21 - Traîtres et Décapitations

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Cher Journal,

Je suis très triste. Je crois. C’est difficile à dire. Je sens pas réellement la joie ou la peine en temps normal. Juste… le vide. Le vide ardent et rugissant de la faim, puis une sorte de vague apaisement quand j’ai mangé. Une paix fragile et transitoire, comme le sommeil d’une bête en cage qui dort que d’un œil. Et putain, me voilà poète… Deborah dit qu’elle aime bien, c’est pour ça que je sais que c’est mauvais.

Je sais que je devrais raconter depuis le début mais c’est dur.

Les jours qui suivirent, j’hésitais à aller voir Marjo pour lui demander quoi faire pour les goules folles et la flic. Puis j’ai renoncé à l’idée. Je pensais pas que Marjo soit réellement du côté du Bourreau, mais je savais pas quelle limite elle serait prête à enfreindre pour m’emmerder. J’avais pas envie qu’elle me balance.

J’ai fait l’inventaire de mes options : j’avais encore la drogue, les clés et le pognon d’Ecto, mais je n’avais plus son téléphone. J’avais aussi les morceaux de métal que m’avait fait gober le Taré, mais je doutais que ça me serve à quoi que ce soit. Je me suis entrainé à les « régurgiter sélectivement » comme il disait, et pour l’instant j’ai pas le truc.

Le Bourreau eut l’air de se douter que je mijotais un truc. Il me collait plus prêt, surtout quand j’essayais de causer au Taré — qui, de toute façon, était complètement à l’ouest à ce moment.

Je voulais pas appeler la flic avant d’avoir quelque chose de solide à lui donner. Je crois que je cherchais quelque chose qui me disculperait de mes péchés de goule. Je voulais avoir une preuve que ce qui m’arrivait n’était pas ma faute — je sais pas pourquoi c’était important pour moi d’avoir une vraie raison… peut-être parce qu’elle avait dit être en contact avec mon ex, et qu’elle pourrait lui dire, je sais pas…

J’ai ruminé le truc et me suis dit que j’allais faire une déclaration dramatique à tout le monde : j’allais me faire passer pour un humain et réintégrer le monde de la drogue et de la fête. Une vraie mission sous couverture. J’ai réfléchi à comment j’allais leur dire pour que ça sonne cool. J’avais presque préparé un discours en fait, mais quand on s’est rassemblé, Marjo m’a damé le pion :

— J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, me coupa-t-elle. Tous d’abord, j’ai un aveu à vous faire : ma maitresse, m’a assignée à votre surveillance en pénitence pour des erreurs que j’ai commises à son service. C’est la raison de ma présence dans votre petite bande. Je ne suis pas là pour le plaisir.

Marjo me fit un regard appuyé en disant ça… J’aurais du me douter que c’était un truc du genre !

–Et ma maitresse est plutôt en colère en ce moment, continua-t-elle. Il y’a trop de goules sur son territoire. Elle ne vous laisse que quelques nuits pour résoudre le problème avant d’engager ses forces personnelles pour le faire… des forces qui ne sont pas connues pour leur… faculté de discrimination.

Le Taré eut un petit rire sec, presque défiant. Marjo laissa passer.

–Mais comme ma Maitresse est pleine de mansuétude, elle a accepté votre présence et reconnait que vous n’êtes pas comme ces spécimens affolés. Je suis donc censée vous prêter assistance pour résoudre le problème dans les temps et préserver vos vies. Elle a pleinement confiance en nos capacités.

Danseuse avait l’air médusée, elle regardait Marjo d’un autre œil, comme si elle se sentait trahie… J’avais de la peine pour elle. Comment avait-elle pu croire que cette petite pissefroid était réellement notre pote ?

–Bien, bien, dit le Taré… magnifique ! Ainsi donc la Maîtresse Vampire nous fait confiance quelques jours avant de décréter notre fin — si tant est qu’elle a les moyens de mettre cette menace à exécution…

–Elle les a… dit Marjo sur un ton doux, crois-moi Enmerkar.

–… et pour nous aider, elle nous envoie sa gamine punie, continua Enmerkar. Quel genre d’erreur as tu bien pu commettre, ma chère, pour te retrouver à faire la nounou pour les goules ? Hum ? Est-ce toi qui vas faire l’exterminatrice si nous ne maitrisons pas l’infestation… ? Ou est-ce une tâche trop sérieuse pour une simple servante ?

Je voyais que le tour de la conversation énervait Marjo et qu’elle faisait de gros efforts pour se maitriser.

–Elle nous laisse une chance à tous Enmerkar. Nous devons…

–… faire équipe ? la coupa-t-il sur un ton narquois ? Agir ensemble ? Venant de toi c’est particulièrement… c’est délicieux ! Je propose qu’on laisse les vampirettes se démerder. Qui est prêt à braver l’ire de cette « maitresse » invisible ?

Il leva la main et nous regarda en riant. C’est à ce moment que le Bourreau surgit dans la pièce.

–Salut les amis ! J’ai pas tout entendu mais si Enmerkar en est, j’en suis aussi !

