Scène 2

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A peine Mme Pervenche, lord Gray et Pr. Violet sont-ils partis que le colonel Moutarde entre en vérifiant qu'il n'y a personne.

COLONEL MOUTARDE : Enfin débarrassé de cette vieille bique de Leblanc ! J'ai bien mérité de fêter ça.

Il fouille dans un meuble et sort une bouteille de whisky et un verre.

CL MOUTARDE : S'il y a un seul avantage à ce manoir d'enfer, c'est que, quoi qu'il arrive, la bouteille est pleine le lendemain.

Installé au secrétaire, il se sert un verre et l'avale.

CL MOUTARDE : Ca fait rudement du bien.

Se sert un second verre et se lève pour regarder par la fenêtre alors que les rideaux sont fermés.

CL MOUTARDE : Si c'est pas malheureux... récite emphatiquement :

 Tournons éternellement,

 Pauvres âmes piégées !

 Le même mortel moment

 Infiniment répété,

 Abandonné par le temps

 Dans cette maison figée,

 Ne nous laissera pas fuir

 Hors de ce cercle maudit.

 Pitié, esprits, pour cette ire,

 Quelle faute avons-nous commis ?

 Et toujours une victime

 Et toujours un meurtrier

 Sont condamnés par l'abîme

 A mourir et à tuer...

Pendant son poème, Mlle Pêche est entrée. Elle écoute sans signaler sa présence.

CL MOUTARDE, très calme : Ah, vous étiez là ?

MLLE PÊCHE : Je vous ai entendu.

CL MOUTARDE : Ca vous a plu ?

MLLE PÊCHE : Assez. C'est de vous ?

CL MOUTARDE : Oui. A mes heures perdues... Si nombreuses.

MLLE PÊCHE : Comme nous tous. Mais dites-moi, Colonel... Croyez-vous vraiment que nous soyons condamnés ? Pour l'éternité ?

Silence.

CL MOUTARDE : Depuis combien de temps êtes-vous ici, Amelia ?

MLLE PÊCHE : Je l'ignore. Je n'ai aucun autre souvenir.

CL MOUTARDE : Avez-vous déjà vu un seul étranger à ce manoir ? Avez-vous constaté une quelconque disparition, même d'un simple objet, d'un seul grain de poussière ?

MLLE PÊCHE : Non.

CL MOUTARDE : Votre patronne est morte ce matin, assassinée par une barre de fer. N'est-ce pas ? Et que se passera-t-il demain ?

MLLE PÊCHE : Elle sera de retour. Et quelqu'un d'autre mourra. Peut-être moi, peut-être vous.

CL MOUTARDE : Exact. Désignant la fenêtre. Dites-moi, ma chère, avez-vous déjà essayé de regarder au-delà de ces rideaux ?

MLLE PÊCHE : Ouvrir les rideaux !?! Je n'ai jamais osé...

CL MOUTARDE : Allez-y.

Elle se dirige vers la fenêtre et les repousse. Elle recule effrayée.

MLLE PÊCHE : Mais...

CL MOUTARDE : Vous voyez. Il n'y a pas de fenêtre. Tous ces rideaux sont des leurres. Il termine son verre.

MLLE PÊCHE : Dans quel immonde piège sommes-nous enfermés ?!

CL MOUTARDE : Si nous le savions, Amelia, nous désespérerions moins. Pourquoi croyez-vous que je vide chaque jour cette bouteille qui se remplit chaque nuit ?

Elle manque tomber dans un fauteuil, horrifiée.

MLLE PÊCHE : Voulez-vous m'en servir un verre, colonel ?

Il obéit. Elle le vide aussitôt.

MLLE PÊCHE : Je me croyais encore dans un cauchemar... Je me le suis tant de fois répété que j'ai fini par y croire... C'est un rêve, c'est forcément un rêve atroce !

CL MOUTARDE : Cela ne change rien si nous sommes incapables de nous en réveiller.

MLLE PÊCHE : Mais il existe forcément un moyen !

CL MOUTARDE : Vous avez de la chance de le croire, mademoiselle Pêche. C'est la jeunesse. Vous savez encore garder espoir. Moi, j'ai oublié.

MLLE PÊCHE : De quoi vous souvenez-vous, alors, colonel ?

