Princesse

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On l'a engagée là pas pour se rendre utile, mais parce que ça faisait plaisir au patron.

Elle a de grands yeux noisette de femme-enfant qui titillent ce qu'il a en lui de tendances pédophiles. Elle est petite, aussi, pas faute d'essayer avec les talons hauts qu'elle porte pour qu'on arrête de l'emmerder en lui disant qu'elle ne s'habille pas assez, qu'une femme ça doit prendre soin de soi. Ils font ressortir ses fesses, et elle sent le regard de tous les mâles des environs lui brûler la peau.

Elle s'est dit qu'elle ne deviendrait pas l'un de ces clichés qu'on trouve dans ces histoires qui simplifient tout. Elle aime bien les hommes, elle a plein d'amis hommes, elle couche même avec des hommes parfois. Elle ne va pas s'isoler quand même, elle ne va pas avoir peur de quelques regards en biais, pas gâcher une potentielle amitié avec ses collègues parce qu'elle se fait des films.

Elle fait comme si tout allait bien, comme si elle avait une bite et du plat à la place de la poitrine. Elle rigole avec les gars, elle rit aux petites remarques et aux blagues, elle donne du "oh" avec une moue bien travaillée quand ils vont trop loin. Les autres femmes la suivent. La minute d'après, c'est oublié.

Parfois, dans la salle où ils déjeunent tous, elle est la seule nana, parce qu'il n'y en a qu'une poignée dans l'entreprise. Les bons jours, elle s'en fout, elle rit quand même, elle discute. Les mauvais, elle sent les regards, elle se ratatine, elle a des idées noires. On doit attendre quelque chose d'elle, à voir les yeux brillants des autres, la façon qu'ils ont de tous se taire quand elle donne son avis. C'est subtil, cette différence. Elle est exclue de certaines plaisanteries, on les raconte à voix basse ou en lui tournant le dos. Juste un très léger voile entre elle et eux, pas assez épais pour qu'elle en parle, si elle ne veut pas passer pour une féministe hystérique.

Elle est triste quand elle entend les remarques crasses sur le comptable avec qui elle s'entend bien, avec qui elle n'a pas ce poids. Ce n'est pas juste parce qu'il est homo, il est plus respectueux, il a plus de profondeur. Et elle ne veut pas être cette fille qui se ferme à la moitié de l'humanité parce qu'ils couchent avec des femmes. À quoi ça rimerait ? Quand ils se seront habitués à elle, ça ira mieux, elle sera dans les confidences. Ou peut-être que c'est son service qui ne lui convient pas. Elle pourra toujours demander une mutation.

Il y a un nouveau au bureau, il est jeune comme elle. Peut-être qu'ils deviendront amis. Elle pourra lui apprendre à s'intégrer, s'aider un peu en l'aidant lui. Elle est sympa avec lui, parce qu'elle l'aime bien, en plus, ce petit. Il a un côté très sain, rassurant. Il lui parle de groupes qu'elle aime bien, et elle répond au tac-au-tac. Ils discutent de tout, même de religion et de politique. Et elle le pousse à aller vers les autres gars, histoire de se faire des potes. Un jour, comme ça, il lui demande de sortir avec elle. Et c'est la surprise, elle ne s'y attendait pas du tout. Elle revient sur ce qu'elle a dit, ce qu'elle a fait qui aurait pu lui donner des idées. Elle lui dit que c'est très gentil, mais qu'elle ne cherche personne, qu'elle est très bien avec elle-même, qu'elle a encore le temps de réfléchir à se poser. Il ne dit pas grand-chose, il sourit d'un air gêné. Après ça, c'est comme s'il avait peur de venir vers elle.

Son patron est content de la bonne ambiance qu'elle met dans l'entreprise, et puis son travail est excellent. Il l'aime bien, puisqu'il lui met une main sur l'épaule de temps en temps, comme il fait avec les hommes, sauf qu'avec les hommes elle ne glisse pas plus bas. Elle se dit qu'elle se fait des idées, mais elle n'y croit plus. Il la regarde avec insistance, les mains derrière le dos, quand il passe devant son bureau. Il la toise, la sonde, au point qu'elle se demande si elle n'a pas fait une connerie. Il l'interroge : est-ce que tout va bien ? Est-ce qu'elle n'a pas besoin de quelque chose ? Ça devient une habitude, plusieurs fois par semaine, elle n'a plus le droit d'être seule, à écrire tranquillement ses mails.

C'est bizarre comme tout, cette sensation d'être traitée comme une gamine, qu'on vérifie son travail, qu'on lui demande si elle se rappelle comment faire ci ou ça sur son ordinateur alors que ça fait des années maintenant qu'elle se sert du même OS, alors qu'en même temps on lui parle de ses chemisiers et de ses jupes en la regardant de haut en bas. Et puis cette tendance, selon les jours, soit à vouloir se rapprocher d'elle à tout prix, soit à l'éviter complètement, ça l'épuise, elle ne sait plus sur quel pied danser.

Un jour, c'est une sensation tiédasse bizarre qui interrompt le remplissage de ce tableur qui occupe toute son attention depuis deux heures. Elle se retourne à moitié, dans cette raideur léthargique des gens assis depuis trop longtemps, et elle voit son patron qui l'embrasse dans le cou. Un instant, elle se dit que c'est de sa faute. Elle n'a rien dit pour les remarques, pas tiqué aux caresses. Mais là, c'est trop.

Elle le chope par le col trop court de sa chemise blanchâtre, et elle lui plante ses ongles dans la joue, bien profond, bien jusqu'au sang. Elle avait surestimé sa force, il se barre vite, à petits pas, la queue entre les jambes. Elle voudrait être fière, mais elle n'y arrive pas. Le bout de ses ongles, rougi et poisseux, lui fait mal. La carne était plus dure que la kératine, l'un est cassé, il pend par un petit lambeau qui n'attend qu'à être arraché, l'autre est tordu et chaud. Elle voudrait être fière, mais elle se recroqueville sur son siège. Ses joues la brûlent, elle voudrait être ailleurs, et surtout elle a honte, elle se sent bête.

Ça sonnait bien, pourtant, dans les histoires de destruction qu'elle tapait frénétiquement pendant les pauses, avant de tout effacer quand un collègue approchait.

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