Au fond de l'eau, j'irai nager

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Domenico Scribus, le célèbre enquêteur envoyé par la Curie romaine pour résoudre les mystères les plus profonds, est en route pour le Sud de la France où une nouvelle énigme l’attend. Il faut dire que cette année 1284 est pleine de surprises et qu’il n’arrête pas d’être appelé afin de déterminer si c’est vraiment Dieu qui est à l’origine de certains phénomènes, ou si c’est le Diable. Le plus souvent, il s’agit juste de stratagèmes plus ou moins ingénieux inventés par des personnes malicieuses, mais il lui est arrivé de faire face à de vrais miracles.

Il est malin, ouvert d’esprit et sa renommée n’est plus à faire. Aussi, quand il arrive au château du Seigneur de Villefranche-sur-mer, il est accueilli avec tous les honneurs qui sont dûs aux plus nobles des visiteurs. Il s’installe dans sa jolie chambre qui a une splendide vue sur la mer et utilise le bassin d’eau qu’une servante lui a ramené pour faire ses ablutions. Quand il est prêt, il rejoint le Seigneur qui l’attend pour le souper et en profite pour avoir des informations sur l’affaire qui l’amène dans cette jolie ville méditerranéenne.

– Alors, que pouvez-vous me dire sur cette sirène qui a été aperçue à de nombreuses reprises depuis quelques mois par les pêcheurs de votre village ? demande Domenico. Vous y croyez vraiment à leur histoire ? Ils n’ont pas abusé un peu sur le vin qui est si bon dans votre région ?

– Eh bien, j’y crois complètement, d’autant plus que moi aussi, je l’ai vue ! répond le Seigneur d’une voix assurée. Vous croyez bien que je n’aurais pas prévenu la Curie si tel n’avait pas été le cas !

– Oh, vous savez, j’en ai vu tellement, déjà… Plus rien ne me surprend. Et à quoi ressemble cette sirène ? Et que fait-elle quand vous la voyez ? Je suis curieux d’en savoir plus.

Domenico se doute qu’il ne va pas avoir beaucoup d’éléments, mais il aime avoir ainsi les avis de plusieurs témoins, cela l’aide à se faire son opinion.

– Et bien, c’est une femme avec une chevelure rousse impressionnante. C’est la couleur du Diable, c’est sûr qu’elle est maléfique. En plus, les pêcheurs m’ont dit que quand elle sortait de l’eau, ses cheveux n’étaient même pas mouillés ! N’est-ce point là, déjà, un signe qu’elle n’est pas une créature de Dieu ?

– Certes, ça peut être un signe, mais qu’avez-vous d’autre à me dire ?

Le Seigneur se lève, se dirige vers la fenêtre et fait signe à l’enquêteur romain de s’approcher, ce qu’il fait aussi dignement que possible afin de maintenir la considération dont il bénéficie.

– Eh bien, elle rôde sur un périmètre qui va de cet endroit, indique-t-il en tendant le doigt, à cette petite pointe rocheuse, un peu plus loin. Et il arrive un malheur à tous ceux qui s’approchent de cette zone. On a des bateaux qui ont coulé, des hommes qui sont tombés malades. On a même une femme qui a accouché alors que son mari a disparu en mer il y a plus de trois ans, et ça, juste parce qu’elle est allée nager là-bas !

Domenico n’est pas convaincu par les explications du Seigneur et se promet d’aller se faire sa propre opinion par lui-même dès le lendemain matin.

– J’irai voir ça au lever du jour. Et s’il le faut, au fond de l’eau, j’irai nager pour essayer de comprendre ce mystère qui vous effraie tant. En attendant, vous devriez vous renseigner pour cette femme qui a accouché, je suis sûr qu’il y a un villageois qui est passé chez elle, récemment. A part la vierge Marie, je n’ai jamais entendu parler de conception miraculeuse ! Et pour le reste, si un malheur m’arrive, cela confirmera la nature maléfique de la créature et vous pourrez en informer la Curie, soupire l’enquêteur qui sait que son métier peut parfois se révéler dangereux.

Le lendemain, au lever du jour, Domenico se rend sur la petite jetée que lui a indiquée le Seigneur et s’installe sur un rocher pour étudier la situation. Il se rend rapidement compte que tous les pêcheurs qui prennent la mer évitent soigneusement le périmètre incriminé. Un petit groupe s’est formé sur le port et les villageois l’observent avec un mélange de crainte et d’admiration. Lui ne s’en fait pas plus que ça. Il profite de la douceur de l’air et de la beauté du paysage. Les reflets du soleil sur la mer bleue sont magnifiques, la brise légère le berce et l’enquêteur romain se laisse aller à une douce rêverie. Le bruit des vagues le ramène en effet à une époque pas si lointaine que ça où il allait en bord de mer avec son père.

Il est ramené à la réalité par les cris des villageois qui l’observent au loin et ouvre les yeux pour se retrouver face à la Sirène incriminée qui a motivé son déplacement. Elle est sortie de l’eau et le domine de toute sa taille, sa chevelure rousse effectivement sèche dessine un halo orangé autour de sa tête. Son air est fier et Domenico a l’impression que si ses yeux lançaient des éclairs, il aurait déjà été foudroyé. Mais son esprit rationnel note aussi qu’elle a deux jambes comme lui et pas une queue de poisson. Drôle de Sirène.

