14 — Laëtitia Roux

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J’ai fait tourner le problème dans ma tête pendant des jours, en regardant la carte tâchée de sang de la détective, puis je suis allé voir Marjo. J’avais strictement aucune idée de quoi faire pour que la police me lâche les basques, et je pouvais pas réellement compter sur les deux autres pour ce genre de problème. Le Taré était de plus en plus agité en ce moment, et Danseuse pouvait déjà à peine le gérer comme ça. Je m’en serais voulu de la mêler plus loin à mes problèmes.

J’appréhendais évidemment les sautes d’humeur de Marjo… et à raison. J’avais pas encore fait le tour de la situation que la petite beauté m’avait déjà engueulé pour trois raisons différentes. Quand j’ai fini, elle me tenait par le col, les yeux étrécis en deux fentes noires.

« J’devrais te buter Éric ! me dit-elle. Pourquoi je m’emmerderais à semer tes dealers, tes ex et la flicaille quand je peux simplement te faire disparaitre dans un trou profond, hein… ?

–Heu… tu aurais une personne de moins pour te supporter, toi et ton complexe de supériorité ?

Elle me fit un sourire bizarre. J’ai presque eu l’impression qu’elle appréciait mon humour pendant un instant, alors j’ai souri aussi... Puis je me suis fait encastrer dans le mur.

La douleur a peu de prise sur moi, en tant que goule, mais c’était pas agréable quand même. J’époussetais les gravats de ma tenue en loque, tandis que Marjo faisait les cent pas dans notre coin de crypte.

–Je vais t’aider Éric, dit-elle, presque sur un ton menaçant, alors que je me relevais. Je vais t’aider, et t’a intérêt à bien écouter ce que je te dis, et à en prendre de la graine. La Nuit, c’est pas pour les faibles et les abrutis ! Si tu dévies ne serait-ce qu’un poil de mes instructions pour faire la goule de cirque, je t’abandonne dans ta merde. Toi et les autres d’ailleurs, si on en arrive à la.

–Merci Marjo, lui répondis-je sur un ton neutre. Je savais que t’étais une vraie pote et que je pouvais compter sur toi !

Elle porta la main à son front en un geste excédé, mais elle ne me fit pas de nouveau mordre la poussière.

–Essaye de faire comme si t’étais pas un imbécile deux secondes, Éric, et réfléchis. Qui elle va contacter ensuite dans tes connaissances, la fliquette ?

Oui j’avoue, dis comme ça, ça paraissait logique. La panique m’avait empêché d’y penser moi-même. Je réfléchis, puis j’allais chercher le téléphone que j’avais récupéré sur Ecto.

–Y’a peut-être quelques noms dans les contacts de ce téléphone qui vont avoir sa visite bientôt, je suppose…

Marjo fit un geste paume ouverte en écarquillant les yeux pour exprimer l’évidence. Puis me dit sur un ton lent et dangereux :

— Maintenant Éric, fais bien attention à la réponse que tu vas me donner à cette question, car elle va déterminer si je te laisse croupir dans ta merde ou si je sauve ton cul sec et moisi : est-ce que tu as toujours la lettre de l’autre malade là ? Le boucher ? Dis-moi que tu l’as toujours ?

Je voyais pas trop le rapport, mais je fis comme si et lui dis :

–Oui bien sûr ! Je dois pouvoir la retrouver. Tu penses bien, c’est exactement ce que j’avais prévu de faire en fait moi aussi. Utiliser la lettre, c’était évident. Mais…

— Éric… entre ta sale gueule de mangeur de dealers et un maniaque qui décapite les braves gens, c’est quoi qui va l’intéresser le plus ta nouvelle copine ? Sans compter que vous allez pouvoir lui donner les lieux « d’expositions » de trois-quatre victimes… Parce que vous vous souvenez où vous les avez bouffés, pas vrai ? C’est avec ça qu’elle va réellement pouvoir briller auprès de ses supérieurs : un vrai tueur humain, pas un monstre-charognard dégueulasse qu’elle va même pas pouvoir coffrer et qui est à peine capable de se souvenir qui il a bouffé hier !

Elle m’énervait, mais je pouvais pas y faire grand-chose.

–Ouais Marjo, t’as raison va… C’est une super idée…

–Bien ! Est-ce que tu vas pouvoir te démerder à partir de là, ou est ce qu’il faut que je te tienne par la main ?

