Blinded

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Je sors de chez moi et m'engage dans la rue. Un panier dans les mains, je me dirige d'un pas lourd vers le marché, mama m'a demandé d'acheter des provisions. Je sens le vent qui joue dans mes cheveux, l'odeur humide de la terre – il a plus, cette nuit – et le bruit de la vie : oiseaux qui chantent, gravier qui roule sous mes pas.

Mais je ne vois pas. Personne ne voit. Comme à chaque fois que je suis dehors, je repense à ce jour fatidique où j'ai – nous – avons perdu la vue. Il me hantera toute ma vie, et je le sais. C'est encore frais dans ma mémoire, comme marqué au fer rouge. Je me souviens de la douleur atroce sur le visage pareille à une brûlure qui se focalise sur mes globes oculaires, les détruisant. Je me souviens des cris, les miens, ceux de ma famille, et ceux d'inconnus. Ça nous a tous frappés en même temps. Certains en sont même mort. Le feu s'était propagé trop vite et trop fort. Comment nous le savions ? L'odeur de la mort, bien sûr. Un corps en décomposition, ça ne sent pas la rose. Et puis, au toucher aussi. Ceux qui trébuchaient sur les cadavres encore chauds des victimes, ou qui posaient la main là où il ne fallait pas.

Ce jour-là, la moitié de l'humanité a disparu en une poignée de secondes. L'autre, dont je fais partie, livrée à elle-même, ayant perdu un des sens le plus importants, s'est peu à peu ramassée sur elle-même. Elle a essayé de s’organiser bien sûr, mais sans la vue, comment faire ? Il n'est plus possible de se déplacer sur de grandes distances, plus possible d'éviter les dangers de notre monde. La moitié des survivants a péri, par accident ou volontairement. Lorsqu'on ne voit pas où on va, comment savoir où nous mettons les pieds ? Comment s'orienter ? Nous avions tous perdu un proche, un membre de notre famille dans la dernière paire d'années.

Nous avons dégringolé dans la chaîne alimentaire, en plus de mourir à petit feu. La chasse, la pêche, l'agriculture intensive, tout ça, ce n'était plus possible. Sans compter que les animaux ont senti, je ne sais pas comment, que nous étions devenus faible. Ceux qui étaient avant nos proies, sont devenus nos lus féroces prédateurs.

C'est comme si la Terre s'était révoltée contre nous. Et c'est peut-être la vérité. Nous ne le serons jamais, privé de la vue.

Mais l'être humain est un animal qui a une grande facilité d'adaptation. Sur le long-terme. Nous avons appris à revivre, à survivre avec un sens en moins. Ça a été difficile, mais aujourd'hui, nous y parvenons plus ou moins. C'est dingue comment, priver d'un sens, nous apprenons à développer ceux qui nous restent. Le toucher, l'odorat, le goût, mais surtout l'odorat compense la vue. Ce que nous ne pouvons plus voir, nous pouvons le toucher, le sentir ou le goûter.

Je marche tranquillement sur le chemin qui me mènera au marché. Soudain, je capte une odeur particulière. J'identifie rapidement son arôme : jasmin étoilé, fleur d'oranger et lavande. Je fronce les sourcils. Il n'y a aucune de ces plantes qui poussent près d'ici. Je ralentis le pas pour essayer de savoir la provenance de cet effluve. Je sors du chemin et je sens des gros cailloux sous mes pieds. J'avance prudemment, la curiosité me pousse à continuer. Une branche sur ma gauche. Alors que je m'immobilise et tourne la tête – réflexe inutile que j'ai gardé –, une bourrasque bien me cueillir de plein fouet. Le vent est tellement fort qu'il me coupe la respiration. Qu'est-ce qu'il se passe ?

Des picotements se font ressentir sur mon visage. Instinctivement, je porte ma main aux cicatrices familières qui ont remplacé mes yeux depuis deux ans. Quelque chose ne va pas... Je tâte du bout des doigts mon visage. On dirait qu'il y a une espèce de croûte qui s'est formée... Les picotements reprennent plus fort cette fois-ci. Je me gratte pour me soulager. Mais ils ne s'arrêtent pas, se renforcent même. Je lâche le panier au sol pour libérer ma main gauche. La démangeaison prend de l'ampleur, me forçant à me gratter plus fort. La douleur de la peau à vif commence à apparaître mais je ne peux pas arrêter. Je n'arrive pas à me soulager, au contraire, la douleur devient de plus en plus forte ! Je tombe à genoux et je sens des particules de peau rouler sous mes ongles. Je comprends alors ce que je dois faire. J'appuie plus fort et je commence à arracher les croûtes sur mes cicatrices. Bientôt, des morceaux de peau morte tombent. J'halète sous l'effort et gémis à cause de la douleur que je m'auto-inflige.

Le dernier morceau de chair tombe au sol. Je... Cette sensation... Je sens de la lumière...

J'ouvre les yeux. Une lumière aveuglante me brûle la rétine et je les referme aussitôt. Je les rouvre, plissant mes paupières pour filtrer la luminosité. Lorsque je peux ouvrir entièrement les yeux je me relève. La première chose que je vois devant moi est des lettres blanches qui apparaissent devant mes yeux. Je parviens à déchiffrer les mots qu'elles forment :

Ne dites pas que vous pouvez voir.

— J'ai réussi à lire, murmuré-je... Je vois.

Mon ouïe surentraînée perçoit un bruit derrière le couvert des arbres – je peux identifier ce qu'il y a devant moi ! – et avant que je n'arrive à esquisser le moindre geste, une ombre se précipite sur moi à une vitesse fulgurante. La seconde d'après je retombe lourdement sur le sol dans un craquement net. Une vive douleur irradie dans mon cerveau. Je crie de souffrance. J'ai tout juste le temps de voir un morceau du ciel – rouge ? – avant qu'il ne s’obscurcisse.

Un cri strident retentit, me vrillant les tympans. Alors, quelque chose se penche sur moi. Mon hurlement aigu se transforme en gargouillis dans ma gorge. Le néant m'envahit de nouveau, mais je sais que cette fois-ci, tous mes sens disparaîtrons pour toujours.

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