– Bonjour, lui dit-il simplement. Belle journée, n’est-ce pas ?

Il la joue tranquille et décontracté même s’il n’est pas si rassuré que ça. Dans toutes ses aventures, il s’est rendu compte que c’était souvent ce qui faisait la différence entre la vie et la mort, entre la peur irrationnelle et la compréhension des phénomènes paranormaux sur lesquels il enquête. Voyant qu’elle reste silencieuse, immobile, il continue comme si de rien n’était.

– Vous n’avez pas l’air très bavarde, on dirait. Je vais quand même me présenter. Il ne sera pas dit que Domenico Scribus, confronté à une si jolie femme que vous, sera resté silencieux et mal poli. Pour votre information, je viens de la part de la Curie Romaine pour enquêter sur vous. Bel honneur qui vous est ainsi réservé, n’est-ce pas ?

La jolie rousse fronce les sourcils. Domenico se dit que cela la rend encore plus séduisante et se demande si elle va lui sauter dessus ou lui lancer une malédiction. Mais, à sa plus grande surprise, la splendide créature éclate d’un rire cristallin qui lui fait hausser les sourcils.

– J’ai vraiment été si drôle que ça ? Vous êtes bon public, ici !

La jeune femme s’installe sur le rocher à ses côtés et prend enfin la parole, faisant ainsi découvrir à l’enquêteur romain sa belle voix suave et profonde.

– Excusez-moi, Domenico, c’est juste que je ne pensais pas qu’ils en arriveraient jusque là ! Ces villageois sont d’une crédulité et d’une imbécilité incroyables ! Et leur Seigneur n’est pas beaucoup mieux, si vous voulez mon avis. Je suis Ondine, celle que ces affreux surnomment le Monstre ou la Sirène. Je ne vous fais pas peur au moins ?

Domenico est surpris de la façon de parler de la superbe jeune femme. Elle est éduquée et semble particulièrement cohérente. S’il est désormais convaincu qu’il n’a pas affaire à une sirène, ou en tout cas, pas à une sirène traditionnelle, pour lui, le mystère s’épaissit. Qui est-elle ? Et pourquoi s’amuse-t-elle ainsi de la situation ?

– Je suis intrigué, je vous l’avoue, Ondine. Mais ravi de faire votre connaissance. Pouvez-vous m’expliquer ce qu’il se passe ici, alors ? Ces histoires de naufrages, de gens maudits, de naissances miraculeuses…

– Des balivernes, voyons ! Si j’avais ce genre de pouvoirs, ça ferait longtemps que je les aurais fait disparaître, ces affreux. Franchement, vous croyez que c’est possible de faire tout ça et de se laisser humilier constamment par eux ? Non mais, je vous pensais plus intelligent que ça, vu votre réputation !

– Ah, parce que vous avez entendu parler de moi ? demande Domenico qui ne peut s’empêcher de se relever, tout fier de lui.

– Bien sûr, tout le monde connait votre talent pour résoudre les énigmes les plus folles… Et toutes les femmes connaissent vos dons cachés qui les rendent elles aussi complètement folles. Vous allez m'arrêter, alors ? Vous savez, si vous voulez m’attacher dans un lit, vous n’êtes pas obligé de passer par tant de subterfuges !

Domenico toussote sous l’effet de la surprise suite à ces propos on ne peut plus directs. Au moins, elle n’y va pas par quatre chemins et sait ce qu’elle veut.

– Je ne vais pas vous arrêter, non, mais je dois comprendre ce qu’il se passe. Comment faites-vous pour apparaître comme ça, ici, les cheveux secs ? Et pourquoi entretenez-vous tout ce mystère ?

La Rousse le regarde en plissant les yeux, se demandant clairement dans quelle mesure elle peut se confier au Romain qui est venu enquêter.

– Eh bien, pour les cheveux secs, c’est assez simple, je les replie comme ça et les couvre avec ce petit sac en tissu, explique-t-elle en faisant une petite démonstration de sa technique. Et comme je ne suis entrée dans l’eau que quelques mètres avant de vous retrouver, aucun problème pour donner cette impression de corps mouillé et de cheveux secs. Un jeu d’enfants, non ?

Domenico s’en veut de ne pas avoir remarqué le sac en question qu’elle a attaché à sa ceinture, trop distrait par la beauté un peu irréelle de son interlocutrice. Il garde cependant le silence, conscient que souvent, c’est la meilleure façon pour faire parler les autres. Et puis, en plus, cela lui donne un air intelligent qu’il pourrait perdre en énonçant une contre vérité.

– Vous savez nager ? finit-elle par lui demander.

– Bien sûr, répond-il doucement. Vous allez me pousser dans l’eau et essayer de me noyer pour maintenir votre légende ?

– Non, si vous me faites confiance, je vais vous montrer quelque chose. La raison de tout ce mystère.

