Quelque chose avait changé

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Comme une bombe le voilà, le voilà le printemps !

Son réveil brutal faisait éclater des couleurs joyeuses, comme un feu d’artifice sur le monde. Des taches colorées explosaient dans les prairies tandis que les corolles des fleurs s’épanouissaient comme de l’encre sur du papier. Le printemps jetait des auréoles de couleur un peu partout de son pinceau fleuri, éclaboussait la nature d’une lumière plus vive et augmentait les contrastes.

 

Ces derniers jours encore, l’hiver parait le sol d’une couverture glacée. Dans les forêts, les feuilles d’automne s’étaient doucement décomposées sous le manteau neigeux, et aujourd’hui, comme le printemps le dévoilait, l’humus exhalait son parfum moite dans l’air tiédi des sous-bois. Les arbres encore nus il y a peu, leurs longs doigts fins dressés vers le ciel, enfilaient désormais un gant de verdure. Les bourgeons s’ouvraient un à un comme autant d’éclats vert tendre. Les bulbes perçaient péniblement le sol de leurs tiges courageuses, encouragées par le soleil aux rayons enhardis par le recul de l’hiver.

 

Les torrents jaillissaient des montagnes en se gorgeant de neige fondue, bondissaient gaiement jusqu’aux rivières. L’eau charriait les branches que le poids de la neige avait brisées, et les pierres que le gel avait extraites des roches, les cognant les unes contre les autres dans son roulis, comme pour les pulvériser.

 

La bergeronnette rentrait tout juste de son périple, et lançait ses cris aigus à la cantonade pour annoncer son retour. L’écureuil polisson sautait de branche en branche, à la recherche d’une compagne ; le loir et la marmotte reposés émergeaient de leur langueur hivernale ; le hérisson fouissait dans les buissons. Les insectes bourdonnaient joyeusement en guettant les premières fleurs des lilas. Les grenouilles quittaient leur abri hiémal pour rejoindre à grand bruit les étangs.

 

Le printemps eut un hoquet de surprise, qui fit brusquement s’envoler les oiseaux occupés à bâtir leur nid. Quelque chose avait changé.

 

Après sa somnolence feutrée, le printemps habituellement se réveillait au milieu du murmure ténu de la faune et la flore qui sortaient comme lui de leur sommeil. Mais cette année, les sons explosaient en éclats plus francs. Le vrombissement des insectes était plus assourdissant, les pépiements des oiseaux plus clairs, le bruissement des frondaisons dans le vent plus fort. La lumière aussi était plus vive, le parfum des fleurs plus entêtant, l’air plus limpide. Oui, cette année était différente.

 

Des touffes d’herbe s’extrayaient des fissures dans l’asphalte des routes, striant leur ruban gris de zébrures vertes. Le lierre rampait sur les murs des maisons, les mousses en recouvraient les toits. Des oiseaux nichaient dans les trous laissés par des tuiles envolées. Le vent s’engouffrait par les carreaux cassés des fenêtres, et faisait virevolter les rideaux qui n’avaient pas été déchirés par les bourrasques hivernales. Des renards effrontés longeaient les murs, le nez au sol, à la recherche d’une piste. Ça et là, des chats lézardaient paresseusement au soleil. Les arbres avançaient leurs racines insidieusement entre les pierres, décollaient les dalles des terrasses. Ici, un pont n’avait pas réussi à lutter contre la crue printanière. Là, une habitation laissée à l’abandon s’était effondrée sur elle-même.

 

Même l’atmosphère était méconnaissable.

 

Pas de fumée sortant des cheminées. Pas de couvercle brumeux étouffant les villes. Pas de panache au-dessus des usines. Pas de pestilence artificielle.

 

Le printemps prit une grande inspiration d’air pur, perturbant le vol gracieux des papillons.

 

Pas de bourdonnement sourd de moteurs. Pas le moindre coup battant le tronc des arbres. Pas de tracteur dans les champs. Plus de champs non plus d’ailleurs : la diversité avait repris ses droits dans ces grandes étendues uniformes. Pas de bruit parasite.

Pas de lumière polluant l’obscurité de la nuit.

 

Pas d’humains.

 

Cette fois-ci c’était terminé. Les hommes avaient finalement disparu. Ils avaient pourtant vu venir leur fin mais ils avaient réagi trop tard. Ou trop lentement. Ou trop faiblement. Ou les trois à la fois. L’épuisement des ressources, les profonds changements climatiques qu’ils avaient engendrés et les guerres intestines avaient eu raison de leur peuple. Toute une civilisation autodétruite, conduite à l’implosion en quelques millénaires seulement.

 

Le printemps soupira, en une brise légère et continue.

L’humanité aura été une parenthèse distrayante, bien que douloureuse, dans l’histoire du monde. Les constructions humaines, comme les cicatrices qu’ils laissaient derrière eux, seraient encore visibles quelques temps pour lui rappeler des souvenirs, avant d’être englouties par la verdure. Leurs déchets témoigneraient encore longtemps de leur séjour.

Bien-sûr, les rires des enfants lui manqueraient. Mais il avait su vivre sans les hommes par le passé, le printemps saurait s’accoutumer à nouveau à leur absence. A vrai dire, il aura moins à lutter pour se faire entendre. Oui, à bien y réfléchir, tout sera plus facile sans eux.

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