18. LA BARONNE VAN LOEWEN

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Son d’une corne de brume. Suivi d’une vibration. La corne se répète de nouveau. Avant que Jules n’émerge de la brume de sa nuit, et n’attrape son téléphone.

  •  Allo Jules !
  •  Allo ? dit-il d’une voix pâteuse.
  •  Ça y est !
  •  Quoi ça y est ??
  •  Elle va revivre !
  •  Hein !? je comprends pas... quelle heure il est là ?
  •  6heures du mat’, il fallait que je le dise à quelqu’un.
  •  Mais hein quoi ? De quoi tu parles ?
  •  Maman, elle va pouvoir revivre !
  •  Explique-moi, Sophie, explique tout pendant que je vais me préparer un café.
  •  Elle a franchi le pas, comme tu le voulais, elle va porter plainte.
  •  Non, c’est pas vrai !?
  •  Si, si , enfin ! comme tu le voulais !
  •  Putain, j’y crois pas, c’est génial, comment ça se fait ? c’est toi qui lui as parlé ?
  •  J’y ai contribué je pense. Je dirais que c’est un tout. Avec tout ce que tu lui as crié dessus depuis longtemps. Et puis elle savait, mais elle voulait pas, ou n’osait pas, elle se sentait coincée… Tu sais ce que c’est la manipulation...
  •  Ben non, enfin si je commence seulement à comprendre.
  •  C’est quoi qui l’a fait changer d’avis ?
  •  Papa est venu la voir, et il lui a demandé de l’argent, comme d’hab. Cette fois, elle a dit non, il a commencé à crier, comme il fait. Normalement, elle lui file mais là je sais pas pourquoi, elle a persévéré dans son refus Alors il a crié plus fort et comme ça ne changeait rien, il l’a frappé. Elle est tombée au sol et s’est cognée contre le placard de la cuisine, elle est restée ainsi, sans bouger, mais en le fixant du regard.
  •  Putain !...
  •  Il a continué à crier, mais elle n’a plus bougé, est restée à le regarder fixement… Finalement c’est lui qui a eu peur, il s’est baissé pour s’excuser, mais elle ne disait plus rien, il s’est à nouveau emporté et est parti en claquant la porte. Il avait perdu ! Elle a porté plainte hier après-midi, elle vient de m’appeler pour me le dire.
  •  Dingue, enfin, elle l’a fait, je vais l’appeler !
  •  Non attends, qu’elle t’appelle.
  •  Ha tu crois ?...
  •  Oui, bien sûr, c’est à elle de te le dire. Elle a lancé la procédure de divorce aussi, elle a tout fait d’un coup !
  •  Je vais l’aider.
  •  Non laisse la faire, je vais l’aider moi, toi, tu es trop impliqué, elle a besoin de le faire elle-même. C’est super. C’est une victime, elle a été manipulée toute sa vie, tu crois que c’est facile, monsieur le donneur de leçons. Elle était sous influence, tu comprends ce que ça veut dire.
  •  Oui je ne le comprends que trop bien maintenant, je croyais qu’il suffisait de dire la vérité mais ce n’est pas aussi simple que je le pensais… Je viens enfin de comprendre ce qu’elle avait vécu, moi je ne faisais que lui crier dessus, ça me démontait qu’elle se laisse faire, mais je percute maintenant, comment elle pouvait être bloquée dans cette situation, je suis nul.
  •  Non, tu ne pouvais rien y faire, ce n’est pas aux enfants de prendre en charge leurs parents, il n’y avait qu’elle pour se libérer.
  •  Merci de m’avoir prévenu.
  •  Tu l’appelles pas hein !
  •  Non, non, t’inquiètes, d’ailleurs j’ai une affaire en cours.
  •  Ok, ça marche ton travail d’enquêteur ? j’aurais jamais cru que tu fasses ce métier ? En même temps, ça te va bien, monsieur le chevalier blanc, toi qui voulais toujours que vérité soit dite !
  •  Ouais, je me rends bien compte que j’étais un peu puéril non ?
  •  Laisse tomber, on a besoin de passer par là pour grandir, bon je dois te laisser, bises frangin, et surtout, tu attends qu’elle t’appelle hein ?
  •  Oui, oui, bisous, à bientôt.
  •  Bye.

Jules raccroche. Aussitôt la corne de brume à nouveau ! Et juste après, un coup frappé contre la cloison : putain fais chier, on n’est pas à Dunkerque là, c’est quoi ta sonnerie de débile ! Arrête-la ou demande aux gens de t’appeler plus tard, dans une autre vie que je puisse dormir stp !

