19 - La Nouvelle Came 2

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C’est officiel : ça craint. Vous vous souvenez sans doute de tout ce discours parano que je vous avais fait sur ma terreur de voir la drogue qui m’a changé en goule se répandre dans les rues… ?

Mais oui, avant ça, le Bourreau. J’ai pas écrit depuis quelques jours et on était resté là-dessus, donc pour vous mettre à la page sur notre nouveau coloc :

Le Bourreau ne s’avère être qu’une nuisance mineure. Il est là depuis quelques jours et de manière générale, il me fout la paix, ce qui est tout à son honneur et plus que je ne l’espérais. Je reste méfiant cela dit, et il m’emmerde toujours de loin pour plusieurs raisons.

Ce qui me gêne en fait, et vous allez vous foutre de ma gueule… le truc horrible c’est qu’il s’entend de mieux en mieux avec tous les autres. Même Marjo ! C’est peut-être puéril de s’énerver pour ça — et je vous défends d’aller croire que je suis jaloux ! C’est pas du tout ça ! — mais oui ça m’irrite. C’est comme s’il avait des « cheat code » pour chacun des autres, des phrases magiques pour bien s’entendre avec eux, c’est à peine croyable ! On sait tous pourtant que c’est un enfoiré de tueur maléfique et qu’il sort la nuit pour aller séparer d’honnêtes gens de leurs têtes…

Je vais essayer d’expliquer comment ça s’est passé. Marjo est revenue le lendemain soir, elle l’a vanné sur le fait qu’il avait encore les bleus de la rouste qu’elle lui avait collée, et ce con s’est mis à rire et blaguer là-dessus. Et Marjo s’est mise à rigoler aussi ! Depuis ils échangent des vannes et des piques de collégiens comme les meilleurs amis du monde — ça me rend dingue ! Ils ont l’air potes maintenant. Elle lui a pourtant défoncé la gueule et nous a fortement encouragés à le bouffer, et maintenant ils sont copains comme cochons. Je suis allé vers Marjo pour m’excuser d’ailleurs, vu que je lui avais dit un truc pas cool ce jour-là (et que Danseuse avait insisté pour que je le fasse). Elle a à peine écouté ce que j’avais à dire tellement elle était prise dans son échange avec le petit nouveau ! Elle fait peut-être semblant de bien s’entendre avec lui juste pour m’emmerder... Ce serait exactement son genre à Marjo de faire ça, et ça marche du tonnerre ! J’en reviens pas, mais ça marche !

Bon pour Danseuse et le Taré c’est autre chose. Le type est cultivé, OK. Il s’y connait en musique classique et en occultisme et ils taillent des bavettes ensemble sur leur thème préféré. C’est pas forcément des thèmes courant pour sociabiliser ou le genre de trucs qu’on peut sortir en soirée de nos jours, donc, en un sens, je suis content pour eux deux qu’ils aient un interlocuteur. Alors oui ça m’emmerde un peu de le voir valser avec Danseuse, parce que je sais que ça va la blesser quand il va nous la faire à l’envers. Et oui, ça m’emmerde aussi quand lui et le Taré font des messes basses sur la magie noire et le monde des ténèbres pour des putains de raisons évidentes : ça fout les boules ! Ces deux types me mettent mal à l’aise quand ils causent boutique, moi¸ le monstre nécrophage ex-drogué : c’est dire…

Je crois que ce qui m’emmerde le plus, c’est qu’il a pas de cheat code avec moi. Il a essayé de me faire la causette, j’ai senti ses tentatives pour me sonder et trouver le sujet de conversation qui ferait de nous les meilleurs amis du monde, puis je crois qu’il a laissé tomber : il a dû se rendre compte que m’exclure en étant copain avec tous sauf moi marcherait mieux que le reste. D’abord, il est venu me causer de bouffe « Je me suis toujours demandé quel gout ça avait la chair humaine ? », me parler de mon journal « Moi aussi j’ai tenu un journal intime lors des mes premières bêtises. J’ai du y renoncer, car je ne pouvais laisser une telle orgie de preuve dernière moi… », Il est même venu me faire remarquer que Marjo était super bien roulée, et qu’il aurait bien aimé avoir sa tête, et me demander si j’avais déjà été tenté de lui croquer le boule… ça aurait sans doute marché à fond sur la version humaine d’Éric, mais là, il a vu mon expression d’horreur et a pas insisté. Il m’a parlé que de trucs à la con avant de renoncer, exactement comme si j’étais une espèce de goule basique sans aucune personnalité… c’est hyper vexant !

