2 - Le Pique-Nique des Fossoyeurs

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C'est un peu nouveau pour moi cette histoire de journal. Je suis pas vraiment un penseur ni un romantique, et j'écris comme ça me vient à l'esprit. Mis à part le quotidien lambda d'un mort-vivant cannibale, j'aurais pas grand-chose de fulgurant à partager. Je préviens, je vise pas la qualité littéraire, ni de flirter avec les éditeurs... ça, c'est plutôt un truc de vampire !

C'est mon pense-bête en quelque sorte. Hahaha ! Je suis une goule depuis quelques semaines, et je vous cache pas que le souci principal c'est de trouver de la bouffe pas trop faisandée. Tout cela risque de ressembler à des notes de régime bizarre.

On est surtout actif la nuit, pour des raisons évidentes. Le couvert de l'obscurité, c'est pas du luxe quand ton repas parlait, travaillait, baisait et marchait de long en large quelques jours plus tôt...

On pourrait sortir le jour, et ça m'est arrivé quelques fois au début. J'étais pas à l'aise. La lumière, le bruit, les gens... tout me paraissait encore plus bordélique que lorsque j'errais à moitié défoncé. On se sent pas à sa place. J'ai pris le rythme rapidement, à dormir de jour. C'est devenu « naturel ».

Le pire moment, c'est le crépuscule. Au moment où on se réveille, la rue appartiens encore aux vivants. Il est trop tôt pour sortir. C'est pas avant deux heures du mat minimum qu'on peut aller « chasser », et y'a souvent rien d'autre à faire que d'attendre pendant ce temps. Attendre et avoir faim. C'est peut-être pour ça que j'ai commencé à tenir ce journal : ça permet parfois de tromper la fringale un moment. Pas longtemps, mais chaque minute compte.

Quand c'est l'heure, on sort de la planque, et on rôde dans les coins les plus abandonnés de la ville. On s'oriente à l'odorat : je peux flairer le fumet d'un truc mort à des bornes maintenant, c'est impressionnant ! Si on a de la chance, c'est un cadavre pas trop pourri. Des fois je mange des animaux: des pigeons écrasés, des dépouilles de rats, de chats... un renard une fois! Mais c'est vraiment pas la même chose que la chair humaine. Le Taré et Danseuse veulent pas entendre parler de manger des animaux, d'ailleurs. Ils restent parfois sur leur faim plusieurs nuits de suite plutôt que d'y toucher. Je me sens un peu comme la « poubelle de table » de la bande. J'avais déjà l'habitude quand j'étais vivant. Ils me jugent pas — sauf Marjo qui me méprise quoi que je fasse de toute... donc ! À moi les nuisibles victimes du trafic. Vos rues sont propres grâce à moi ! De rien !

L'autre défi c'est d'éviter les vivants. Ces couillons sont partout, n'importe quand, c'est un truc de dingue ! À quatre heures du mat au beau milieu des coins les plus craignos de la ville: en plein milieu de la décharge, des usines désaffectées, du vieux cimetière, prêt de cette espèce de mare qui pue, ou dans le parc que les criminels endurcis évitent passés une certaine heure... y'a toujours un type paumé, en train de faire je sais pas quoi ! Il y'a des coins dont tu penserais que c'est évident qu'ils sont réservés aux créatures de la nuit et saloperies nécrophages de notre genre... mais non, il y'a toujours un Jean-Clampin qui trouve que c'est l'endroit idéal pour sa balade nocturne quand il a besoin de se ressourcer ! Comment ils font pour survivre ? Ces ahuris sont beaucoup trop appétissants pour leur bien !

Oui, cher lecteur, il est temps que j'aborde le tabou évident de notre nature de goule. On aime manger des gens morts : c'est vachement bon. De fait toute personne vivante est un repas potentiel, si on lui tort le cou. Vous verriez ma gueule, ou celle de mes comparses, vous penseriez qu'on est plus à ça près. Rien n'est plus faux. Être une saloperie d'ordure nécrophage ne fait pas forcément de moi un meurtrier ! Danseuse non plus, je sais qu'elle y est pas prête. Marjo est une petite teigne sans remords, et je suis sûr qu'elle a déjà tué des gens, mais il lui faut pas autre chose que du sang de sa vampire, donc... Le Taré, lui, bon... je pense qu'il s'en fout, il est prêt à sauter sur tout ce qui bouge sur deux pattes. Raison de plus pour moi de pas le faire : j'ai pas envie d'être comme lui. Je suppose que son cerveau a fondu parce qu'il a laissé la faim « gagner ».

Là ce soir, par exemple, on a quitté notre planque vers deux heures trente. On était au vieux cimetière où j'ai rencontré Danseuse et le reste de la bande. Le Taré était plutôt calme, du coup Danseuse lui a laissé du mou. Marjo ne crèche pas avec nous, elle nous rejoint toujours en début de nuit. On flairait pas de corps frais dans les environs immédiats, alors on a fait le tour des autres destinations où les gens vont crever...

Il s'est mis à pleuvoir, ce qui rend Marjo de mauvaise humeur. Nous ça nous indiffère : le froid et l'humidité ne me font plus grand-chose.

À un moment je me suis écarté du groupe pour gober une carcasse de hérisson piégée dans un emballage de snack, et je crois que ça a juste attisé mon appétit. Quand j'ai rejoint mes goules, elles voulaient s'aventurer aux alentours d'un quartier habité. On m'a demandé de trancher sur la question. J'ai suggéré de faire un tour à un autre cimetière isolé avant de prendre ce risque.

Une fois là-bas, on a identifié une sépulture fraiche. On a déterré le cercueil et on a mangé le contenu, que je ne vous décrirais pas. Je dirais juste que les cadavres traités c'est pas la même chose que ceux qu'on trouve dans la nature. Il y'a toutes ces saloperies de trucs d'embaumement qui gâtent un peu le gout et la texture. Il manque parfois des organes, ce qui crispe les deux autres goules quand c'est un de leurs morceaux — là ce soir tout y était.

Puis on a tout reenterré et essayé de couvrir nos traces au mieux, et on s'est rentrés. Danseuse a voulu faire quelques pas sous la pluie en chantant, alors j'ai tenu le Taré sur le chemin. Il a eu un moment de « lumière » en faisant une remarque humaine sur ce qu'on avait trouvé dans le cercueil. J'ai pas répondu, je me sentais pas d'humeur causante.

On est retourné au caveau. Marjo est restée discuter quelque temps avec Danseuse, puis s'en est allée pour nous laisser digérer et dormir. Je sais jamais trop de quoi discutent les filles ensemble. Leurs conversations sont discrètes et Marjo me menace du regard quand je fais mine d'essayer de m'y joindre. À croire que les trucs de filles restent mystérieux passées les ultimes frontières des ténèbres et de l'au-delà...

Voilà qui a conclu la soirée. C'était une bonne nuit : on a le ventre plein, on a évité les vivants, y'a pas eu d'embrouilles et on a réussi à rentrer à l'abri. Je finis d'écrire ces lignes, et vais digérer jusqu'à la nuit prochaine.

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