16 - Les Catacombes

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Le Taré n’émergea plus dans les jours qui suivirent. Trouver de la nourriture fut plus rude, et à chaque début de nuit, Marjo se pointait avec un petit sourire narquois, l’air un peu plus détendu que d’habitude. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. J’allais voir Danseuse :

— Hey, tu penses pas qu’il faudrait qu’on change de planque ? Entre les anciens potes du Taré, les miens, la police, le tueur, mon ex… Je me sens de moins en moins à l’aise ici.

Danseuse eut un petit rire de gorge forcé, comme une starlette de vieux film.

–Allons, Éric, tout va bien ! Cette crypte est sure ! L’entrée est à peine visible et personne ne vient plus dans le cimetière ! Je suis là depuis bien des années. Avant même de vous connaitre tous ! Et je n’ai jamais eu d’ennui ! Enfin, il y’a bien eu ce fossoyeur un peu curieux un soir… un bien charmant fauteur de troubles !

Je la coupais avant que la conversation ne dérive sur une de ses lubies romantiques.

–Marjo a l’air plutôt réjoui en ce moment ! Elle m’a poussé à balancer le Bourreau pour gagner du temps sur la police, mais lui sait où on est. Il va peut-être nous les envoyer en représailles. Clairement, ça sent mauvais… sans vouloir critiquer ton sens de l’hospitalité !

Danseuse croisa les bras et me regarda d’un air légèrement contrarié, comme si j’étais un enfant têtu. Bien qu’elle soit la goule la plus raisonnable que je connaisse, j’avais l’impression de me heurter à une de ses limites : la convaincre de déménager allait être compliqué.

–Tu ne peux pas continuer à te méfier de Marjorie de cette manière Éric. Elle fait partie de la famille ! Je comprends que vous ayez vos petits différents, et je sais qu’elle est parfois un peu difficile…

Difficile ?! Tu te moques de moi ? On dirait une morveuse sadique de quatorze ans — ce qui serait déjà lourd si elle avait pas la poigne d’un engin de chantier ! Je sais pas ce qu’elle fout avec nous, mais je doute qu’elle soit là pour notre bien !

Danseuse émit un soupir peiné en faisant un geste de dénégation de la tête :

–Tu es beaucoup trop dure avec elle Éric. Si elle te donne l’impression d’être plus jeune, tu devrais alors la considérer comme ta petite sœur, non, et t’occuper d’elle ? Sa véritable famille l’a abandonnée… une enfant si charmante, seule dans la Nuit, voyons… ? Elle a simplement besoin d’amour !

Quand on croise le regard de Marjo on y voit surtout le besoin de voir des trucs bruler, mais je sentais que j’allais avoir du mal à me faire comprendre sur ce point. Je cédais et visais le compromis, car je ne voulais plus entendre parler de toute la douloureuse beauté intérieure de Marjo :

— OK ! Je vais… je vais faire un effort. Mais concernant notre repère, est-ce qu’on une voie de replis au cas où ça barde ? Au vu de la situation, avoir au moins une issue de secours et une « Planque B »…

Danseuse jeta des regards à droite et à gauche, puis décroisa les bras et se pencha avec un air mystérieux :

–D’accord mon cher Éric ! Je vais t’amener au couloir secret sous la crypte qui nous permettra de fuir la vindicte populaire ! Après tout, s’il m’arrivait quelque chose, c’est toi qui aurais la charge du reste de la troupe ! Je n’ai pas voulu le montrer à Enmerkar ou à Marjorie, car c’est un véritable labyrinthe là-dessous. S’ils s’y perdaient dans leurs moments d’absence ou de bouderie, nous passerions la nuit à les chercher. Mais toi, tu as mon entière confiance !

Elle me fit un grand sourire fier et encourageant. Malgré moi, je me sentis très responsabilisé et je la suivis, tout prêt à me montrer à la hauteur.

