Je vous ai parlé des circonstances qui ont fait de nous des goules. Mes amis et moi on se reconnait sous ce blaze, mais il y a des différences telles, entre nous, qu'on peut pas être sûrs d'être de la même espèce.

Un soir j'ai entendu le Taré prononcer l'expression « Mutation occulte », ou un truc comme ça. C'est une expression qui fait l'affaire pour dire qu'on est chacun une sorte bien spéciale de saloperie nécrophage.

Des traits communs :

On a tous le teint gris cireux — sauf Marjo qui est rose, pâle et fraiche comme une jouvencelle de seize ans.

On a tous l'orbite caverneuse et de petits yeux secs qui jettent des lueurs malignes — sauf Marjo qui a un doux regard de biche effarouchée.

On a tous la silhouette osseuse et voutée dans une posture bestiale et prédatrice — sauf Marjo qui est droite et pleine comme le putain de « I » majuscule à la première ligne d'un bouquin de conte enluminé.

On a le cheveu rare et filasse, la voix sèche et aigre et une haleine de fosse commune — sauf, bien entendu, Marjo, qui doit souffrir d'un manque de confiance abyssale pour avoir besoin de traîner son parfait petit cul en compagnie de trois repoussoirs d'outre-tombe comme nous.

Au fil des nuits à rôder et banqueter à la table de la Faucheuse, ces traits s'accentuent. On a l'air de moins en moins humains. Pour l'instant on peut encore passer pour des clodos salement desséchés, mais qui sait pour combien de temps ?

L'avantage, c'est qu'on régénère vite. Un soir le Taré s'est méchamment viandé du troisième d'un bâtiment décrépit et s'est cassé quelques os. L'a suffit qu'on le nourrisse pour qu'il soit comme neuf le lendemain. On ressent pas trop la douleur, mais toute sensation ou émotion intense peut nous faire perdre le contrôle et virer « enragé ». Il faut être prudent pour pas se mettre dans cet état, parce qu'on calcule plus rien et on peut vraiment se retrouver dans la merde.

On a tous force et agilité surhumaine. Rien d'aussi monstrueux que Marjo, mais je peux sauter trois grosses bennes à ordure, rester immobile accroché à un mur pendant plusieurs heures, et faudrait bien trois types costauds pour me maîtriser, et encore, si je suis pas trop en pétard.

Mais ça, c'est quand on est bien nourri. Le pire que j'ai fait c'était trois nuits sans barbaque, et là on fait beaucoup moins le fier. Je me suis jamais senti aussi mal et aussi faible de toute mon existence. Et je vous ai parlé de la vie que je menais avant... Je suis déjà redescendu tellement bas de certains trips que j'ai pu dire bonjour à tous les kangourous de l'Enfer. La faim est bien pire !

Tout ça, c'est ce qu'on a en commun. Il y a aussi des différences de « mutation occulte » entre la Danseuse, le Taré et moi. Le Taré nous a montré hier ce qu'il pouvait faire avec sa voix, et c'était bien fendard de voir ces abrutis détaler comme des lapins ! Danseuse, elle a des griffes venimeuses de ce qu'elle m'a dit. Il a fallu que je lui tire les vers du nez. Je sais pas trop comment ça marche. On dirait qu'elle aime pas s'en servir. Moi j'ai ni poison ni cri qui tue, mais on m'a fait remarquer que j'avais une meilleure dentition et des mâchoires plus puissantes que les autres. Et c'est vrai. Les os humains pour moi, c'est comme vous croqueriez un faisceau de spaghettis crus : ça passe tout seul et je me blesse jamais les gencives ou la gorge avec les esquilles. On évite les miroirs en général, mais les trois autres s'accordent à dire que j'ai la denture du fier rejeton d'un requin et d'un piège à ours.

Vous aurez noté que mis à part mes commentaires acerbes sur le physique de Marjo, je parle pas trop de ses « mutations occultes » parce que je pense pas qu'elle soit faite comme nous. Elle est clairement dans une tout autre catégorie. Nous les goules « normales », on est bien plus balaises qu'un humain lambda, mais à nous trois, je crois pas qu'on représenterait un danger pour Marjo. Je saurais pas dire de quoi elle est capable, car elle a en garde sans doute pas mal sous la pédale encore. En gros, il faut pas l'emmerder. Pas étonnant que le sang de vampire fasse mouiller le Taré quand ses neurones se retrouvent... L'ancien Éric aurait sans doute voulu tester aussi...

Ouais, quand j'y pense, ces pouvoirs pourraient faire de nous des superhéros. On pourrait lutter contre le crime la nuit et récolter plein de gloire et de pognon, mais hélas, on a des sales gueules et on doit bouffer de la chair humaine tous les soirs... Ce qui pose quelques soucis d'image et de planning.