Chapitre 1: L'expérience

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Louis avait été le premier baiser de Marion, ils avaient quinze ans. C’était une après-midi d’octobre, et ils se voyaient seuls pour la première fois. Ils avaient d’abord regardé un film et quand le générique de fin avait déroulé, Marion l’avait embrassé. Elle s’était penchée vers lui avec une détermination semblable à celle d’un condamné ; parce que c’était attendu, puis pour pallier leur silence. Finalement, ce baiser avait comblé une curiosité qui avait longuement chatouillé la jeune fille, mais il lui avait laissé le goût doux-amer de la déception : peut-être parce qu’il ne fut pas accompagné des feux d’artifices auxquels elle s’attendait, et puis parce qu’au fond, elle ne s’était jamais imaginée combler cette curiosité avec lui.

En effet, Louis n’avait pas été son premier amour. Depuis le collège, Marion aimait le premier garçon de sa vie d’une tendresse innocente et pure, de l’amour d’un enfant qui vous regarde avec de grands yeux pétillants. Mais cet amour ne lui avait jamais accordé davantage que le regard qu’on offre à un gamin admiratif. Alors, Louis avait été une expérimentation, un haussement d’épaules. Quand il lui avait déclaré sa flamme par SMS, elle s’était dit « pourquoi pas », il pourrait être un copain juste comme ça, pour voir ce dont toutes les copines parlaient. Quinze ans, c’était l’époque où former un couple signifiait recevoir un baiser entre deux cours et passer ses samedis après-midi à regarder des films sur un écran d’ordinateur, avant que les parents ne viennent vous récupérer. Pourtant, pour certaines dont Marion faisait partie malgré elle, ceci représentait la majorité de ses rêveries quotidiennes : pendant les cours de physique qui l’ennuyaient, ou lorsque qu’elle tournait dans son lit le soir, pour occuper ses éternelles insomnies. Malheureusement, quand elle rêvassait, ce n’était pas avec Louis qu’elle s’imaginait, et une inéluctable culpabilité s’empara rapidement d’elle. Elle le quitta sous la pluie après un petit mois d’idylle adolescente, un jeudi, entre l’église et la boulangerie. Ils gardèrent cependant contact et, comme on s’attache à son premier ours en peluche, il resta pour elle un souvenir dans un coin d’armoire.

De ce fait, c’est tout naturellement qu’un soir de juin, du haut de ses dix-neuf ans, Marion se retrouva devant la porte de Louis, le cœur léger et une boule d’euphorie dans l’estomac. Ils ne s’étaient ni vus ni parlés depuis novembre dernier, lors d’un bref rendez-vous, planifié car ils se trouvaient étudier dans la même ville, et c’était ce que les anciens amis faisaient. Presque rien n’avait changé depuis, à par la couleur de ses cheveux, qu’il avait décoloré de son châtain en blond peroxydé ; un choix qui le mettait moyennement en valeur.

Ils se saluèrent, prirent place à l’intérieur du studio, face à un bureau en stratifié. La chambre était petite, comme toutes les chambres étudiantes, avec une kitchenette, une salle de bain séparée d’une cloison et des meubles en copeaux compressés qui se ressemblaient tous, comme un kit de maison de poupée. Ils échangèrent les courtoisies habituelles de deux amis que la vie n’avait pas séparés assez longtemps pour les empêcher de plaisanter, mais trop longtemps pour effacer la pointe de malaise qui s’installa entre eux. Ses études de cinéma se passaient bien ? Plutôt, oui, et toi, l’école d’art ? Plutôt bien aussi, même si, bon, voilà. Il leva les sourcils, elle haussa les épaules et se servit un verre de grenadine.

Ils avaient à la fois tout et rien à se dire. Leur relation avait toujours fluctué entre l’amitié et la simple camaraderie, même si cinq ans à côtoyer le même cercle avaient fait de lui une présence familière, même rassurante ; Marion se ravisa de lui expliquer ses états d’âmes à propos de l’école, et puis, elle n’était pas là pour ça. Elle se força à lui poser des questions sur lui, et à prêter une oreille intéressée à ses réponses : Ce qu’il apprenait lui plaisait ? Oui, même si c’était bientôt fini. Et il pensait faire quoi après ? Il n’en avait aucune idée, lui retourna la question quant à son avenir avec un diplôme d’art, elle sirota son verre et embraya sur un autre sujet tout aussi captivant.

Leur dernière rencontre, en novembre, s’était déroulée tout aussi lamentablement ; cependant, elle était restée mémorable à cause de l’événement qui s’était ensuivi. Le lendemain, Fleur, la meilleure amie de Marion, l’avait appelée pour lui faire une requête surprenante :

« J’ai une question à te poser.

— Vas-y, avait répondu Marion.

— Ça te dérangerait que je couche avec Louis ? »

Oui, évidemment que ça la dérangeait. Depuis leurs quinze ans, et étant donné qu’il avait été le seul à jamais témoigner d’intérêt envers elle, Marion chérissait secrètement la sensation qu’il était sien. Mais une amourette de lycéens, et un sentiment d’attachement unilatéral et désuet, selon elle, ne justifiait pas un refus. Elle lui avait répondu : « Vas-y, mais raconte-moi après. »

C’est donc armée d’une bouteille de limonade, et des impressions tièdes de Fleur, que Marion s’était convaincue de le revoir.