Jules décroche :

  •  Allo jules !
  •  Allo ?
  •  Ça y est !
  •  Quoi ça y est ??
  •  Elle va revivre !
  •  Comment ça ? je comprends pas…
  •  Van Loewen ! Elle se réveille peu à peu du coma. Les flics ont appelé Bastien, ils disent qu’elle va bientôt pouvoir parler. Donc s’il avait quelque chose à leur dire avant, ils en tiendraient compte. Bastien a appelé l’hôpital : ils disent pareil… Alors, tu vas aider Bastien ?
  •  Oui, Fanny ?
  •  Comment ?
  •  Je sais pas encore, je vais trouver.
  •  Bon, Il nous attend chez lui, dans son studio, rejoins-moi là-bas.
  •  Ok.

Fanny commence :

  •  C’est moi qui l’ai frappée en premier. Enfin, quand ils sont sortis du resto, Bastien devait la conduire de l’autre côté du canal par le petit pont. Là où je l’attendais. Je voulais lui dire d’arrêter.
  •  MAIS… Mais Bastien était avec elle ?? Les témoins décrivent une jeune femme au resto ! Et sur la vidéo, on voit… Oh, putain, le con !...
  •  Oui, c’est bien cela, Bastien pourra t’expliquer, mais c’était bien lui, habillé en fille, comme elle le lui demandait souvent, avec une perruque.
  •  Oui c’était moi, dit Bastien, mais je ne peux pas raconter, vas y toi, Fanny, c’est trop... trop

Bastien a les yeux rouges et on dirait qu’il n’a pas dormi depuis des jours. Des poches bleues sous les yeux lui donnent un air de poupée malade. Il est toujours bien habillé et bien coiffé mais ses lèvres tremblent et son regard papillote dans tous les sens, sans fixer le regard de Jules, ni de Fanny.

Fanny raconte alors :

"Quand elle m’a vue au bord du canal, elle a été d’abord été surprise… Puis elle a éclaté de rire… Elle s’est moquée de moi : Ah c’était donc ça ! C’est toi qui as manigancé tout cela… Bastien ne veut plus me voir, qu’il me dit, haha, je comprends mieux… mais ma pauvre petite chérie, tu ne peux rien y faire, Bastien m’aime et m’aimera toujours, comme moi je l’aime ! Il sera toujours à moi ! Tu n’as rien compris, tu es vraiment trop conne, C’est mon petit amoureux, mon petit chien ! Tu n’es rien pour lui ! Vlam, je lui ai collé une baffe dans sa tronche, elle a reculé sous coup, elle était au bord de l’escalier mais elle s’est retenue. Elle a hurlé comme une démente et s’est jetée sur moi. Surprise je suis tombée en arrière, elle était au-dessus de moi et m’étranglait… J’étais tétanisée… Puis je n’ai plus senti ses mains, je l’ai senti partir en arrière. Bastien l’avait attrapée par les cheveux et la tirait en arrière. Je voyais le regard de Bastien complément parti, il éructait sans parler. Quant à la Van Loewen, elle lui parlait pour l’adoucir, mon petit Bastoune, mon petit c’est moi Françoise, fanfan, … Il a continué à la tirer par les cheveux, j’ai repensé à cette image des hommes préhistorique… Et à la trainer au sol, ses genoux nus frottaient contre les pavés. Et là il l’a jetée dans l’escalier et elle a disparu de mon champ de vision. Quand je me suis relevée, j’avais la gerbe mais je suis descendu et là… Bastien avait un pavé dans la main et il lui a écrasé sur le visage… Il a frappé avant que je lui saute en criant… je l’ai attrapé par les épaules, Bastien, Bastien… il était en transe… il a fini par reconnaitre ma voix dans le brouillard, Bastien, il a reconnu la voix de sa sœur, celle de son enfance innocente… Il a lâché le pavé et s’est assis prostré dans un coin, en tremblant. Tout va bien, ça va, on va rentrer Bastien, on va rentrer. J’ai regardé autour, au-dessus, y’avait personne, il était un peu avant minuit, bien avant la fermeture des restaurants, personne n’avait rien vu, j’ai attrapé le corps comme j’ai pu et je l’ai balancé à l’eau… il a coulé, j’ai pas demandé mon reste, j’ai pris Bastien sous le bras et on est rentré. Je l’ai calmé, on est allé dans son appart. Je l’ai aidé à se nettoyer, à se changer. On s’est posé, et j’ai réfléchi. Il avait l’air propre comme une rue balayée par un orage. Tu as bien la clé du de l’ESAT ? Tu en es sorti sans te faire voir tout à l’heure ? Alors écoutes moi bien, tu vas faire ce que je te dis. Je te raccompagne à l’ESAT, tu rentres comme tu es sorti et tu te couches. Demain, tu fais comme d’hab et tu dis rien. Rien, t’as compris !? Il a acquiescé. Il avait un air soulagé, rasséréné. On a fait comme j’ai dit. Personne l’a vu rentrer. Le lendemain je suis passé le voir, il ne se rappelait rien, mais il avait un visage lisse, la peau du visage douce comme la plage après une pluie, lavé. Il avait vidé sa peur. Il était serein. Il avait tout remisé dans son inconscient. Ne se souvenait plus de rien. Reset. On aurait dit un extatique religieux. J’avais la gerbe mais j’étais prête à tout pour le protéger. Personne n’a rien trouvé, sauf toi…"


