9 - Le Courrier des Fans

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On a fait une connerie.

Je blâme entièrement la faim. C’était une erreur tout à fait honnête, je suppose. Comment vous expliquer pour que vous compreniez… ?

Vous avez la dalle, et là d’un coup, par terre, vous trouvez un sandwich tout frais à peine niaqué ; sans nom dessus ou propriétaire en vue. Qu’est-ce que vous faites ? C’est tentant, non ? Qui aurait pu croire qu’une telle avalanche d’emmerdes pouvait vous tomber dessus juste pour un pauvre sandwich oublié ?

Tout a commencé avec la lettre. Marjo s’est pointée à notre caveau en début de soirée, et m’a tendu l’enveloppe :

– Je l’ai trouvée devant la grille du cimetière. Il y a marqué « À l’attention des moches qui bouffent les cadavres », j’ai pensé que c’était pour toi, m’a-t-elle dit plaisamment.

Je vous retranscris, tel quel, le contenu du message :

Mes chers admirateurs nécrophages,

Bien que flatté de votre reconnaissance à l’endroit des œuvres que je laisse dans les rues, votre investissement personnel dans mon art dépasse de loin les limites habituelles d’une saine relation entre un artiste et ses fans.

J’ai beau éprouver une certaine fierté pour la manière charnelle dont vous intégrez totalement mes créations, la destruction ainsi exercée prive le reste de mon public potentiel de leur spectacle, et m’éloigne de la reconnaissance universelle que je désire et mérite tant.

Je dois ajouter que vous n’êtes guère discrets ou prudents dans votre démarche : il m’a été très facile de vous suivre jusqu’à votre repaire.

Je vous saurai donc gré de laisser mon travail en l’état pour qu’il puisse enfin voir la lumière du jour. Vous resterez à jamais dans mon cœur comme mes premiers et mes plus fervents admirateurs, mais si vous détruisez de nouveau mon travail dans votre frénésie consommatrice, je n’aurais d’autre choix que de vous dénoncer aux autorités, voire, de vous traquer moi-même comme des monstres et vous effacer du paysage nocturne.

Avec toute mon affection,

Le Bourreau

Je suis pas vraiment une foudre, vous le savez bien. J’ai lu deux fois la lettre sans comprendre, en me demandant « Qu’est-ce que c’est que cette merde ? » Tout ce que j’en ai retenu, c’est qu’un type louche savait ce qu’on était et où on vivait, et c’était un peu effrayant. J’ai tendu la lettre à Danseuse qui est bien plus fine que moi. Elle l’a lue à son tour, a fait les gros yeux et a dit :

– Oups !

Imaginez que le sandwich perdu que vous avez trouvé par terre et mangé sans remords faisait partie de l’expo d’art moderne d’un fou meurtrier ? Telle est la situation que m’a décrite Danseuse.

Quelques nuits auparavant, on a eu plusieurs fois l’aubaine douteuse de trouver des corps décapités en plein milieu du passage dans nos ruelles louches habituelles : on ne s’est pas posé de questions, on les a mangés. C’est ce que ferait n’importe quelle goule sensée, non ? Un mec crevé de plus ou de moins…

Marjo a eu un rire aigre en écoutant notre conversation puis nous a seriné :

–Vous lisez pas les journaux ? Ils en parlent pourtant de ce serial killer qui sévit dans les rues depuis un mois. Ils l’appellent le Bourreau, car il décapite ses victimes. Mais comme vous avez bouffé ses derniers travaux, tout le monde croit qu’il est parti en planque et qu’il s’est couché. Je pensais que vous étiez au courant, c’est pour ça que je n’ai rien dit quand vous bouffiez ses proies. Il faut croire qu’il a pris les choses personnellement.

Je me suis fâché :

–Bah merci Marjo c’est super de nous prévenir ! On en a bouffé combien des comme ça, trois ? Quatre ? Tu aurais pas pu nous dire qu’on niquait la campagne de promo du nouveau tueur à la mode !

Marjo eut un sourire mauvais où pointait déjà le triomphe :

–Tu penses que ça aurait changé grand-chose que je vous prévienne alors que vous avez flairé de la chair fraîche ? Si ta maman t’a jamais appris à pas bouffer tout ce que tu trouves par terre… je vais pas refaire ton éducation !

Je devais me rendre à ses arguments. Elle m’avait mouché. Et même si j’avais le dernier mot, elle pouvait me défoncer la gueule : elle avait donc doublement raison.

–Ok, OK, Marjo. Bon, qu’est-ce qu’on fait pour ce type, alors ? Il nous menace quand-même… Est-ce qu’il sait qu’on est des cauchemars sur pattes et qu’un simple humain n’a aucune chance ?

Danseuse se mit à s’agiter et chantonner de manière décousue : c’était la première fois que je la voyais dans cet état. Je l’interrogeais du regard :

– Il ne faut pas sous-estimer les tueurs, dit-elle. S’il se permet de nous menacer, c’est qu’il a les moyens de nous nuire. Je ne pense pas qu’il soit plus fort que nous en terme physique, il jouit sans doute de l’avantage d’une apparence plus acceptable et d’une soif de chair moins impérieuse.

Mon incompréhension a dû se lire sur mon visage, car Marjo a ajouté :

– Il est beaucoup plus intelligent que toi, tête de nœud ! Vous vous mettez tous à baver devant le moindre clodo faisandé ! Cette fourbasse de Bourreau peut vous la faire à l’envers d’un nombre incalculable de manières ! Il est peut-être déjà en train de le faire d’ailleurs ! Vous êtes dans la merde !

Je commençais à préférer ce Bourreau à Marjo, lui au moins était poli. Il avait même dit avoir de l’affection pour nous. Peut-être que si on lui causait gentiment, il rejoindrait notre équipe ? Ou peut-être qu’il bondirait sur l’occasion pour nous effacer du paysage nocturne.

–Qu’est-ce qu’on fait, demandai-je ? J’aimerais pouvoir réfléchir à une solution, mais je commence à avoir super faim.

Marjo se mit à rigoler. Toute cette situation l’amusait de plus en plus ! Je me sentis seul. Danseuse vint poser une griffe sur mon épaule.

– Allons diner, dit-elle, puis nous réfléchirons posément à ce problème. Il nous a envoyé un message d’avertissement. Il n’a peut-être aucune intention de mettre ses menaces à exécution, et préfèrerait qu’on s’évite les uns les autres ! Mais tu as raison, la faim vient en premier. Soyons prudents et épargnons-nous de nouvelles erreurs. Marjo nous couvrira, n’est-ce pas ?

Marjo soutint le regard humide de Danseuse quelques secondes puis soupira :

–Ouais…

J’étais presque rassuré.

On a zoné en silence le reste de la soirée avant de tomber sur un cadavre très pourri sous un vieux tas de cartons. Mais celui-ci, au moins, avait sa tête…

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