Cycles Interrompus

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Les mois s’écoulèrent lentement, laissant à Melinn le temps de se remettre. La neige tomba et fondit, l’enfant grandit un peu, l’homme et les femmes nouèrent des liens. Des liens de cuivre, des liens de bronze, des liens de corde lorsqu’ils ne parvenaient pas à se comprendre ou devaient s’isoler pour ne pas exploser. Si des liens d’amitié naquirent, nul doute que d’autres plus violents se renforcèrent. Mais l’avantage de la vie commune réside dans la connaissance de l’autre, dans celle de ses frontières et des nôtres. Il est des limites dont la simple vue fait qu’on sait qu’il est dangereux de les franchir. Et savoir les estimer est un trésor plus précieux que certains ne le pensent.

Surtout quand on vit avec une Impératrice meurtrière, particulièrement occupée, qui a besoin de calme et qui déteste être dérangée en plein travail et un jeune homme bruyant, sûr de lui et sans gêne dont la quantité de temps libre est outrageante.

Heureusement pour Melinn, si les absents ont toujours tort, au moins sont-ils épargnés par les objets volants, les injures qui fusent et tous les autres dangers plus ou moins solides qui règnent généralement entre les portes du laboratoire et celle de la chambre de l’Impératrice. Ces deux pièces étant presque exclusivement celles où cette dernière pouvait être vue, il valait mieux être prudent dans ses déplacements, notamment aux heures indues qui pouvaient être celles de ses pérégrinations.

Lorsque le printemps arriva dans la vallée, sur les hauteurs, l’hiver menait encore les pics à la baguette et les flocons étaient légions, assiégeant les murs noirs et les ruines de l’Antre. Et avec les beaux jours venaient les pèlerins, les voyageurs, les explorateurs et les jeunes gens investis de quêtes divines. Autant de nuisances qu’Isladora aurait eu à affronter en plus de ses ennuis quotidiens si, un beau matin coloré, alors qu’elle finissait ses derniers calculs de la nuit, quelqu’un n’avait pas hurlé son prénom avec tant d’horreur qu’elle s’était inquiétée.

— Isladoraaaa !

Sans même prendre le soin de refermer son pot d’encre, elle décolla de son siège, fit venir à elle son arme, claqua la porte et s’élança en glissant dans les couloirs. Elle arriva devant la grande porte où, dans l’encadrement grandiose d’un arc brisé orné de figures divines absurdes, un cavalier en uniforme blanc attendait tranquillement. Silencieusement. Respectueusement.

Alexandre, quant à lui, s’était simplement mis en tête qu’il fallait qu’il fasse la conversation. Il débitait à une vitesse surprenante un nombre d’absurdités et de mensonges que nul autre que lui n’aurait pu rendre crédible. Il fallait dire que si ce visage lui était inconnu, ce costume lui rappelait de mauvais souvenirs. Et puis, son identité et son statut étaient suffisamment mauvais pour que sa présence face à un membre du corps carcéral et des combattants d’élite le mortifie au plus haut point.

Cependant, il y en avait bien une à laquelle ça ne faisait ni chaud ni froid.

— Ah, oui, Volderien, déclara-t-elle en guise de salutation. Vous êtes là tôt cette année. Tout va bien ? Vous devez avoir froid. Venez, entrez, je vais vous faire une tasse de thé.

— Ça ne serait pas de refus, Isladora, je vous remercie, répondit l’homme en lui tendant son manteau tandis qu’elle lui faisait signe de la suivre. Le printemps tarde encore une fois à arriver chez vous.

Ils avancèrent dans le couloir, se sourirent, Isladora tint la porte au gentleman qui s’effaça pour la laisser passer mais elle insista et il finit par entrer dans le petit salon tapissé de vert.

— À croire que ce temps froid reflète mes envies, sourit l’hôte en tirant un fauteuil avant de disparaître dans la cuisine et de réapparaître avec son unique service à thé et une assiette de biscuits de la veille. Mais ça ne vous a jamais empêché de venir, si je ne m’abuse.

— C’est vrai. Les ordres de la Reine sont immuables et doivent être exécutés à la lettre, alors je ne fais que mon devoir.

— À ce propos, avant que l’on ne m’accuse de cacher des criminels, reprit l’Impératrice, je pense que vous avez reconnu celui qui vous a ouvert. J’ai également son fils et la fille de Méridien sous ma protection, je vous prierai de ne rien tenter contre eux. J’ai tout à fait confiance en vous, mais en tant qu’ancien chien de garde, je sais bien que parfois les instincts reprennent le dessus.

— La fille de Méridien également ? s’étonna l’homme en reposant sa tasse. Cette nouvelle devrait réjouir Sa Majesté. Elle se faisait un sang d’encre à son sujet.

— Comment va-t-elle, d’ailleurs, cette chère Ingrid ?

— Eh bien, elle désespère toujours de voir sa fille être la princesse exemplaire qu’elle voudrait qu’elle soit mais tant que la situation reste stable, du moins sur le plan politique, elle ne s’en porte pas plus mal. Les stocks de blé, de fourrage et de nourriture en général ont tenu tout l’hiver, on a évité la disette dans la plupart des régions, le marché des pierres précieuses est toujours aussi dynamique et un grand nombre de bêtes ont mis bas sans encombre.

— Alors buvons à cette bonne année qui commence, mon cher. Meilleure que la dernière, si je ne m’abuse.

— En espérant que nous pourrons en dire de même de la prochaine.