Sans plus de cérémonie, elle délace sa ceinture et fait tomber sa robe avant de se glisser dans l’eau sous les yeux ébahis de Domenico. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, l’enquêteur se dévêt à son tour et entre beaucoup plus lentement dans la mer qu’il trouve trop fraîche à son goût.

– Ça va, ne vous moquez pas, non plus, grommelle-t-il alors qu’elle lui fait signe de le suivre et s’éloigne en nageant gracilement.

Lorsqu’elle plonge et disparaît sous l’eau, Domenico pense qu’il s’est fait piéger par la Sirène sans même qu’elle n’ait eu à chanter. Elle va l’attirer dans les fonds marins les plus profonds et personne n’entendra plus jamais parler de lui, mais, à son grand soulagement, elle remonte rapidement et lui indique de la suivre. Il prend alors une bonne réserve d’air et s’enfonce sous l’eau. Le spectacle qui s’offre à lui est incroyable.

Il découvre en effet une sorte de petit sanctuaire où se retrouve une multitude de poissons de toutes les espèces. Il y en a des centaines dont énormément de petits qui semblent errer alors que leurs parents les encadrent. Les reflets irisés de leurs écailles illuminent cette scène hors du commun et Domenico en profite de longues minutes en plongeant et replongeant sans cesse pour admirer les arabesques dessinées par ces poissons qui ne se rendent pas compte de la beauté de leur ballet.

Lorsqu’il finit par rejoindre Ondine sur la jetée, il n’a pas les mots pour évoquer l’expérience qu’il vient de vivre. La Sirène, qui ne s’est toujours pas rhabillée, s’en rend compte et éclate de rire.

– Eh bien, on dirait que le spectacle vous plaît ! se moque-t-elle gentiment, sans préciser si elle parle d’elle ou du spectacle sous-marin. Vous comprenez maintenant pourquoi il ne faut pas que les pêcheurs viennent ici, n’est-ce pas ?

Domenico a en effet rapidement saisi l’importance de ce lieu pour préserver cette pure merveille proposée par la Nature mais il a toujours en tête la mission qu’il doit accomplir et le rapport qu’il doit envoyer à Rome.

– Je comprends, oui, mais si je ne rassure pas les villageois et le Seigneur, vous allez finir brûlée vive… Ce… Ce ne serait pas correct… bégaie-t-il alors qu’elle le regarde intensément.

– Eh bien, sauvez-moi alors, mais surtout, préservons ce lieu magique ! répond-elle en s’approchant de lui pour déposer un baiser sur sa joue. J’ai besoin d’un héros comme vous.

Après avoir mûrement réfléchi la question, le héros de la Sirène trouve enfin le stratagème qui va lui permettre de réaliser l’impossible. Il fait signe à Ondine de se rhabiller et de le suivre jusqu’au port où la foule est encore plus compacte qu’au petit matin. Tout le monde veut savoir ce que Domenico a trouvé. Lorsqu’ils le voient revenir avec la Sirène, beaucoup se signent, mais l’enquêteur leur fait signe de se calmer et monte sur une caisse afin de se faire voir et entendre de tous, notamment du Seigneur qui s’installe au premier rang, comme le lui permet son titre.

– Mes amis, l’heure est grave mais pas perdue. Dieu a guidé mes pas et m’a permis de voir la lumière, même au plus profond des ténèbres de ces eaux troubles. J’ai trouvé la Sirène, vous n’aviez pas rêvé et grâce à votre vigilance, elle ne troublera plus vos nuits et vos journées car je vais l’exorciser !

Les murmures de la foule qui commençaient déjà à s’agiter à la mention de la capture de la ténébreuse créature, se calment immédiatement quand Domenico indique qu’il va s’occuper personnellement du terrible monstre qui les effraie autant.

– Par contre, je ne peux rien contre les maléfices qu’elle a déposés sur la partie qu’elle a conquise. Ni moi, ni la Curie ne pouvons agir contre la Nature et je vous demande, non, je vous conjure de continuer à éviter cette zone maudite. Surtout n’y allez pas où vos bateaux continueront de couler, vous continuerez à tomber malade ou bien pire encore ! Seule la Sirène pourra s’y rendre pour s’assurer que les choses s’améliorent. Mais seulement après que je me suis occupé d’elle, pas avant ! Je compte sur vous tous pour respecter mes paroles, sinon de terribles malheurs s’abattront sur votre ville.

Sur ces paroles grandiloquentes et devant les villageois ébahis, il entraîne Ondine à sa suite jusqu’à sa chambre au château. Les serviteurs du Seigneur peuvent témoigner, au vu des cris poussés par la belle à l’abri des regards, que le traitement réservé par l’enquêteur romain a été terrible, même si quelques mauvais esprits se demandent toujours si la créature du Diable n’y a pas pris un plaisir coupable.

Suite à cette nuit mémorable, Domenico a laissé repartir la Sirène et a envoyé son rapport à la Curie. Encore une mission accomplie pour Domenico Scribus qui, comme à chaque fois, fait don de sa personne pour obtenir les résultats les plus merveilleux !

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