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C'était en 2004, elle me souriait depuis la fenêtre de son appartement.

Vous attendez quelqu'un ? Oui, moi ! Son sourire était éclatant, ses yeux bleus semblaient percer mon âme de flêches de Cupidon, et tout son corps semblait frémir à mon approche. Un sentiment de plénitude m'envahit, c'était comme si je l'avais trouvée, l'âme sœur, la personne qui me correspondait parfaitement. Une heure plus tard, nous nous embrassions déjà sur la plage du Ris, au pied des falaises des Plomarc'h. Les vagues de l'océan Atlantique déferlaient en flots continus sur des rochers comme plantés dans la mer. Le ciel était mêlé de nuages colorés par un soleil vainqueur. Ce lieu de Bretagne semblait avoir été façonné par les dieux celtes, on y rencontrait le ciel, la terre et la mer, et sa puissance envahissait notre âme, comme une promesse d'éternité. Nous ne faisions plus qu'un,... pour toujours...

Le 10 août, des hélicoptères de la coalition sont en approche, ils se posent sans encombre au sommet de la montagne, des Kurdes, des Irakiens et des Américains en descendent, les bras chargés de ravitaillement. Des membres du croissant et de la croix rouge installent leurs tentes, on en avait bien besoin. Nous ne sommes plus seuls et pouvons espérer nous sortir de ce siège. En même temps, commence le rapatriement de centaines de réfugiés par hélicoptère, d'abord les enfants et leurs mères, les plus mal en point en premier. Ce ballet incessant d'hélicos me fait penser à un pont entre le mont Sinjar et les montagnes du nord, seul passage vers la survie pour ceux qui ont la chance de l'emprunter.

Le 12 août, la députée yezidie Vian Dakhil débarque en hélicoptère sur notre montagne. Cette femme d'une quarantaine d'années a poussé un cri du coeur au parlement de Bagdad, retransmis sur toutes les télévisions du monde, exhortant à aller secourir son peuple. La foule s'est pressée pour l'accueillir, tout le monde veut l'approcher, et la toucher comme si elle était un ange venu les sauver. Malgré les réticences de ses gardes du corps, elle souhaite traverser les milliers de personnes, leur sourire, les rassurer, leur donner un message d'espoir. J'assiste de loin à ces réjouissances, et je ne comprends rien de toute façon à ses discours, mais aux hauts parleurs ses paroles sont retransmises sur tout le sommet de la montagne, et le ton y est, une voix féminine qui fait du bien au coeur des gens. En fin de journée, elle repart avec son hélicoptère, mais soudain, l'engin retombe et s'écrase sur les rochers. C'est l'alarme, nous nous précipitons pour les secourir, l'hélicoptère s'est fracassé d'une hauteur d'une dizaine de mètres, et il risque d'exploser à tout moment, car ça sent l'essence. Avec des soldats kurdes, nous parvenons à ouvrir la carcasse et à en sortir les occupants, une vingtaine de personnes. Trop tard pour le pilote, le pauvre homme a été transpercé par un gros morceau métallique, il est mort sur le coup. Nous les emmenons à dos d'homme jusqu'à la tente des médecins, la députée est blesssée mais vivante, et immédiatement opérée. Ouf, nous avons craint le pire.

Le 14 août, nous apprenons une bonne nouvelle : le PKK de Turquie et les YPG de Syrie sont parvenus jusqu'à nous depuis la frontière, contrôlant une zone mince d'une cinquantaine de kilomètres de long. C'est un immense soulagement, le ravitaillement nous arrive à dos de mulet ou d'homme ; il nous permet de mieux manger et boire, et de recevoir des munitions et des armes en grande quantité. Et les soldats kurdes peuvent commencer eux-aussi à évacuer des gens en direction de la Turquie ; des milliers de Yezidis empruntent désormais cette route chaque jour. Cela nous permet aussi de restaurer nos forces militaires et de nous réorganiser.

Si les combats autour de nous n'ont pas cessé, l'EI piétine sur les pentes du mont Sinjar et la lutte est moins féroce, l'ennemi se contentant de lancer quelques opérations suicides ou de nous bombarder quand ils le peuvent, mais avec les bombardements alliés cela devient plus difficile, leurs pièces lourdes se faisant dégommer. Pour l'heure, nous ne pouvons pas reprendre l'offensive.