La main longue, fine et squelettique de l’Impératrice, soulevant sans effort la tasse ornée de petites fleurs délicates, rencontra celle plus grande, gantée de l’Intendant, qui enserrait puissamment la petite anse dans son étreinte. Leurs regards se croisèrent, brillants, souriants, presque un peu trop. Et cela n’échappa pas à l’œil de faucon de la grande dame.

— Qu’y a-t-il donc qui vous tracasse, mon ami ? Si tout semble si idyllique, pourquoi semblez-vous espérer des jours meilleurs ?

— J’ai un message à vous délivrer de la part de Sa Majesté. Elle souhaiterait avoir de vos nouvelles en personne, mais sa santé et son rang lui interdisent les déplacements irréfléchis ou potentiellement dangereux.

— Elle souhaite donc que je vienne lui rendre visite. Eh bien, si ce n’est que ça, elle sera exaucée.

— Vraiment ? Sans conditions ?

— Pas la moindre. Disons que je comptais de toute manière profiter du retour de la belle saison pour faire un voyage qui m’est indispensable.

— Avec vos nouveaux acolytes ?

— Attention à ce qu’ils ne vous entendent pas les appeler de la sorte, fit-elle avec un sourire, certains pourraient s’en offusquer, déjà qu’ils ne tolèrent pas tous ma présence et mes actes…

— Vous, abriter des ennemis sous votre toit ? N’est-ce pas inhabituel ?

Elle éclata de rire, une main savamment placée, dissimulant un sourire presque carnivore.

— Que voulez-vous, les Dieux aiment à se jouer de moi. J’ai fait une promesse, je n’ai d’autre choix que de la tenir.

— Sans entourloupe ?

— Pas la moindre.

— Voilà une nouvelle qui me fait chaud au cœur, déclara-t-il en posant sa tasse et en croisant les bras. Peut-être y a-t-il vraiment une rédemption pour toutes les âmes, après tout…

— Ne vous réjouissez pas trop vite, mon cher, il est des malédictions dont même les plus grands mages n’ont aucun moyen de se défaire.

— Et je crains que la solution ne vous échappe encore, malgré vos efforts…

— Oh, n’en ayez aucune, je l’ai trouvée, répliqua-t-elle en croisant les jambes, se laissant aller dans le fond de son fauteuil. Croyez-en mon expérience, il ne faut pas se contenter de traiter les symptômes mais éradiquer le mal à la racine.

— Pourquoi n’êtes-vous donc pas encore libre de ce mal qui vous torture ?

— Eh bien, j’ai quelques difficultés à réunir les ingrédients nécessaires, c’est pour cette raison que je compte m’absenter quelque temps.

— Je doute cependant qu’il soit judicieux de me révéler de telles informations si vous souhaitez véritablement parvenir à vos fins, remarqua le noble qui attendait que sa compagne le resserve.

— Ce n’est pas uniquement par galanterie et respect que je vous confie un tel secret, enfin, je croyais que vous me connaissiez mieux que ça ! fit-elle mine de s’indigner, les yeux brillants.

— Et que voulez-vous donc ? Qu’attendez-vous que je fasse pour vous aider ?

L’impatience qu’on sentait dans sa voix, la brutalité avec laquelle ces mots avaient franchi ses lèvres s’accordaient à la tension qu’on sentait dans son corps penché vers l’avant, de ses mains crispées, ses bras fermés, ses sourcils froncés. L’affrontement n’allait pas tarder et ce n’était pas pour déplaire à quelqu’un qui cherchait depuis quelque temps déjà à sonder les profondeurs obscures de l’esprit de son ami.

— Excusez-moi, Volderien, pourquoi ai-je l’impression que vous voulez me faire passer pour la méchante ? Je vous donne de précieuses informations et vous croyez que je veux marchander ? Moi ? N’est-ce pas plutôt vous qui cherchez à me demander quelque chose ?

— Et quoi donc ?

— Oh, je ne suis pas suffisamment au courant des affaires du royaume pour pouvoir le deviner comme ça, mais pour que vous veniez me voir dès que la route est praticable, c’est qu’il y a une urgence. Et vous ne me ferez pas croire que la petite princesse irrécupérable est le seul chagrin de cette chère Ingrid. Je connais sa poigne de fer et je ne suis pas certaine de pouvoir la battre à ce jeu-là. Ni pour éduquer qui que ce soit, d’ailleurs.

— De la part de quelqu’un qui héberge un enfant de moins de cinq ans chez elle, je trouve cette remarque inquiétante.

— Rassurez-vous, vous n’êtes pas le seul… Mais parlez-moi plutôt de votre problème, les miens sont toujours les mêmes.

— Sa Majesté aurait besoin de vous pour… démasquer un assassin.

— Elle a besoin de moi pour ça ? Elle est sûre que ce n’est pas l’un des siens ? Vous ne feriez pas mieux d’être à ses côtés pour la protéger, monsieur le Premier Intendant ?

— Oh, vous l’avez bien dit, ce n’est pas après elle qu’il en a, et quand bien même je serais venu, vous la connaissez aussi bien que moi. Non, la cible, c’est vous et tous ceux que vous protégez.

Pour un peu, Isladora aurait éclaté de rire. D’un rire sincère. Encore un gêneur.

Mais vraiment, ça ne l’arrangeait pas. Du moins pas aujourd’hui.

Ni demain, ni aucun autre jour de la semaine, d’ailleurs.

Pas maintenant.

Pas du tout.

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