–Nan c’est bon, je vois le truc, ça devrait aller… »

En vrai j’avais très envie qu’on me tienne par la main là, à ce moment, mais c’était pas à elle que j’allais demander !

Quelque coups de fil plus tard à toutes sortes de types louches dans les contacts d’Ecto, dont certains que je reconnaissais vaguement de mon ancienne vie, j’eus l’information que je cherchais : qui n’avait pas encore reçu la visite des autorités.

J’arrangeais un rendez-vous entre l’un des fourgueurs de dope et j’appelais la détective pour lui donner le lieu et l’adresse ensuite, prétendant être prêt à donner des infos. Mon idée était la suivante : j’observerais l’échange depuis l’ombre, et après avoir étudié l’attitude de ma poursuivante, je déciderais si le contact était possible : ma paix d’esprit contre les éléments que j’avais sur le Bourreau (oui Marjo s’est trompé, le type s’appelle le Bourreau, pas le Boucher, mais j’ai préféré pas la reprendre pour des raisons évidentes).

Je sais, c’était pas oufissime comme plan, mais hé… je suis pas un expert. Et pour tout vous dire, ça s’est déroulé peu ou prou sans anicroche.

Je me suis tapi derrière des poubelles et j’ai attendu de voir arriver les acteurs de ma petite farce. Rencardé un dealeur avec une poulette juste pour le plaisir de voir ce qui se passe c’est assez désopilant. Puis le type que j’ai appelé je l’ai reconnu comme étant l’enfoiré qui m’avait fait payer du LeChat plein pot un soir : j’avais pas passé un bon moment.

Le dealeur est arrivé en premier, il a attendu quelques minutes. Puis la flic est arrivée. Je l’ai pas reconnue toute de suite parce qu’elle était dans une tenue plutôt décontractée et qu’elle était brune — Alors qu’elle s’appelle Laetitia Roux. Oui, je suis con comme ça, je m’imagine que l’apparence des gens correspond à leur nom. Avouez que ce serait bien plus pratique, quand même !

J’étais pas assez près pour entendre ce qu’ils disaient, mais j’ai vu Laetitia mimer de manière assez crédible être une accro en manque, le dealer essayer de lui fourguer je ne sais quelle mauvaise lessive, puis elle a changé d’attitude, s’est redressée a pris une voix plus ferme et a écarté un pan de son manteau — sans doute pour montrer son badge.

J’aurais aimé avoir un de bol de rognons ou un truc du genre à grignoter pendant que ce déroulait se drame.

Le type a pas eu l’air réjoui, il a fait mine d’essayer de s’enfuir puis s’est ravisé en évaluant ses chances. Ensuite elle a dû dire un truc qui l’a apaisé, parce qu’il a regardé à droite et à gauche et s’est mis à parler — Il a beaucoup parlé, c’était écœurant.

Elle a hoché la tête, me semble, presque l’air de s’emmerder, pendant les quelques minutes qu’ont duré l’échange, puis elle lui a signifié le congé d’un geste sec. Le type s’en est allé vivement tête basse, en se retournant deux, trois fois, et manquant de se péter la gueule, l’air de pas croire sa chance.

Laetitia est restée sous la lueur du lampadaire de la zone assez dégagée que j’avais élu pour la rencontre. Elle s’est allumé une clope. Puis elle s’est mise à regarder aux alentours. Son regard s’est un peu attardé sur les poubelles où j’étais planqué. Elle a fait un geste vers sa poche et je sais pas pourquoi j’ai eu un éclair de lucidité : j’ai compris qu’elle allait appeler Ecto. Et comme un con j’avais son téléphone sur moi ! J’ai pas eu à chercher le bouton pour l’éteindre : dans ma panique j’ai broyé l’appareil dans ma main — Marjo se serait tellement foutue de ma gueule ! En tous les cas, je me suis pas fait griller par la sonnerie.

J’ai donc pas pu vérifier qui elle avait appelé, mais la policière a eu l’air déçu car il y’avait personne au bout du fil. Elle est restée à finir tranquillement sa clope, puis elle a bougé. Je l’ai suivi quelques mètres en essayant d’anticiper sur sa trajectoire dans les ruelles, puis je l’ai devancé dans l’ombre en quelques bons pour être sur son chemin, mais toujours hors de vue.