Le Bourreau leva le bras, tout sourire. Puis sa tête s’envola à travers la pièce : Marjo l’avait décapité du tranchant de la main. Le corps resta debout quelques secondes, vacillant, projetant deux-trois jets de sang de moins en moins haut. Puis le bras s’abaissa et le bourreau tomba au sol.

Les yeux du Taré s’écarquillèrent un instant, puis il haussa les épaules, et eu un léger mouvement de tête approbateur. Je m’attendais à ce que Danseuse réagisse mais elle ne bougea pas, sans doute encore sous le choc de tout ce qu’avait révélé Marjo.

–Désolée, dit la pute du vampire après un petit raclement de gorge, mais nous avions d’autres problèmes à gérer que ce connard. S’il a vraiment pris des mesures pour vous dénoncer aux autorités, cela va vous encourager à mettre fin au plus tôt à ce problème de goules, avant de servir de boucs émissaires…

Danseuse tomba à genoux, le visage dans les mains. Un éclair de culpabilité passa sur le visage de Marjo.

–J’avais envie de le tuer depuis des jours, continua Marjo, presque sur un ton d’excuse. Il en avait particulièrement après toi Éric… Il allait nous trahir d’une manière ou d’une autre. Et…

Elle détourna la tête avec une expression bizarre.

–Et quoi, Marjo ? Parle putain. Va falloir arrêter les cachoteries cinq minutes…

–Dans sa glacière, dit-elle, il y’a… il t’a préparé une mauvaise surprise… désolée…

Bon, j’ai pas tout compris de suite, mais de voir Marjo s’excuser en détournant le regard, j’ai senti que ça pouvait pas être bon. Puis j’ai vu que le Taré avait compris le truc et qu’il me regardait avec pitié… Danseuse émit un gémissement. Et c’est là que je me suis souvenu de ce que cet enfoiré avait dit en parlant de sa glacière, et du fait qu’il avait gardé sa « collection… »

Je me suis dirigé comme un robot, pour ouvrir sa cachette. Il y’avait des têtes gelées au milieu de sacs de glace. J’en reconnus une…

— Deborah…

J’aurais voulu ressentir quelque chose d’autre que tout ce vide. J’aurais voulu pouvoir pleurer. Mais rien ne vint.

–Je comprends pas… soupirai-je. Pourquoi il a fait ça ? Même vous, vous l’avez jamais vue… ! Comment est-ce qu’il a… ?

Le Taré et La Pute échangèrent un regard sombre.

–Je t’ai suivie certain soir, dit-elle doucement, sur un ton d’excuse. C’était mon job… si je l’ai fait. Il a pu le faire aussi… peut-être qu’il nous a remarqué depuis plus longtemps qu’on ne croit.

Je regardais la tête du Bourreau qui avait roulé dans un coin. J’avais l’impression qu’elle souriait d’un air narquois, l’air de dire que c’était ma faute ou je pouvais pas échapper à ma nature ou quelque connerie du genre.

L’odeur de son sang répandu dans la pièce s’imposa soudain à moi. Mon corps se mit à bouger de lui-même. Je repensais aux illustrations bizarres du bouquin du Taré. Les autres essayèrent d’intervenir, mais ils ne furent pas assez rapides. Je ne sais pas exactement ce qui m’a pris, ça m’est venu intuitivement, mais j’ai renversé la tête en arrière en bâillant, et je me suis littéralement décroché les mâchoires. J’ai gobé, toute ronde, la tête gelée de Deborah. Je l’ai senti passer lentement dans ma gorge et presque entendu un « clonk » quand elle est tombée dans mon estomac.

–Sainte souillure du démon… murmura le Taré. Enfer et foutre ! Éric !? Qu’est ce que tu viens de faire ?

Les filles avaient détourné le regard. Même Marjo avait l’air un peu pâle.

–Heu… je sais pas, répondis-je tout penaud.

Le Taré s’interposa d’instinct entre moi et la tête du Bourreau. Je m’étais même pas rendu compte que je me dirigeais vers elle.

–Éric, mieux ne vaut pas manger quelqu’un que l’on connait. Quelqu’un qui a vécu avec nous et que l’on vient de tuer. Tu penses peut-être que ça va t’apaiser mais…

J’en revenais pas que ce soit lui qui essaye de m’enseigner la retenue.

–On s’en fout Enermrkar, lui répondis-je. Au pire, s’il me reste sur le bide, j’aurais qu’à le « régurgiter sélectivement », pas vrai… ?

Je crois que c’est la première fois que j’ai vu le Taré sourire à l’une de mes blagues. Du coup ça m’a calmé. Lui-même était pas sûr de quoi faire… mais c’est Danseuse qui nous a décidés.

–J’ai envie de partir d’ici s’il vous plait, dit-elle d’une petite voix, en se relevant. Est-ce qu’on peut s’en aller ?

C’est ainsi qu’on a quitté notre petite crypte douillette. On a laissé les autres têtes et le cadavre derrière nous. J’avais l’intuition qu’on reviendrait plus jamais.

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