21. SPLEEN

10 minutes de lecture

Comme tout bon Parisien quand il broie du noir, Jules se contente de rester chez lui et de regarder le ciel couvert avec inquiétude. Il ouvre son recueil des Fleurs du Mal et se récite ce poème de Baudelaire comme un Mantra :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l’horizon embrassant tout le cercle

II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;


Ça lui arrive parfois, il est un peu poète dans sa tête, Jules, il se donne des genres. Un peu comme le serveur poète qui a trouvé le corps de Van Loewen dans le canal. Il ne se sent pas détective privé, il se sent petit. Un petit rien. Pas grand-chose. Sa vie ne ressemble à rien. Il n’est plus rien.

La corne de brume retentit et le sort du brouillard de son spleen :

  •  Allo Jules, c’est maman.
  •  Maman, comment tu vas ?
  •  Je ne me suis jamais senti aussi bien de ma vie !
  •  Ah, c’est génial, tu as bien fait de faire ce que tu as fait, tu sais je voulais te dire…
  •  Oui je sais, j’ai trop tardé, tu sais, je m’en veux, et tu me l’as assez rappelé, mais je ne pouvais pas avant… je n’avais pas le courage, ce n’était jamais le moment. Toi, tu as toujours été un garçon sensible et un peu manichéen, ne voir que le bien et le mal. La vie est plus compliquée mon chéri. Je ne suis pas une mère parfaite, mais tout ce que j’ai fait, je pense, c’était pour vous protéger vous, toi et ta sœur. Moi, je ne comptais pas, du moment que vous étiez sains et saufs.
  •  Oui, maman, je comprends.
  •  Tu n’as pas toujours compris, tu étais si impulsif, si exclusif dans ta vision des choses depuis tout petit. Et là, j’ai réalisé d’un seul coup que je ne voulais plus ça, c’est fini maintenant.
  •  Je voulais te dire, c’est vraiment bien que tu l’aies fait, que tu aies réussi à le faire, c’est con à dire, mais je suis fier de toi.
  •  T’es idiot, ce sont les parents qui disent ça à leurs enfants d’habitude.
  •  Non mais je veux dire, moi je voulais tout le temps que la vérité soit dite, que les choses soient montrées, la situation éclaircie, ça m’énervait que tu subisses tout le temps et que tu dises rien et te laisses faire. Désormais j’ai compris, la vérité … en tout cas, il faut laisser le temps aux gens d’agir selon leurs propres possibilités. J’étais un juge, je me suis trompé.
  •  Non, Jules, tu as grandi, tu es devenu un autre, et en plus tu es un détective désormais, donc quelque part tu es toujours dans cette quête de la vérité.
  •  Ouais, bon, shépa, je me pose des questions là… Mais ce n’est pas le sujet, tu as besoin d’aide pour la procédure de plainte et tout ça ?
  •  Non, mon chéri, je vais me débrouiller, c’est à moi de faire tout ça. Si j’ai des questions, j’appellerais Legall, il a toujours été de bon conseil.
  •  Je, euh, comment tu l’as connu en fait ?
  •  Haha, tu veux savoir si c’était mon amant ? haha, je pourrais ne pas te répondre, mais je vais quand même le faire, on s’est rencontré avant que je connaisse ton père, et il m’a fait la cour avec assiduité, mais je le laissais languir car je voulais rester libre. Quand ton père est arrivé, ça a été comme une évidence, un coup de foudre, c’est idiot à dire, mais je n’ai pas eu à décider, c’était lui… tu vois comme j’étais maline à l’époque…
  •  Dis pas ça maman, tu étais jeune, tu as changé, ou alors c’est lui qui a changé, tu ne peux pas culpabiliser.
  •  Sans doute, mais c’est à moi de régler ça. Je vais y arriver, tu vas voir, tu pourras être fier de moi bientôt. Je te laisse, il y a ta sœur qui m’appelle. Je t’aime Jules, bisou.
  •  Je t’aime maman, bye.

Il rappelle Fanny mais il n’arrive pas à la joindre, il essaye plusieurs fois, en vain. Pourquoi elle répond pas ? Il reste accoudé à la fenêtre, menton posé sur les mains, contemplant la rue d’un air vague.

Quand Gauthier rentre à l’appartement, il trouve Jules ainsi , comme incrusté sur la rambarde.

  •  Alors vieux, qu’est-ce qui se passe ?
  •  Maman divorce et porte plainte.
  •  Ha bonne nouvelle, enfin !
  •  Ouais je sais, elle y a mis le temps, c’est comme ça.
  •  Bon ben super, on va fêter ça, j’ai invité Julie pour ce soir, on va s’acheter du champ’ !
  •  Ouais shépa, je suis pas bien.
  •  Allez, arrêtes ton cinéma cousin, tu veux pas inviter ta petite loute, là, celle que tu as rencontrée dans ton affaire !? invites là et on fait la teuf à 4 !
  •  Elle répond pas à mes appels, là…
  •  Réessaye, je vais faire des courses. Et je vais t’annoncer une grande nouvelle aussi.
  •  Quoi ?
  •  Quoi quoi ! Tu es trop impatient jeune Padawan, je te le dirais tout à l’heure à table avec le champ’.