Je me rends compte que j’aurais peut-être dû décrire nos pénates un peu plus tôt dans ce journal, mais il y’a vraiment pas grand-chose à en dire :

L’entrée de la crypte est fermée par une grosse grille rouillée à laquelle on touche rarement — on rentre et sort par un trou dans le toit. Il y’a une salle principale avec un énorme tombeau défoncé plein d’eau de pluie et quelques vasques pétées. On a un petit escalier de pierre en colimaçon qui mène à deux pièces en dessous. La chambre du fond a des niches dont on a sorti les occupants, ils sont entassés sans cérémonies dans un coin, mais on crèche plutôt dans la chambre principale de pierre nue qui est plus longue. Quand j’ai demandé à Danseuse à quoi servait cette chambre à l’origine, elle a émis plusieurs théories : la lignée comptait sur plus de descendants et gardait de l’espace pour d’autres morts, ou alors il y’avait de la déco qui a été chourée, mais sa préférée c’est qu’un vivant excentrique avait « aménagé » près de son défunt amour — elle a décrété que c’était le crâne le moins édenté, au sommet de la pile.

Pour en revenir au passage secret, Danseuse n’avait pas menti. Elle me montra une fente dans le mur caché derrière le monceau d’ossements du fond, et après une gratouille à son crâne préféré, elle s’enfonça dans l’ouverture en rentrant le ventre. Je lui emboitais le pas, réprimant une montée de claustrophobie — après tout, qu’est-ce que j’avais encore à craindre ? Je ne manquerais plus jamais d’air…

Au bout de vingt minutes à faire de la spéléo, on s’est retrouvé à crapahuter dans des sortes de catacombes à moitié ensevelies. En déambulant surpris entre les niches de corps je fis une erreur critique : je demandais à Danseuse de m’expliquer ce que tous ces tunnels et cadavres pouvaient bien foutre ici. Elle s’arrêta net, se tourna vers moi avec de grands yeux et répondit :

— Je vais te raconter toute l’histoire !

Puis elle se mit à danser et chantonner tout le chemin, avec pour résultat de me faire perdre tout repère dans le labyrinthe. Je remarquais d’ailleurs qu’elle galérait aussi à s’orienter : elle fit passer quelques tours en rond et retours en arrière comme des effets dramatiques de son récit, mais… je soupçonne qu’elle était un peu paumée !

De ce que j’ai compris de l’histoire par contre, une terrible épidémie avait frappé la région il y’a longtemps. Une maladie étrange qui fauchait sans discernement et secouait les cadavres de spasmes bien des jours après leur trépas. Tout le monde cru à un genre de malédiction et que les victimes essayaient d’émerger d’entre les morts : alors elles furent enterrées plus profond dans ce dédale pour éviter qu’elles reviennent faire coucou.

Un moment je me suis dit « Les gens sont cons quand même — il devait y’avoir tout un tas d’explications rationnelles à ces phénomènes : des poches de gaz ou... Pas besoin de virer mystique et s’imaginer que… »

Puis je me suis souvenu que Danseuse et moi étions effectivement des cadavres ambulants cherchant leur chemin vers la surface, et donc très mal placés pour mettre en doute ces superstitions.

J’aurais aimé avoir des potes normaux encore pour qu’ils me demandent « Et toi t’as fait quoi samedi soir ? » et répondre : « Oh bah tu sais, rien de spé… J’ai suivi une goule dans des catacombes biscornues. Elle a fait une danse interprétative d’une épidémie de peste maléfique tout le long du chemin. On s’est perdu pendant des heures, mais c’était sympa… »

Je digresse. Surtout que c’est pas tout ce que nous a réservé la nuit… mais en tous les cas, le show de Danseuse était au point. Elle a incarné tour à tour les jeunes, les vieux, les riches et les pauvres affligés, elle a mimé les spasmes, les pleurs, les tentatives de fuite, les engueulades d’un conseil citadin dépassé, les prières des croyants… J’avais du mal à croire que c’était de l’impro et me demandait combien de fois elle avait répété ce numéro dans les tunnels.

Les heures passèrent. Les catacombes étaient derrière nous et avaient fait place à de bas passages creusés dans la terre et soutenus par des poutres en bois. J’eus l’impression qu’on sortirait jamais et de plus en plus la dalle. La fin de la danse de ma pote approchait et je captais une odeur humaine vivante. J’avais l’impression que mes sens me jouaient des tours.