Alors que Gabar ne cesse de réclamer de se battre encore et toujours contre l'ennemi, moi je me laisse emporter par cette vie étrange au milieu des réfugiés et des miliciens kurdes, yezidis, et chiites où finalement, dépourvus de tout, nous arrivons à nous entendre. Les gens ont retrouvé le sourire : on joue aux cartes, et même à boire du tchaï ou du kawa, sur un tapis de fortune, sous des branchages construits au-dessus de murs d'adobe. On retrouve l'ambiance du café oriental. Et j'entends les gens rire et s'amuser, alors qu'ils crevaient de soif il n'y a pas si longtemps.
Bien sûr, la vie s'est réorganisée selon les préceptes de la confédération kurde, tout le monde y met du sien pour fournir un minimum aux combattants. On lave même mon linge, je me sens propre pour la première fois depuis des semaines. Hommes et femmes sont séparés bien sûr, et l'on a bien rappelé aux soldats qu'ils avaient interdiction entre hommes et femmes de se lier et de flirter, tous nos rapports demeurent strictement militaires. Nous sommes à égalité.
Je fête mon anniversaire sur cette montagne, je n'en ai parlé à personne car je ne me lie toujours pas aux autres, préférant ma solitude, aimant travailler dur et en baver, comme pour expier mes fautes du passé. Pourtant, le jour de mon anniversaire, je trouve un cadeau sur mon lit de camp. Un petit paquet bien enveloppé avec du ruban. Je l'ouvre, très étonné, et j'y découvre un médaillon en cuivre avec une pierre rouge au milieu et des choukars gravés autour, quelques clochettes sont suspendues en bas. Un petit mot l'accompagne,

Bon anniversaire

Shevine

Le mot est parfumé, je ne sais quoi dire, ni quoi en penser, mais comment a-t-elle fait pour connaître ma date de naissance ? Puis je me dis qu'étant officier et kurde, elle s'est sûrement débrouillée pour apprendre des choses sur moi. Mais pourquoi ? Je suis un ours mal léché, et je suis vide au fond de moi, je n'ai plus goût à rien. Pourquoi est-ce que cette fille insiste ? J'ai assez de problèmes comme ça !
Toutefois, par respect parce que c'est une grande combattante, je décide d'honorer son cadeau en le mettant autour de mon cou. Quand Taeb l'aperçoit, il me sourit dans sa moustache :

  • C'est un médaillon de protection, il ne pourra rien t'arriver tant que tu le porteras, tu éviteras toutes les balles, tu seras invincible au combat. Je souris, c'est qu'il y croit le bougre, moi je pense que c'est surtout une superstition, mais qu'importe.


Un autre jour, je reçois un autre mot, même parfum, même écriture. Il n'y a d'écrit dessus que des chiffres :

00h00

36.39755

41.944051

Mais qu'est-ce que ça veut dire ?

Je réfléchis quelques minutes, ça ressemble à des coordonnées, et à une heure précise : minuit. Je trouve un GPS et j'entre les coordonnées, c'est un lieu qui se trouve à l'extrémité est du mont Sinjar, à l'entrée d'une gorge.

C'est quand même bizarre. Du coup, tout le reste de la journée, les mêmes questions me hantent, j'y vais ou pas ? Qu'est-ce que je vais trouver là-bas ? Elle est folle ou quoi ? On me l'avait jamais faite celle-là.

Et c'est alors que vers onze heures du soir, au lieu de me coucher, je décide d'y aller, juste par curiosité. Muni d'une torche, et du GPS, je prends le chemin de cette gorge. Heureusement, il n'y a pas de patrouilles de ce côté là, car on ne peut pas franchir les escarpements de ce côté ci. Quand j'arrive là-bas, je ne trouve rien, et la gorge est profonde, je ne me risquerai pas de m'y aventurer. Un bruit de pas m'alerte, je me tourne dans la direction, allume la torche et je trouve Shevine, un visage hilare.