Ils finirent tous les deux leur verre puis se fixèrent, leur conversation épuisée par le désir muet d’en arriver au but de cette visite. Les doigts de Marion tremblaient, et elle se découvrit une passion pour cette angoisse. Pour faire durer l’impression grisante que quelque-chose était sur le point de se passer, elle traîna ses yeux sur les posters de Fight Club et de Kill Bill épinglés au papier peint gondolé, l’étagère couverte de plantes mortes, le petit lit encastré dans le mur. Elle regardait sans voir. Elle ne pensait qu’à l’ensemble de lingerie assortie qu’elle avait revêtu pour lui, et dont elle savait qu’il avait aperçu un bout lorsqu’elle s’était penchée pour retirer ses sandalettes. Plus elle se sentait lorgnée par lui, plus la dentelle se transformait en armure.

Satisfaite de pouvoir qu’elle se sentait exercer sur lui, elle se tourna à nouveau vers Louis. Ils inspirèrent, il dit « bon », et ils s’embrassèrent.

Ils se levèrent ensemble, leurs lèvres liées, et s’allongèrent sur le lit. Marion n’avait pas été embrassée depuis longtemps, elle en avait oublié la sensation. Les lèvres de Louis étaient charnues sans être pulpeuses, et elle s’en délecta comme d’une grappe de raisin bien mûre. La tension dans son corps était retombée, maintenant qu’ils s’abandonnaient à leurs premiers instincts, et son esprit franchit les portes d’un calme tumulte. C’était agréable de ne pas penser. C’en était si facile qu’elle en fut surprise.

Ils parlèrent peu, mais une fois déshabillés, leur silence ne fut plus une source de malaise. Au contraire, Marion bougea sans réfléchir, sans pudeur, elle lui répondit par ses gestes comme si c’était une seconde nature, comme dans un rêve où chaque pensée devient action. Lui aussi, trouva une aise immédiate, qui se manifesta par quelques jurons et deux mots crus qui la firent frissonner.

Elle embrassa, caressa et se pressa avec la même aisance que si elle s’aventurait sur sa propre peau. Il ne craignait pas de la toucher et elle s’en réjouit, il ne la frôlait pas comme si elle était une chose fragile : il l’attrapait par la taille, elle le serrait en retour, il l’empoignait, elle le griffait dans le dos. Le soleil fit bouillir la fenêtre de la chambre et la chaleur s’accumula à l’intérieur, si bien que leurs peaux fondirent ensemble. Ils dansèrent, adaptant leur rythme à celui des chansons tantôt vaporeuses, tantôt électriques, leur pouls en symbiose avec les basses qui faisaient trembler la membrane de la petite enceinte. Quand la playlist s’arrêta, ils étaient l’un sur l’autre, enlacés et flottants dans un cocon de chair humide.

La nuit était tombée, entre-temps, et le dernier bus était parti depuis longtemps. Comme deux chats somnolents, ils s’approchèrent de la fenêtre entrouverte pour avaler une goulée d’air moite estival. Ils regardèrent l’asphalte du parking quasiment vide du complexe, la tête légère et l’esprit englué par leurs ébats. Par timidité inutile, Marion s’était recouverte du drap du lit. Louis se glissa derrière elle et posa sa tête sur son épaule.

« Je suis trop bien avec toi, murmura-t-il. J’en reviens toujours pas, c’est comme un rêve. Je t’avoue qu’au début je pensais que ton message, c’était une blague.

— Il t’a surpris ? »

C’était une question rhétorique ; un tel message ne pouvait que surprendre. Récemment, Marion prenait un malin plaisir à faire tout ce qu’on n’attendait pas d’elle. Ainsi, elle découvrait la liberté de se connaître mieux que les autres ne la connaissaient. Louis souffla du nez et dit voler quelques cheveux blonds sur la joue de la jeune femme.

« Ça arrive que dans les films que quelqu’un propose un plan cul comme ça, sans intro. Ça m’a fait super plaisir, mais… je sais pas si tu sais, à propos de Fleur…

— Oui je sais, elle m’a demandé à moi avant de te demander à toi, le coupa-t-elle en riant.

— J’ai donc été recommandé » Il sourit et plissa les yeux comme un limier qui venait de faire une découverte plaisante. Elle pinça les lèvres.

« Non, elle sait même pas que je suis là. Je suis venue parce que… je sais pas trop comment le dire. » Elle rit nerveusement. Avant d’arriver, elle s’était doutée qu’il poserait des questions. Elle avait préparé une réponse pour chaque, s’imaginant la conversation en pensée, mais maintenant qu’elle était face à la réalité, elle se balança d’un pied à l’autre, hésitante et mal à l’aise.