–On est encore loin de la sortie ? Demandais-je à Danseuse, sachant pertinemment que j’en tirerais rien.

L’odeur se précisa à mesure qu’on avançait et j’entendis une voix grave résonner dans les galeries. Danseuse gambadait toute guillerette dans sa direction, donc je pris les devants par prudence. Je remarquais un type affalé contre la paroi dans la lueur d’un flash de téléphone posé au sol, une bouteille en main, en train de se parler tout seul. Je réunis ce qui me restait de manières pour savoir ce qu’il pouvait bien foutre ici :

— Hey ! Mec ! lui dis-je. Tout va comme tu veux ?

Il se tourna vers moi avec une légère expression de surprise et se releva du mieux qu’il put en s’appuyant. Il semblait complètement torché.

–Ouais, ça va… qu’il dit. Pardon, je savais pas qu’il y’avait du monde ici. Je cherchais juste un coin pour pisser et… Il émit un rot sonore, puis regarda le sol autour de lui. Faites attention où vous marcher ajouta-t-il d’un air penaud.

–Comment t’es arrivé ici ? Lui demandais-je

— Je… commença-t-il en se tournant vers les trois passages ouverts derrière lui en pointant du doigt. Il s’interrompit pour se gratter la tête, perplexe. Putain… souffla-t-il, réalisant sans doute qu’il avait oublié par où il était venu.

Danseuse arriva, lui fit la révérence, et continua de pirouetter.

- Vous savez comment on sort d’ici les amis ? demanda-t-il d’une voix grasse pleine d’embarras.

Danseuse s’engagea dans le passage le plus à droite. Après quelques minutes de marche, elle nous fit signe d’éviter une flaque d’urine. Le type, qui avait titubé en silence jusqu’ici, eut une quinte de toux forcée.

–Oh ! J’oublie mes manières, dit-il quelques pas plus loin. Moi c’est Rémond ! Et vous ? Il tendit sa bouteille à Danseuse qui fit semblant de boire quelques gorgées. Elle me tendit la bouteille ensuite et nous présenta :

–Lui c’est Éric, moi on m’appelle Danseuse. Enchanté Rémond. Tu as de la chance d’être tombé sur nous ce soir, car il est très difficile de sortir d’ici quand on ne connait pas…

–Ouais, merci, c’est ce que je me disais… Il nous regarda un moment avec des yeux ronds dans la lumière de son portable avant d’ajouter. Je veux pas être impoli, mais… vous êtes un peu bizarres tous les deux. On dirait que vous… vivez ici ? Les rumeurs sont vraies alors ?

Danseuse et moi échangeâmes un regard gêné.

–Quelles rumeurs demandais-je avec appréhension ?

–Ben… dit-il en s’approchant, le bruit court que des troglodytes vivent sous la ville dans un réseau de cavernes. J’étais sûr que c’était vrai ! J’ai toujours cru en vous ! Mais vous en faites pas, hein, votre secret est en sécurité avec moi ! Je sais ce que c’est de vouloir être peinard. Les gens de la surface ne sont qu’une source d’emmerde… si je pouvais, moi aussi… vous vous êtes pas comme eux au moins ! Putain…

Le type grimaça et j’eus l’impression qu’il allait se mettre à pleurer. J’allais dire une connerie parce que j’étais bizarrement vexé de me faire prendre pour un homme des cavernes – alors que bon, objectivement, par rapport à une dépouille nécrophage c’est un gain notable de standing —, mais heureusement, Danseuse m’interrompis avant que j’éclaire la lanterne de notre nouveau pote bourré.

–Oui exactement ! Nous sommes des troglodytes ! Merci à toi noble surfacien de conserver notre secret ! Tu seras toujours un ami du petit peuple de l’en dessous !

Le type eut l’air tout consolé. Il se redressa fièrement et tapa du poing sur son torse :

— Un honneur m’dame !

Mon amie goule changea de numéro pour imiter une sorte de créature des cavernes, lancée, les jambes arquées dans je ne sais quelle danse tribale, ponctuée par des coups de gourdins imaginaires sur les parois.

–On peut toujours compter sur elle pour mettre l’ambiance… expliquai-je à Rémond.