  • T'es contente de toi, j'imagine ? C'est quoi cette blague ?
  • Oui je suis contente, car j'ai réussi à te faire sortir de ton trou, au milieu de la nuit, en plus.
  • T'en veux une ? me dit-elle en me tendant une clope.
  • Non, j'en veux pas, j'fume pas j'te l'ai déjà dit, et la clope ça va finir par te tuer.
  • Je suis kurde, même pas peur de mourir !!! dit-elle en riant.
  • T'es vraiment une emmerdeuse !
  • Tu n'imagines pas à quel point.
  • Bon... maintenant... on fait quoi ici ?

Elle ne répond rien, son visage ovale se penche légèrement sur le côté, elle réprime un rire, et se contente de me regarder, comme pour guetter mes réactions. Puis devant mon air ahuri, elle lève la tête vers le ciel.

  • Regarde.

Au-dessus de nous, la voûte étoilée, magnifique, les étoiles comme je ne les ai jamais vues en France. C'est con à dire, mais j'ai pas encore pris le temps de lever les yeux vers le ciel depuis mon arrivée ici. J'avais un spectacle unique, gratuit, à portée des yeux et je ne le savais même pas. Une émotion me traverse, une sensation d'immensité, d'éternité, d'immuabilité. Et ça fait du bien à l'âme, cette âme que je croyais fermée pour toujours. Je tourne ma tête vers elle, et je lui dis simplement :

  • Merci.

Puis nous regardons en silence le ciel, une heure passe, il fait un peu froid en comparaison de la fournaise du jour, elle se presse contre moi, je suis un peu gêné, tendu comme une corde à violon, mais je la laisse faire. Nous restons ainsi longtemps l'un contre l'autre.

  • Pourquoi tu fais ça ? Tu sais bien que nous n'avons pas le droit.
  • Je suis une Peshmerga, je ne me laisserai jamais dicter de loi, par personne.

Ça c'est une bonne raison, je respecte. Quand nous décidons de repartir, chacun de notre côté, elle me dit avec sa voix d'ange :

  • Tu viendras demain ?
  • Peut-être.

Sur ce, nous nous quittons, je suis un peu étonné, l'emmerdeuse me fait une opération de charme, oh pas à la façon des femmes fatales ou des dragueuses de troquets, ni à la façon des séductrices de salons, non, elle agit comme un mec autrefois, en fait, avec respect, galanterie, essayant de me surprendre, c'est elle qui me fait la cour, en somme. Elle vit à fond son époque et ses idéaux, elle peut bien agir comme un homme, et être une femme en même temps. C'est quelque chose que je comprends.

Alors, chaque soir, à la même heure, je m'éclipse du camp pour la rejoindre, et passer quelques heures avec elle. Elle est suffisamment intelligente pour comprendre que me parler de sa vie en France ne m'intéresse pas, alors elle se contente de me parler de choses qui nous concernent plus directement, ses impressions du jour, ses états d'âme aussi, elle parle avec son cœur, sans masque et sans précautions non plus, pure et coupante comme le diamant. Moi j'écoute, j'écoute beaucoup, car je ne sais pas quoi dire, j'arrive pas à parler de moi, c'est comme une porte qui est fermée pour toujours, on peut tambouriner dessus, ça ne s'ouvre pas. Et moi je suis enfermé à l'intérieur.

Tout ce que je fais, c'est lui donner un peu de tendresse, des doigts dans les cheveux, un bras autour de ses épaules, la serrer contre moi, je ne vais pas plus loin, et elle sait qu'elle ne peut pas obtenir plus de moi, elle n'en demande pas plus. Je comprends ça. La tendresse au milieu des combats, c'est tout ce qu'il nous reste, il faut tenir, moi ça va, j'encaisse, je ne ressens rien, mais autour de moi, les autres sont marqués par les épreuves comme s'ils recevaient des coups de barre rougies par le feu. Il y a des suicides, trop souvent, une véritable épidémie, à tel point que les Kurdes se demandent souvent qui sera le prochain à craquer.

Et j'ai pas envie que ce soit elle, la prochaine, Shevine, elle est trop spéciale pour mourir bêtement, c'est pas quelqu'un comme tout le monde, mais c'est un joyau dans un monde de brutes sanguinaires.







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