« T’es pas obligée de t’expliquer si t’as pas envie, je veux dire, moi ça me fait bien assez plaisir »

Les yeux brumeux, elle contempla le parking vide et les conséquences, si elle lui avouait. Peut-être qu’il ne voulait pas savoir ce genre de détails sur sa vie, et puis, si elle lui disait, ce ne serait plus son vilain petit secret. Elle ne l’avait encore dit à personne ; d’un côté parce qu’elle aimait l’idée d’avoir une part d’ombre, une part qu’elle ne partagerait qu’avec elle-même, pour sourire en coin quand on lui disait que c’était un ange. De l’autre, parce qu’elle n’assumait pas. Mais les yeux verts et avisés de Louis ne lui communiquèrent aucun jugement, et elle n’eut aucune crainte que le regard serein qu’il posait sur elle ne change. Alors, elle s’expliqua :

« Je voulais perdre ma virginité… (Il se dressa) enfin, je veux dire, pas ce soir. C’était il y a quelques jours, avec… un inconnu que j’ai trouvé sur Tinder, et c’était vraiment pas incroyable, donc… voilà.

— Tu étais curieuse ?

— Oui, répondit-elle, rassurée de l’avoir dit. Et puis, je voulais sauter le pas. J’avais peur que ça n’arrive jamais, sinon. » Il acquiesça, elle se sentit comprise.

« T’es pas obligée de me raconter si tu veux pas, mais… ça s’est si mal passé pour que tu m’envoies un message tout de suite après ? se moqua-t-il.

— On peut pas dire que ça se soit mal passé, mais dis-toi que j’y suis allée sans attentes, et c’était quand même décevant. Quand c’était fini euh… je sais pas si tu veux autant de détails. » Elle sourit, un peu gênée mais pas craintive.

« Dis-moi tout », dit-il en la serrant. Amusée, elle continua.

« Quand c’était fini, il m’a demandé si on se reverrait. J’ai un peu honte, mais je lui ai menti : je lui ai dit que j’y réfléchirai, alors que dans ma tête, je me disais “c’est bon, je suis lesbienne”. (Il souffla encore du nez) Mais je me suis dit que c’était quand même dommage de lâcher l’affaire après une seule fois. Et puis, je voulais voir comment ce serait avec quelqu’un que je connais, à qui je fais confiance, et me voilà.

— Hmm, je comprends. » Il souleva le drap et se colla contre elle. Malgré la température de la pièce, la douceur de sa peau était agréable. « Si c’était seulement ta deuxième fois, je dois dire que je suis impressionné. J’étais déjà étonné que tu me demandes un truc pareil, mais là…»

Elle jubila. Après sa première expérience charnelle, elle avait eu des doutes ; peut-être avait elle fait une bêtise, peut-être regretterait-elle un jour, peut-être qu’elle était cassée et que rien ne lui procurerait jamais de plaisir. Mais cette expérience-ci valait tous les désastres, et si c’était ce qu’il fallait pour y accéder, elle ne regrettait rien.

« Je suis contente d’être là, dit-elle. C’était une bonne idée de te demander.

— Moi aussi, dit-il avant d’embrasser sa joue. Je suis trop bien avec toi. Mais du coup… je suis le premier à te câliner comme ça ? (Il la serra davantage) Et je suis toujours ton ex préféré ? »

Il sourit naïvement et Marion acquiesça pour lui faire plaisir, puisque de toute façon, elle n’avait pas eu d’autre relation. Mais une alarme sonna en elle ; pourquoi posait-il une telle question ? Et pourquoi répétait-il qu’il était si bien avec elle ? Son regard serein était presque épris, si elle s’attardait dessus, et ce n’était pas la première fois, depuis son arrivée, qu’elle remarquait ses paupières à demi-closes, la tendresse dans ses gestes. C’était exactement ce pourquoi elle avait voulu sauter le pas avec un inconnu, car elle se savait incapable de retourner cette tendresse. Il ne fallait pas, pensa-t-elle, il ne devait pas espérer plus. Elle pinça ses lèvres, et se laissa guider jusqu’au lit.

Le lendemain matin, elle sécha son cours de dessin. Elle retourna dans sa propre studette, à l’autre bout de la ville, et s’écroula sur le lit, épuisée après une nuit brûlante à se serrer sur un matelas individuel. Mais elle souriait. Elle avait relevé le défi qu’elle s’était elle-même fixé, elle avait tenté l’expérience et cette dernière avait porté ses fruits ; elle ne s’était pas sentie si vivante depuis longtemps. Finalement, même si elle finissait par regretter, elle préférait ça que de vivre comme une ombre polie et parfaite, sans histoire et sans audace, comme elle l’avait fait jusqu’à présent. Quand sa vie défilerait devant ses yeux, elle préférait voir des bêtises que de ne rien voir du tout.

Récemment, elle pensait de plus en plus à ce qu’elle verrait défiler, face à la mort. Elle n’y pensait pas dans le sens où elle planifiait la fin de ses jours ; une méchante partie d’elle lui disait toujours qu’elle n’en aurait jamais le courage, de toute façon. Mais, l’autre partie d’elle, son hémisphère rationnel, lui dictait de vivre, tant qu’elle le pouvait, de remplir sa valise de quoi que ce soit ; car un jour, elle finirait bien par ne plus se contrôler, et l’autre partie prendrait le dessus.

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