Donc oui, tout le monde a un nouveau pote dans la crypte, sauf moi. Je me retrouve avec le rôle de l’oiseau de malheur.

Bon, tout ça n’a pas vraiment d’importance comparé à l’autre problème. C’est d’ailleurs le Bourreau qui nous a alertés là-dessus, alors qu’il était devant son téléphone :

— Hey venez voir ! Ils parlent que de ça aux infos depuis cet aprèm, mais on avait que les versions tronquées des journaux TV. Je viens de trouver la vidéo d’origine sur le net.

Le Bourreau a lancé la vidéo d’un duo de flics en train d’intervenir face à un type qui ressemblait à une goule fraiche : on voyait derrière elle, en pleine rue, un cadavre à moitié bouloté. L’un des flics lui gueule de s’arrêter et se tenir tranquille, mais la collègue du poulet n’hésite qu’une demi-seconde avant de vider complètement son chargeur sur la créature avec abandon et volupté : une vraie scène de films de zombie. La goule tombe au sol en gigotant puis se relève bizarrement, en rassemblant ses membres d’en dessous elle, comme une araignée qui feignait la mort. L’autre flic émet un cri qui ressemble à un sanglot et vide aussi son chargeur comme un môme à la fête foraine. Quelques tirs heureux font voler des morceaux de calotte crânienne, la goule tombe au sol, agitée de spasmes… le cadrage se fait soudain la malle, et la vidéo s’arrête : impossible de dire s’ils l’avaient vraiment eu…

Les images étaient rythmées tout le long par les « Oh merde ! » et « Oh… Oh putain ! » du type qui filmait avec son téléphone… et j’avoue avoir lâché quelques jurons du même acabit.

–J’espère que c’était pas un membre de la famille… ? fit remarquer le Bourreau sur un ton taquin. J’avais noté qu’à chaque détonation de flingue, il avait tapoté d’un doigt sur la table, jusqu’à celle qui avait séché la goule : j’étais sûr que l’enfoiré comptait le nombre de balles nécessaire pour nous descendre.

Les autres goules et moi on s’est regardés mal à l’aise. Puis le Bourreau reprit :

— Il y’a eu plusieurs autres cas en ville. Les gens crient déjà au zombie sur les réseaux sociaux. Il y’a une foule de gens qui avaient l’air d’attendre que ça : une bonne excuse pour éclater la tête de leurs contemporains. Quand je pense que c’est moi qu’on voit comme un monstre…

Il dit tout ça en souriant, mais mes amis nécrophages n’étaient pas d’humeur. Même Marjo semblait le trouver moins drôle d’un coup.

–On devrait essayer de comprendre ce qu’il se passe, proposa Danseuse, d’une petite voix. Ce n’est pas normal. Il ne devrait pas y’avoir autant de goules affolées dans les rues…

Le Taré suivait la conversation, mais je sentais qu’il était qu’à moitié là. Son visage se congestionnait fugacement, comme s’il luttait en vain pour émerger ou dire quelque chose…

Le Bourreau alluma la télé ensuite et zappa sur les news officiels. Il se redressa sur son siège, l’œil humide, devant le profil de Laetitia Roux de nouveau face au micro d’un journaliste.

–… plus d’une douzaine de cas en ville depuis le début du mois, et un bilan d’une vingtaine de morts, entre les fous furieux et leur victime. On parle d’une véritable « épidémie de cannibalisme ». Madame Roux : vous étiez en charge de l’enquête sur le Bourreau, mais vous voilà maintenant assignée à ce problème de « zombies », est-ce que l’échec de l’opération pour appréhender le tueur a pesé sur votre carrière ?

