T'étais où putain ?

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Quimperlé.

Je descends du train et respire déjà l'air frais de mon enfance ; en sortant de la gare j'ai cette impression bizarre de ne plus être à ma place. Pourtant je ne suis parti que huit ans de la cité des trois rivières ; en marchant le long des maisons à colombage, de tendres souvenirs me reviennent en mémoire, Gwenaëlle que j'ai embrassée sur ce pont de pierre, les fous rires avec les copains en plongeant dans la Ria, les profs au collège, et les matchs de foot, c'est comme une claque que je prends en pleine face. Je m'arrête quelques instants, mon cœur bat la chamade alors que je n'ai fait aucun effort, j'ai la tête qui tourne, et l'impression d'étouffer.

Reprends-toi putain de merde ! T'as pas bravé la mort pour faire le minable avec les fantômes du passé. Mon sac militaire est aussi usé que moi, mais son contenu, c'est tout ce que je possède. Je le pose quand j'arrive sur le perron de la maison de mammig et tadig.

Rien n'a changé. Ch'ui comme un gamin qui doit retourner à la maison après avoir fait une grosse bêtise. Survivre sous une pluie d'obus me faisait moins peur que de tendre mon doigt vers la sonnette. J'ignore si on va me claquer la porte au nez ou me serrer dans les bras. Mais je sais qu'en Bretagne, on montre pas beaucoup ses sentiments.

La porte s'ouvre, une femme ridée aux cheveux gris m'ouvre,, elle a vieilli, mais c'est toujours ma mère ; par contre de son côté, elle met quelques secondes à réaliser qui je suis. Sa voix sèche m'assène :

— Ma doué, t'as changé dis donc.

Les premiers mots de mama que j'entends depuis huit ans. Je ne baisse pas la tête, je suis plus un môme qu'elle peut gronder, j'ai quarante ans tout de même.

— Bonjour Maman.

Elle m'invite à entrer d'un mouvement de la tête aussi accueillant que les déserts que j'ai traversés. Je m'assois à la même place que jadis, maman met de l'eau dans la bouilloire pour un jus. Ses gestes tremblants trahissent son émotion, mais en bonne bretonne, elle ne laissera pas voir ses sentiments ni ses blessures.

— T'étais rendu où tout c'temps ?

Elle me sert un verre de lait ribot, elle se souvient que j'adore ça. Elle ne sait pas que cela ne m'a pas manqué, y en avait dans le pays d'où je viens. Je sais pas quoi dire, y a des vérités qui sont difficiles à révéler aux autres. Sans attendre ma réponse, elle enchaîne en tendant la main vers mon crâne rasé :

— Qu'as-tu fait à tes cheveux ? T'étais un vrai rahan avant... J'essaye de détourner la conversation : — Papa n'est pas là ?

La stupéfaction dans son regard se mue en colère :

— Tu ne le sais pas ? !!! Puis les larmes viennent, des gestes agressifs accompagnent les paroles :

— Si t'avais téléphoné ou laissé un adresse, tu aurais su pour ton père !

Cette fois je baisse la tête, un peu honteux. Oui, sur bien des points je suis un connard. Un jour j'ai tout quitté, j'ai tout laissé derrière moi, sans laisser d'adresse, et sans donner de nouvelles. Père est mort, je n'en ai rien su, peut-être aurais-je mieux fait de ne jamais revenir, et de ne jamais apprendre ce genre de nouvelles. Quand la souffrance des autres vous éclate au visage, on ne sait jamais quoi dire, surtout en Bretagne. De mon côté, j'aurais du mal à dire que ma famille et mes amis m'ont manqués, parce que c'est pas vrai, si je suis parti si longtemps, c'est que j'attendais ce putain de déclic, ce sentiment qui aurait pu me titiller l'âme en me disant : mais qu'est-ce que tu fous ici à 5000 km de chez toi ? Il y a tous ces gens que tu aimes qui t'attendent, ils te manquent, ta vie d'avant te manque, ton pays te manque, allez, arrête de faire le con et reviens. Mais cela n'est jamais arrivé. Je n'ai eu ni peine, ni remords, ni regret. Si je suis revenu, c'est parce que je ne savais plus où aller, et que je me suis souvenu que j'avais encore un endroit où aller sur Terre.
Un peu plus tard, à l'heure où les prolos rentrent du taf, voilà que débarquent les autres, celles et ceux que ma gueule intéresse encore. C'est la magie des i-phones, tout le clan est au courant de mon retour. J'imagine que ça doit déjà débattre sévère sur facebook.

Les têtes vieillies de ma frangine avec mon beauf, de mon ancien pote d'école, celui qu'a repris la ferme de son père et qu'a jamais quitté la Bretagne, sans oublier quelques curieux dont j'ai même oublié le nom. C'est fou d'ailleurs qu'on puisse se souvenir de gueules de gens qui n'ont eu aucune importance dans notre vie, tandis qu'on peine à se rappeler les traits des premières gentilles pour qui on a eu quelques tendresses. D'abord, ils restent silencieux, ils jouent les ahuris, ma sœur donne l'impression de vouloir me sauter à la gorge, mais ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que leurs airs de reproches ne me font ni chaud ni froid. Là où j'étais, on avait pas le temps pour se sentir blessés par les remarques des uns et des autres. Les manières des gens ordinaires qui s'emmerdent dans un boulot à la con pour payer leurs crédits et leurs factures me passent complètement au dessus ; je les aimais déjà pas avant de partir, je les aime encore moins aujourd'hui. Passé le premier temps de stupeur, ils me bombardent de questions : "t'étais où putain ? Tu faisais quoi ? Pourquoi t'as pas donné de nouvelles ? Facebook c'est pas pour les chiens ! Comment t'as pu NOUS faire ça !"
Facebook ? Oui, j'aurais pu prendre un i-phone et faire des selfies avec des piles de cadavres, donner mon humeur quotidienne avec des smileys et un message du genre : « aujourd'hui, je me suis chié dessus, après qu'un blindé kamikaze se soit fait exploser au beau milieu de notre campement ».

Non, vraiment, même si j'avais pris mon téléphone et payé un abonnement illimité+50 sms « zone de guerre », je ne pense pas que j'aurais pu lire les conneries et les états-d'âmes de mes amis virtuels. En outre, des amis, je savais pas ce que ce mot signifiait avant d'aller vivre en enfer, en Bretagne, en France, et dans la majeure partie de l'Occident, ce que l'on nomme « ami », c'est une personne dont on apprécie la présence quelques heures par semaine, mais qu'on n'a plus envie de revoir sitôt celle-ci a des problèmes importants ; aucun « ami » de cette sorte ne sacrifiera quoi que ce soit de son confort pour vous venir en aide. Il pourra vous héberger une nuit ou deux, puis après vous assénera des trucs du genre : « bon, avec Sandrine, on a discuté, et... c'est pas qu'on veut te mettre à la porte mais... ce qui t'arrive c'est dur, certes, mais... t'as plus d'argent et plus de maison, mais... tu nous mets dans une position difficile, dans le quartier ça jase déjà... et puis on a des enfants, et puis on a aussi nos problèmes... bon, on a assez discuté, maintenant tu prends tes affaires et tu te casses, c'est pas notre faute si tu ne sais pas te prendre en main dans la vie... tu nous mets vraiment dans l'embarras...tu sais on aime vraiment pas faire ça, mais tu nous y oblige... ».

Mais pour l'heure, je dois essayer de mettre des mots sur ce que j'ai fait, expliquer l'inexplicable. Je me lance :

— Je vais vous tout raconter ... maman prépare du café, ça va être long.

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