Gauthier ressort en speed aussitôt.

Jules réessaye d’appeler Fanny mais ça sonne toujours dans le vide. Il jette son téléphone et retourne à la fenêtre. Quand la corne de brume retentit, il sursaute et se jette sur l’objet vibrant :

  •  Allo !
  •  Oï Salut, c’est Félicita[1] tu te souviens de moi ?
  •  Ah oui, oui, bien sûr.
  •  Tu as l’air préoccupé, y je peux te rappeler si tu préfères ?
  •  Oui, enfin non, j’étais occupé, j’ai bien reçu ton texto mais j’ai été pris par un… boulot… euh un peu délicat, tu comprends …
  •  Si. Justement, tu m’as dit que tu étais détective privé, c’est vrai ?
  •  Plus ou moins oui…
  •  Alors j’ai besoin de toi… pour un travail d’enquête. En rapport avec mon boulot.
  •  … Ah… c’est quoi ton boulot déjà ?
  •  Interprète. Traductrice si tu veux, je parle portugais, anglais, espagnol aussi, et un peu d’italien et de français. Passe-me voir y je te dirai tout.
  •  Ouais shépa, je te rappelle. J’attends un appel là.
  •  Ok, à bientôt.

Son tel se met à vibrer, il saute sur son écran et lit le texto de Fanny : écoutes, merci pour tout ce que tu as fait, je t’en suis très reconnaissante, tu nous as vraiment aidé Bastien surtout, je t’en remercie beaucoup, beaucoup, et il t’appellera personnellement pour te le dire quand il aura repris son souffle. Par contre, ne m’en veux pas, mais n’essayes pas de me rappeler, je ne veux pas être ta copine, et tu ne voudrais pas de moi comme meuf, je suis trop Strange pour toi, je suis pas ton genre, tu as plein de qualités, mais je ne suis pas celle qu’il te faut, moi je suis la sauvageonne de Chantilly, la weirdo des séries américaines, ne cherche pas à me revoir ni à me rappeler sauf si c’est pour l’affaire, enfin non vois directement avec Bastien. Il va vivre sa vraie vie, maintenant et je t’en remercie encore une fois, mais toi aussi vis ta vie, ce n’est pas la mienne. Ciao. Fanny

Le paysage défile derrière les yeux de jules. Celui de son denier trajet de retour de Chantilly : Forêt, forêt, forêt. Bruit lancinant du train sur les rails. Tatak Tatoum, Tatak Tatoum. Monotonie. Forêt, forêt, forêt. Il se serait bien vu vivre là-bas dans cette forêt.

Je suis qu’un gros naze, j’ai pas de boulot, j’ai démissionné, j’ai pas de copine, elle est trop Strange et veut pas de moi, j’ai pas d’appart, et je squatte chez mon cousin, je suis vraiment une petite merde. Je suis qu’une midinette.


Ses yeux raccrochent sur le paysage en face de lui. L’immeuble parisien, les fenêtres, la rue, la vie en dessous, le brouhaha les gens qui s’interpellent, la vie, le bar du coin, son vélo accroché à la barrière, le bruit des voitures, un klaxon le sort de sa torpeur. Et jules comprend alors ce que voulait lui dire Amandine sur la vérité et la justice. La justice est intègre. La vérité c’est quoi ? Il invoque ses cours de droit mais n’y trouve aucune contradiction avec la conversation qu’il a eu avec Bastien.


Il se redresse, colle son portable à l’oreille et rappelle Felicita :