Le Bourreau s’est mis à rigoler comme un bossu, mais Laetitia ne se laissa pas démonter :

–Je ne crois pas que nos concitoyens soient intéressés par l’évolution de ma carrière. Je ne vais pas vous apprendre à faire votre travail, mais j’attendais une autre question. Et pour y répondre : il y’a de fortes chances qu’une nouvelle drogue illégale soit à l’origine de ces cas de folie furieuse. Des cas similaires s’étaient manifestés aux États-Unis il y’a de cela quelques années avec un produit qu’on appelait « Bath Salts » ou « Sel de Bain » en français…

–Ce ne sont pas réellement des sels de bain qui sont à l’origine de cette folie furieuse, n’est-ce pas ? Sinon, il va falloir que je prévienne ma femme…

Une fugace expression de détresse se peignit sur le visage de la policière. Même le Bourreau compatit :

— Le journalisme en France… ce n’est plus ce que c’était, admit-il.

–En effet, soupira Laetitia, ce nom cache une nouvelle drogue de synthèse à la composition pour l’instant inconnue. Nous rappelons à nos concitoyens de ne pas consommer de substances douteuses afin d’éviter tout incident regrettable. Si malgré tout, cela vous arrivait que vous… sentiez une irrépressible envie d’attaquer ou dévorer vos proches, nous mettons à disposition ce numéro vert qui va s’afficher à l’écran.

Un court numéro s’afficha après quelques longues secondes d’attente et un échange de regard sans sympathie entre les deux intervenants.

–Des images circulent montrant des policiers faisant feu sans sommation sur un de ces « zombies »… est-ce que la personne était réellement déjà morte ?

–L’inspection s’est saisie de cette affaire et réexamine les circonstances de ces usages de la force léthale. Je ne peux rien dire de plus à ce moment. Juste rappeler que trois officiers ont déjà succombé face à ces fous dangereux.

–Et qu’allez-vous faire pour débarrasser nos rues de ce nouveau fléau ?

–Toutes les ressources des forces de police de la ville sont mobilisées, aidées par des équipes sanitaires. Répondit Laetitia avec assurance. Puis elle fixa l’objectif de la caméra de face et dit sur un ton changé : Nous sollicitons également nos nombreux contacts sur le terrain qui ont pour nous des informations précieuses. Nous ferons rapidement la lumière sur cette affaire, car il est dans le plus grand intérêt de tous de coopérer ensemble.

Pendant un court instant, j’ai eu l’impression bizarre qu’elle me fixait et s’adressait à moi personnellement.

–C’est fou dit le Bourreau, sur un ton madré. On dirait presque qu’elle essaye de faire passer un message à quelqu’un de précis… Je me demande bien qui ça peut-être ?

J’ai réprimé un hoquet qui m’aurait trahi auprès de notre nouvel ami tueur. C’était évidemment à moi qu’elle s’adressait… avec la lettre que je lui avais donnée et les infos qu’elle avait sur moi, elle avait sans doute compris que j’étais le patient zéro de cette nouvelle came (et de majorité des autres qui ont circulé en ville ces dernières années d’ailleurs, mais… là n’est pas le sujet.)

J’étais tenté de la contacter prochainement pour lui dire ce que je savais, et peut-être découvrir ce qui m’avait goulifié, mais j’allais devoir feinter le Bourreau tout le long.

–Bah… dis-je une fois l’interview finie, après tout c’est leur problème nan ? Ces zombies ont pas l’air intelligents et attaquent les vivants donc ils sont pas comme nous. En vrai ça nous regarde pas. Autant laisser ça aux flics et mener notre petite vie peinarde. On va peut-être moins se faire emmerder qui sait ?

Les autres goules me regardèrent d’un air surpris, mais le Bourreau alla dans mon sens.

–Je suis d’accord avec Éric. Je n’aurais plus cette policière dans les pattes à partir de maintenant, et personne ne se souciera plus d’une tête de plus ou de moins dans tout ce bordel !

Les autres eurent l’air de comprendre que quelque chose se tramait et n’insistèrent pas. Nous décidâmes d’éviter la chasse ce soir et d’attendre voir.

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