Bastien sort de son hébétude et prend la parole. Et pour la première fois, Jules l’entend parler de sa vraie voix. Pas sa voix de petit garçon désincarnée. Mais une voix qui sort de son corps :

"Si Fanny, je me souviens. De ce qui s’est passé ce soir-là. Mais de tout ce qui s’est passé avant aussi… Quand papa est mort, elle s’est beaucoup occupée de moi, elle a été très gentille. Elle a remplacé maman, que je n’avais pas beaucoup connu finalement. Elle était à moitié gentille, à moitié dictateur, toujours sur le fil. Et moi tout le temps sur la brèche, d’un pied sur l’autre, en équilibre. Je l’aimais beaucoup. Mais petit à petit, quelque chose a glissé, je n’étais plus moi, j’étais son petit chien. Je ne voulais pas la perdre, et je faisais tout pour m’accrocher à elle, rester avec elle. Je jouais au bébé et à l’école, ça ne marchait plus. Je n’arrivais plus à suivre. Je ne comprenais rien, je me laissais porter.

Quand elle a rencontré l’avocat, ça a encore changé. Elle m’emmenait voir des médecins tout le temps. Des spécialistes en tous genre. Des Psys en paquets de 12. Quand ils n’étaient pas d’accord avec elle, elle leur disait qu’ils avaient tort et on en changeait. Moi je suivais. L’autre, l’avocat, il n’habitait pas là, mais je le voyais le week end ou aux vacances.

Un été, on est allé en vacances à cap d’Agde, dans un camp naturiste. Je suis pas pudique mais là, je trouvais ça bizarre tous ces gens à poil partout. Je devais avoir 15 ans. On s’est garé sur le parking, et le premier truc que j’ai vu, c’est un mec nu, juste avec des baskets et des chaussettes blanches. Il parlait dans son téléphone. Et de l’autre main il tenait une raquette de tennis. On est sorti de la voiture et je l’ai vu s’éloigner du parking avec son cul qui se déhanchait pour aller vers un terrain de tennis. Et là, j’ai éclaté de rire : ils jouaient au tennis à poil mais avec des baskets ! Et leurs couilles qui se ballotaient quand ils courraient après la petite balle jaune. J’ai eu un fou rire si soudain, je pouvais plus m’arrêter ! Le gars au téléphone, s’est retourné et m’a regardé l’œil mauvais. Françoise m’a dit d’arrêter, mais je pouvais plus m’empêcher… Ils m’ont enfermé dans la voiture et sont revenus me chercher plus tard.

Ça me gênait pas d’aller me baigner nu dans la mer, et bronzer à poil sur ma serviette mais tout le reste. S’asseoir sur un tabouret au bar devant la résidence ou quelqu’un venait de s’asseoir

Faire les courses à la supérette, et sourire à la caissière, le sexe frôlant le tapis roulant... et puis j’avais 15 ans, j’étais mal avec ceux de mon âge… tous les ados qui étaient là, ils étaient comme moi, je voyais bien à pas savoir où se foutre… à se draper dans des paréos ou à porter des Tee-shirts longs pour cacher leur mal-être avec les parents qui se moquaient gentiment d’eux...

Un soir, on va boire un verre dans une boite du camp, c’est vraiment comme une immense résidence avec des commerces, des restaus, des boites de nuit, un camp naturiste en vase clos... A l’intérieur, on s’assoit à une table et on commande des verres. Je regarde autour de moi, il y a personne de mon âge. Les plus jeunes que je vois doivent avoir la trentaine, je trouvais ça hyper vieux.