  •  C’est à quel sujet ton affaire ?
  •  J’ai été embauchée par un homme d’affaires brésilien, il est millionnaire je pense.
  •  Et alors ?
  •  Je dois faire son interprète quand il va négocier des affaires. Ou lui traduire des documents.
  •  Et ?
  •  La dernière fois je suis partie en déplacement avec lui et il m’a dragué et proposé de coucher avec lui…
  •  Mince…
  •  J’ai refusé bien entendu ! Maintenant il me harcèle.
  •  Tu attends quoi de moi ?
  •  Que tu m’aides à me protéger de lui : tu constitues un dossier avec des preuves, tu lui écris un avertissement. J’ai peur qu’il me drogue un jour pour abuser de moi. Il en serait capable, mais je veux pas perdre mon boulot, j’ai besoin de cet argent.
  •  Ok, ça va te couter de l’argent… En plus tu risques de le perdre quand même comme client… tu peux payer ?
  •  Bien sûr, mon Prince, et je ne crois pas qu’il veuille changer d’interprète, il est trop habitué à moi, il devrait tout recommencer, pour reformer quelqu’un à comprendre son business. C’est juste dissuasif. Tu es libre demain soir ?
  •  Oui, mais attention, je ne mélange pas business et relations, c’est un principe !
  •  Oui bien sûr, je comprends… Tu peux passer demain à 19h chez moi, je te ferais gouter la meilleur caïpirinha du pays.
  •  Ecoute, j’ai une autre proposition à te faire : ce soir on fait la fête ici dans l’appart de mon cousin. Tu viens ici avec ta caïpirinha et tu m’expliques tout ça si ça ne te dérange pas ?
  •  Hm, si d’accord, avec joie, mon prince, j’adore les fêtes, on sera combien ?
  •  Quatre avec toi…
  •  Haha c’est pas une fête ça, c’est un diner, tu serais pas en train de me draguer, carinho ?
  •  On peut dire ça comme ça. Mais je peux pas sortir ce soir, mon cousin doit m’annoncer une grande nouvelle…
  •  Ok, mais si tu m’invites à diner dans la famille, c’est trop tôt pour me faire une grande déclaration à moi, hihi.
  •  Ha, non, non, on se connait à peine, c’est pour apprendre à se connaitre, et aussi pour ton affaire-là…
  •  Bien sûr, envoie moi l’adresse et j’amène tout ce qu’il faut pour la Caïpi.

Gauthier revient radieux et les bras chargés de sacs, avec le bruit des bouteilles qui s’entrechoquent entre elles. Il sifflote en mettant le champagne au frais. « Filet mignon de porc avec petites patates ce soir, c’est moi qui cuisine, tu vas voir ça mon gars, ça va te requinquer mon p’tit quinquin.

  •  C’est un plat typique du Ch’Nord ? se moque Jules.
  •  La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe.
  •  Putain t’as pris de l’ecsta ou quoi ? Ah non, je sais tu vas faire une déclaration de mariage c’est ça ?
  •  Prêche pas le faux pour savoir le vrai, toi ! Sers-moi une bière pendant que je me lance. Et aides-moi donc, épluches ces 3 beaux oignons jaunes, mon cousin préféré.

Quand Jules a les mains pleines d’oignons, la sonnette retentit : ha c’est Julie ! Gauthier court dans l’entrée et ouvre la porte en grand. Comme le grand blanc quand il voit que ce n’est pas Julie. Puis il se souvient :

  •  Ah, euh, on s’est déjà vu à cette soirée, non ? c’est Jules qui t’a invité, bienvenue, je suis Gauthier et toi, j’ai oublié ton prénom ?
  •  Oï je suis Felicita, elle est essoufflée par la montée des escaliers et les joues rosies, je me souviens pas bien de toi non plus, haha, mais dis-moi où je peux poser cela. Elle lève ses bras chargés de sacs à son tour.
  •  Bienvenue !

Dans la cuisine, elle salue Jules et explique qu’elle va leur faire la meilleure Caipi de Paris. Jules semble intimidé alors c’est Gauthier qui fait la conversation en racontant des blagues qui font marrer Felicita, avec son rire aux couleurs brésiliennes.

Quand Julie arrive, ils ont lancé le repas, mais ont déjà fini une bière et un verre de Caïpirinha chacun. Nouvelles embrassades et Felicita dit à Julie qu’elle est obligée de gouter aussi. Sur sa lancée elle leur ressert une tournée à tous.

Impatient soudain, Gauthier les pressent de se mettre à table, ils se casent comme ils peuvent sur la table trop grande dans le salon trop petit. Gauthier sort le champagne et des coupettes, puis fait sauter le bouchon au plafond, sert tout le monde et claironne : "faut qu’on vous dise, Julie et moi on va habiter ensemble, chez elle !"

Les 3 autres se lèvent en criant des youyous et trinquent et boivent cul sec. Gauthier les ressert, et Jules félicite son cousin et Julie. Felicita les embrasse tous. Ils parlent tous en même temps et reprennent du champagne. Gauthier dit à Jules : "du coup, tu peux récupérer l’appart ici, d’une pierre deux coups, My home is your home." Jules ouvre grand la bouche et le serre dans ses bras. Julie met la musique et se met à danser. Quand le repas est prêt, ils ont fini la bouteille et Gauthier en rouvre une autre.

A la fin, Gauthier monte sur la table et invite Julie à danser avec lui. Felicita embarque Jules dans la cuisine pour refaire des Caïpis. Nouvelle tournée générale. Ils boivent et dansent. Puis ils reboivent et redansent…


[1] Félicita = Heureuse, chanceuse

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Francisco Barni ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0