ? Simplement les mises à jour ? Et le un quart qui reste, je dirais que ça se résout en redémarrant l’ordinateur ou en le réinitialisant. Le savais-tu ?

À nouveau, un petit sourire qui sonne tout faux s’étire sur mes lèvres.

— Non, je le savais pas.

— Voilà ! Maintenant tu le sais !

Il sourit, tout fier, ses joues légèrement rosées.

Ah oui, cher Bruno, je le sais !

Et moi, je souris — encore. Mais il faut me connaître pour comprendre que ça n’atteint pas mes yeux. Je suis bonne pour flouer les gens.

Je souris même quand j’ai envie de pleurer.

Je rigole même quand j’ai envie de hurler.

Je cache sans cesse mes émotions, je les enferme à double tour. C’est devenu ma spécialité.

— Désirez-vous l’addition ? demande le serveur en s’approchant de nous.

— Oui.

Bruno et moi avons répondu en même temps. Je réalise que, tout comme moi, lui aussi a hâte de partir. L'homme d’une trentaine d’années nous regarde avec un rictus au bord des lèvres et disparaît. Il revient quelques secondes avec la facture.

— Je veux payer ma partie, dis-je.

— Ah non, je ne peux pas faire ça, affirme Bruno.

Est-ce un truc de mecs ? Se sentent-ils moins hommes s’ils laissent la femme payer ?

Je n’aime pas me sentir redevable envers les gens. J’aime mon indépendance — je la chéris.

— Merci, alors, dis-je maintenant qu’il a déjà tendu une liasse de billets au serveur.

Nous nous levons en même temps. Désormais, aucun de nous deux ne tente de flouer l’autre. Nous souhaitons tous les deux partir.

J’agrippe mon imperméable et suis la silhouette svelte de Bruno jusqu’à la sortie. Encore une fois, je constate qu’il est habillé très chic – un pantalon et un veston – alors que je ne me sens légèrement pas assez habillée avec mon pull noir et mon jean.

Il me tient la porte, et je le remercie d’un hochement de tête. Dehors, il pleut des cordes. L’eau s’abat avec force sur le petit abri devant la porte du restaurant.

J’ai trente minutes de route à faire et je vais passer le trajet à être mouillée comme un chat qui s’est faufilé dans une gouttière.

— J’ai passé un agréable moment, affirme Bruno, un sourire sur les lèvres.

Non, c’est faux. Je sais que c’est faux.

Mais ça, on n’ose jamais le dire, et ce n’est pas juste moi. Même les plus extraverties ne le mentionnent pas quand c’était horrible.

Je suis tout aussi trouillarde qu’eux, car je souris aussi — faussement, bien entendu.

— Oui, moi aussi.

Malaise. Alerte rouge.

Pendant quelques instants, nous nous regardons. Puis Bruno me fait un signe de la main, et part. Il ne tente même pas de m’embrasser — le trois quarts s’y essaie après un seul rendez-vous.

Ça a vraiment dû être catastrophique pour lui, alors.

Je me sens coupable, d’autant plus que c’est moi qui lui ai proposé le rendez-vous. Enfin, c’était mon nom qui s’affichait sur l’appareil, mais ce n’était pas mes doigts qui ont tapé — nuance.

Ma meilleure amie Lauren s’est emparée de mon portable et lui a suggéré un rencard. Elle l’a trouvé mignon sur Tinder et a décidé qu’il fallait tenter sa chance.

Comme si… c’était un bien de consommation.

On l’essaie, si ça ne marche pas, au suivant !

Vite, vite !

On ne regarde pas l’échec — s’il y a lieu, mais dans mon cas, c’est automatique — on ne réfléchit pas, on passe au suivant.

Vite vite, le train de la jeunesse est parti, nous arrivons au terminal vie d’adulte.

Je rumine en marchant sous la pluie jusqu’à ma voiture, je botte même trop agressivement un caillou. Je lâche ma colère, mes insécurités et mes craintes sur ces pauvres roches qui n’ont rien demandé.

Puis j’embarque dans ma voiture, ma chère petite Yaris grise, et expire.

Je suis trempée, mon imperméable me colle à la peau, et j’ai encore faim. Les pâtes que j’ai mangées n’étaient même pas bonnes.

Mes doigts s’emparent de mon portable qui se trouvait dans mon sac à main.

20 h 55. Un nouveau record, je crois.

Et je vois un texto de ma mère sur la page d’accueil.

Et puis, comment ça s’est passé ?

Je soupire. Encore. Je roule même les yeux.

Je répondrai plus tard, quand j’aurai eu le temps de penser à un mensonge crédible, tout en tentant de lui faire comprendre que, non, ce n’est pas moi le problème.

Non, je ne me mets pas des bâtons dans les roues.

Si ça ne tenait qu’à moi, j’aurais crevé les pneus.

Car oui, j’essaie. Je tente de me trouver un copain malgré le fait que je n’en ai aucune envie.

Ce que ma mère veut, elle obtient. C’est facile comme ça. Je n’ai jamais osé, depuis les quelques dernières années, lui dire non.

Et encore une fois, ce mot revient, quatre petites lettres qui ensemble, résument toute ma vie.

Oser.

Je n’ose pas faire le pas. Je n’ose pas lui dire que je ne souhaite pas vivre comme tout le monde, que je ne souhaite pas avoir un copain uniquement pour les apparences. Que je suis bien, toute seule.

Mais quelque chose me retient, des cordes invisibles me maintiennent. Au fond de moi, je sais qu’il s’agit des fantômes de mon passé.

Reste que je me sens comme une marionnette entre les doigts de ma mère.

La pluie prend de la vigueur, les goutelettes s’abattent avec force sur le pare-brise de ma voiture, et je finis par démarrer le moteur. Je me jette un coup d’œil dans le rétroviseur pour essuyer le mascara qui s’est écoulé sur mes joues, quittant mes cils entourant mes iris marron. Je replace une boucle de mes cheveux semi-blonds, semi-châtains qui tente de s’extirper de mon chignon. J’ai envie de rentrer chez moi, dans le confort de mon appartement du centre-ville, pour prendre une douche et me faufiler sous les couvertures.

Sur le chemin du retour, je conduis sur le pilote automatique tout en contemplant les lumières de la ville. J’aime la nuit pour son aspect apaisant. Au loin, un oiseau survole le ciel, je le vois qui bat ses ailes majestueuses. Pendant un moment, je l’envie. Moi aussi, je désire m’évader. Ou même tout simplement choisir ma direction.

Je souhaite choisir ma voie. Ma destinée.

Mais ma mère est surprotectrice depuis… le moment que nous ne devons pas mentionner. Elle m’enserre dans des étaux, resserre les pans de la vie autour de moi pour m’empêcher de souffrir. Pour m’empêcher de vivre.

Elle a tracé le chemin que je dois emprunter. Je dois suivre les limites, suivre les consignes. Je ne peux dévier, je ne peux prendre une autre sortie.

Car la dernière fois que j’ai pris des décisions, ça s’est mal terminé. Du coup, je la laisse faire les choix.

Je suis… le pantin qu’elle dirige. Je me laisse guider. Après tout, la vie lui a réussi. Elle a un mari, deux beaux enfants, un travail, une maison.

La vie typique.

La vie qu’elle souhaite que j’aie…

Mais la vie que je ne désire pas.

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