J’étais pressé de me débarrasser de lui à la sortie, car il m’était sympathique, mais j’avais vraiment faim.

-Vous êtes nombreux à vivre là-dessous ? demanda-t-il au bout de quelques minutes.

-Nope, répondis-je. Nous sommes… heu… une espèce en voie de disparition...

-Je comprends, dit-il. Vos congénères se sont enfoncés plus profond sous terre pour échapper à la folie des hommes, et vous les avez pas vu depuis des siècles, c’est ça ?

-Oui, oui exactement, confirmais-je, en me demandant vaguement d’où venaient toutes ces salades. Cette rumeur était plus élaborée que ce que je pensais. J’ajoutais : Il n’y’a plus que Danseuse et moi. Ces sous-terrains sont désertés…

Rémond voulut dire quelque chose, mais un rot lui échappa à la place. Et c’est la dernière fois que je le vis. Je me tournais à l’embranchement suivant, mais il n’était plus derrière moi.

-Hey, Rémond, appelais-je ? Tu viens ?

Je rebroussais chemin comme il ne répondait pas, et arrivait à quelques traces de sang menant à un passage dissimulé dans l’ombre, pile à l’endroit de notre dernier échange.

-Bordel… murmurais-je.

Je remontais sur quelques mètres la piste du sang qui fut complétée par des traces au sol de quelque chose ou quelqu’un qu’on traine. Puis le tout s’interrompit : plus de sang, plus de trace. J’arrivais ensuite à un embranchement dont chaque passage s’enfonçait plus profond dans les ténèbres.

-Roh, merde… grommelai-je.

Je lui avais tout juste dit que Danseuse et moi étions les seuls dans ces sous-terrains, mais quelqu’un ou quelque chose l’avait choppé. Et sans délicatesse.

Danseuse me rejoignit à ce moment et je lui expliquais la situation.

-Oh non… se plaignit-elle. Pauvre Rémond, nous étions presque sortis…

-C’est quoi, ou qui, qui lui est tombé dessus à ton avis ?

Danseuse avait les yeux ronds de perplexité

-Je ne sais pas… Je croyais qu’il n’y’avait plus personne dans ces tunnels… Peut-être que ce sont les troglodytes ?!

-Super… soupirais-je. Quand je pense que je me retenais de le manger depuis tout à l’heure en plus ! C’était bien la peine ! J’ai bien envie de retrouver nos voleurs de Rémond et leur expliquer mon point de vue !

Danseuse hésita une seconde puis eut un vif geste de dénégation de la tête.

-Non, c’est trop risqué de s’enfoncer dans cette partie des tunnels : je ne les connais pas…Nous ferions mieux de sortir chercher à manger. Enmerkar va devenir grognon si nous ne revenons pas rapidement. Mais quelle tristesse pour notre nouvel ami… ! C’est une bien pauvre démonstration d’hospitalité de la part du peuple de l’en dessous…

Danseuse joignit les mains sur sa poitrine en une prière silencieuse devant les tunnels où notre ivrogne avait disparu. Puis nous reprîmes le chemin de la sortie, mais elle ne dansait plus.

La sortie du tunnel était bloquée par un amas de buissons. Danseuse rampa en dessous pour les déranger le moins possible et je suivis son exemple. On pouvait se rendre compte, une fois dehors, que le passage était pratiquement invisible.

-On est où là ? Lui demandais-je, le regard perdu dans un horizon de collines basses et de brumes.

-Prêt de la sortie sud de la ville, me dit Danseuse en pointant du doigt l’horizon. Dans cette direction il y’a le terrain vague où on a trouvé cette dame morte avec les vêtements clinquants, tu te souviens ? On peut se servir de ce repère pour retrouver le chemin de la ville.

-Ah oui…ça fait une trotte quand même. Je m’étais pas rendu compte qu’on était allé si loin !

-Est-ce que tu es rassuré maintenant que tu as vu notre tunnel secret ? demanda Danseuse, avec un petit sourire.

-Moui… ça devrait faire l’affaire.

J’avais les crocs alors on a fait un crochet par le terrain vague sur le chemin du retour. On y a ramassé des morceaux.

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