Pour passer le temps, je regarde les gens danser. Il y a une femme avec une espère de robe blanche à franges, un truc genre cow girl, assez courte, en plein dans mon champ de vision. Elle se trémousse en souriant. Je trouve ça agréable à regarder. Elle me voit la fixer et me fait face pour se trémousser. Elle s’approche de la table et me tend la main : tu viens danser beau ténébreux ?

Je sais pas quoi dire, le gros Raymond me donne un coup de coude en rigolant : t’as fait une touche playboy on dirait...

Mam… enfin Françoise, me lance un clin d’œil : vas-y gros béta.

Comme je me décide pas, la femme me tire le bras et m’entraine. On est sur la piste et elle prend mes bras pour lui entourer la taille. Elle avait un joli sourire je me souviens. Elle était douce aussi. Elle se déhanche contre moi, je sais plus où me mettre. Elle me dit, poses tes mains sur ma robe là. Elle prend mes mains et les pose sur sa robe, qui est très courte en fait, et je touche aussi ses fesses. Je me rends compte qu’elle n’a pas de culotte. Ça te gène ? Ben, y’a un type qui nous regarde bizarre là. Ah oui c’est mon mari, il aime bien me regarder danser avec quelqu’un. Elle attrape mes mains et les descend encore plus bas. Je deviens tout rouge mais ça se voit pas dans la boite. Je sais plus trop quoi faire. Je ressens de l’excitation mais je gêné à la fois. On danse pendant longtemps je pense, et elle m’entraine avec elle dans un couloir qui mène à des salles plus petites, comme des boxes fermés. C’est pas ma première fois que je fais l’amour à une femme, car Françoise m’a initié juste avant les vacances. Je suis tellement excité que je fais comme si la présence du mari mateur et d’autres peut-être ne me gêne pas… C’est ma première fois dans une boite échangiste. Et c’est sans doute comme ça que germe l’idée dans la tête de Françoise et de Raymond. Après ça, ils m’emmènent souvent avec eux dans leurs soirées. Quand je veux pas, Françoise dit qu’elle va m’emmener chez un nouveau psy, pour que je me décoince. Ou alors faire des examens de mon cerveau car je ne suis pas normal. Je rencontre des femmes mures qui me trouvent si adorable, elles me donnent des noms comme mon étalon ou mon bel Adonis, des trucs du genre. Je me dégoute moi-même. Parfois, elle me demande de m’habiller en femme, alors je plais aussi aux hommes, avec mon look androgyne… je ne veux même pas en parler. C’est comme ça que j’ai pris l’habitude de me déguiser en femme.

Si je refuse, elle menace d’aller tout dire au psy, en disant que c’est moi qui ne suis pas normal. En semaine, je ne vais plus à l’école, je reste enfermé, mes seules sorties sont pour aller voir des médecins, j’en ai vu des centaines, je sais plus, je ne comprends plus rien. Je prends des cours à distance avec le CNED, mais je n’arrive à rien.

La nuit je m’enferme dans mes rêves. Un jour, je ne sais plus trop pourquoi, je fais une crise, dans un supermarché, je pète les plombs, total. Le SAMU intervient, on m’interne, à l’hosto psychiatrique. Un peu après, je sais plus trop, je rentre dans un institut, je ne sais plus quand, mais je ne suis plus à la maison. Je suis enfermé. Mais je me sens libéré, enfin. Seul et tranquille. C’est le début de ma renaissance. Pendant deux ans.

Je vois un vrai psy, je dis pas tout, mais il m’aide. Je suis pris en charge par la SPASM, j’ai une aide financière et un petit studio dans une résidence spéciale dans le 19ème. Je commence à travailler à l’ESAT de Bastille. J’y passe beaucoup de temps, loin d’elle. Je refuse ses demandes de visite. Après un certain temps, j’en parle à Fanny. Elle me demande de crever l’abcès. C’est comme ça que je recontacte Françoise. Déguisée en femme, pour passer incognito, c’était une mauvaise idée. Je ne voulais rien lui faire, juste lui dire combien j’avais souffert et que c’était fini désormais. Mais quand je l’ai vu s’attaquer à Fanny, je ne sais pas, j’ai à nouveau pété les plombs. J’ai frappé moi aussi, frappé, frappé, frappé, je ne savais plus ce que je faisais."


Il éclate et pousse un long sanglot comme un animal blessé, et reste prostré. Jules reste interdit. Fanny le prend dans ses bras pendant de longues minutes.

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