CL MOUTARDE : Je sais que j'étais un grand sportif. Mais autant je me souviens de la fatigue, de la gloire, de la saveur de l'échec, autant je ne me souviens d'aucune image. Mais c'est peut-être une vue de mon esprit malade... Je doute même de ma propre réalité, parfois. Avez-vous songé que nous pourrions être nous-même les personnages d'un rêve ? D'une simple chimère ? Voilà pourquoi nous vivons toujours ces morts absurdes. Ou alors nous sommes des fantômes, qui jouent leur mort à répétition pour ne pas l'oublier, qui hantons ce manoir sans pouvoir jamais le quitter. Sommes-nous déjà morts, mademoiselle Pêche ?

MLLLE PÊCHE : Arrêtez, s'il vous plaît. Il n'y a que vous que ces idées morbides amusent.

CL MOUTARDE : Excusez-moi. Il s'apprête à sortir.

MLLE PÊCHE : Attendez. Je n'ai pas compris une chose : si nous sommes dans un rêve, qui est assez fou pour rêver ainsi mille fois d'un meurtre chaque fois différent ? Et pourquoi nous a-t-on laissé notre mémoire ?

CL MOUTARDE : Mais je l'ignore, ma chère. Je ne fais que supposer. Demandez au professeur Violet, il vous pondra une théorie saupoudrée de ses meilleurs calculs auxquels vous ne comprendrez goutte, pour vous donner une réponse chaque fois différente.

MLLE PÊCHE : Je n'aime pas le professeur Violet. Il semble toujours en savoir plus qu'il ne le dit et être conscient que vous, vous ne le savez pas.

CL MOUTARDE : C'est une farce. Personne ici ne peut en savoir plus qu'un autre.

MLLE PÊCHE : Sur notre prison, non... Mais c'est sur chacun de nous qu'il sait des choses.

CL MOUTARDE : Vous avez donc des choses à cacher, Amelia ?

MLLE PÊCHE : Chacun ses secrets.

Silence. Moutarde se contente de siroter un dernier verre.

CL MOUTARDE : Vous feriez mieux d'aller rejoindre les autres. Ce n'est pas de la compagnie d'un vieux poète alcoolique dont vous avez besoin.

MLLE PÊCHE : Je n'ai pas besoin de compagnie.

CL MOUTARDE : Mais vous me supportez ?

MLLE PÊCHE: Vous êtes ce que j'ai trouvé de plus divertissant aujourd'hui.

CL MOUTARDE : Mon dieu ! Je crois que je n'ai jamais rien entendu d'aussi triste.

MLLE PÊCHE : Allons, vous n'êtes pas si perdu que ça, colonel. Vous trouvez même le courage de faire des vers.

CL MOUTARDE : Ne vous y fiez pas. C'est l'alcool. Ca remplace l'inspiration, parfois.

MLLE PÊCHE : Je ne vous crois pas. La poésie, ça ne vient pas de l'inspiration. C'est simplement un moyen de voir le monde. Et vous, alcool ou pas, vous le voyez en vers, mais la poésie a bien d'autres visages. Tous ne sont pas tristes.

CL MOUTARDE : Je suis convaincu qu'il existe des poésies splendides à propos de l'extérieur.

MLLE PÊCHE : C'est vrai. Si nous le trouvons un jour, vous pourrez les écrire.

CL MOUTARDE : Qui les lirait ?

MLLE PÊCHE : Peu importe. L'essentiel, c'est qu'il vous inspire des vers.

CL MOUTARDE : Amelia, vous avez lu trop de romans dans votre jeunesse. Je suis sûr que vous croyez encore au prince charmant.

MLLE PÊCHE : C'est parfaitement inutile, nous avons Philippe.

Moutarde rit silencieusement.

CL MOUTARDE : C'est vrai ! Sa Majesté Philippe Azur ! Quelle blague. Un prince ici ne pourrait régner que sur le tapis du salon.

MLLE PÊCHE : Ou sur un coeur.

CL MOUTARDE : Si vous m'en croyez, c'est plutôt elle qui cherche à régner sur le sien !

MLLE PÊCHE : Elle ?

CL MOUTARDE : Rose. Elle essaye de lui mettre le grappin dessus.

MLLE PÊCHE très pâle : Je dois vous laisser.

CL MOUTARDE levant son verre vide : Je ne vous retiens pas.

Elle part mais s'immobilise sur le seuil.

MLLE PÊCHE : Colonel ?

CL MOUTARDE : Oui ?

MLLE PÊCHE : A mon avis, vous étiez un grand champion de boxe.

Elle sort.

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