« Psst...

Elle mit la main à son arme dans un geste fluide et s’écria :

–Police ! Laetitia Roux ! Sortez lentement et faites voir vos mains !

À ce moment, je me suis dit que j’aurais peut-être du mieux préparer ce que j’allais dire, histoire d’éviter de me faire cribler le derche de plomb. J’ai eu un blanc de quelques longues secondes pendant lesquelles elle a dégainé son flingue et fait mine de s’approcher.

–Restez où vous êtes, dis-je en essayant de prendre une voix plus grave ! Je ne vous veux pas de mal ! J’ai une… proposition à vous faire !

–Je n’accepte pas les propositions des gens que je ne peux pas voir, dit-elle ! Mais elle s’immobilisa.

–Mieux vaut que je… conserve l’anonymat pour notre sécurité à tous les deux ! dis-je soudainement inspiré. Je veux juste vous proposer un échange : laissez tomber Éric et cette histoire de mec qui s’est fait bouffer la tête, et en contrepartie, je vous file des infos sur le Bourreau !

Je vis ses yeux s’écarquiller de surprise une fraction de seconde, puis elle reprit son air circonspect de rigueur.

–D’une, ça ne marche pas comme ça. De deux, j’ai du mal à vous croire ! Mais accompagnez-moi au poste et je suis sûr qu’on pourra trouver un arrangement ! Qu’est-ce que vous avez exactement… ?

À ce moment j’ai tiqué : il y’avait quelque chose dans le ton de sa voix, une soudaine patience retrouvée qui m’a alerté. Elle essayait de gagner du temps en me faisant parler. J’ai soupçonné qu’elle n’était pas venue seule ce soir et donc que d’autres policiers étaient peut-être en train de se positionner dans les ruelles pour me pincer. Je décidais de prendre un risque et de rester un peu plus longtemps :

— J’ai une lettre de sa main, et j’ai une liste de lieux où il a déposé ses nouvelles victimes au cours du mois. Je peux vous donner tout ça, mais il faut pas que vous me la fassiez à l’envers… dites à vos petits copains de se tenir tranquilles. Sérieusement…

Le ton de ma voix l’a convaincue car, elle a sorti son téléphone de la main gauche :

–Je peux nous donner une minute, pas plus. Si tu veux voir comment je tire en textant, je t’en prie, tente ta chance…

C’est qui cette fille ? Me suis-je dis. On m’avait collé une véritable cow-girl au cul : c’était bien ma veine. Pour ce que je connaissais des procédures habituelles des policiers, je la trouvais pas très respectueuse. Je commençais à avoir un soupçon d’admiration malgré moi.

Elle tapa son message et rangea son téléphone en quelques secondes :

–Qui que tu sois, dit-elle avec un ton désabusé qui voulait dire qu’elle savait pertinemment qui j’étais, si tes infos sont solides, ça va forcément faire gagner un peu de temps… à Éric. Mais le Bourreau c’est pas mon affaire. Il aurait plutôt intérêt à montrer sa bouille et se rendre, le Éric, comme ça on pourra tous les deux l’aider. Sa petite copine, Deborah, se fait un sang d’encre pour lui… ! »

J’allais corriger vivement en criant « son ex… ! », puis je m’étranglais sur cette réplique stupide qui m’aurait trahi. Je compris que plus je restais à causer avec Laetitia Roux, moins la conversation allait tourner à mon avantage. Je pris la décision de me casser. J’allais lui filer ce que j’avais et prier pour que ça suffise à détourner l’attention de mon cas. Comme elle disait, ça ferait forcément gagner du temps. J’avais mis toutes les preuves dans un sac plastique. Je le lançais dans sa direction en criant :

« Attrape !

Puis je filais dans la direction opposée.

–Merde ! Reste ! cria-t-elle. »

Je l’entendis courir, mais elle avait peu de chance de me rattraper. Dans ma fuite je percevais du coin de l’œil des lampes torches qui s’allumaient dans les ruelles. J’escaladais en hâte la façade de ce qui semblait être un collège, et me tapis sur le toit en attendant que les policiers s’en aillent. Je les entendis ronchonner et invectiver avant qu’ils abandonnent l’idée me poursuivre. Une fois certain de leur départ, je partis me mettre en quête de nourriture. Toutes ces émotions m’avaient creusé.

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