17. C'est pas nous les méchants!

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Fanny regarde par la fenêtre, et soupire. Elle tourne son visage vers lui, et il est devenu encore plus grave qu’avant quand elle ouvre la bouche :

  •  C’est pas nous les méchants. Quand tu ne vois qu’une partie de la photo, tu peux être trompé par les reflets. Tiens regardes par la fenêtre là, dis-moi ce que tu vois.
  •  Je vois nos deux silhouettes qui se découpent. Nos visages un peu flous mais fermés, et derrière le comptoir, les autres convives du resto, une ambiance.
  •  Ben, c’est marrant, parce que moi je vois pas ça. Je vois la rue et un camion qui passe, qui s’arrête même au feu et bouche la vue sur la boutique orange en face. Comme quoi, c’est trompeur la vision.
  •  Ok, où tu veux en venir ? Que je sais pas bien regarder ? Je suis enquêteur, on me demande pas de regarder mais de trouver des preuves et d’expliquer des faits.
  •  Alors, je vais te raconter une histoire. Il était une fois un prince qui vivait seul avec ses parents. Quand son père est mort, il s’est retrouvé seul avec sa belle-mère. Sa sœur étant partie, il faisait l’attention exclusive de sa responsable légale. A l’âge de 10 ans, la marâtre a commencé à dire qu’il n’était pas bien malin, et qu’il avait des problèmes de santé, qu’il était limité dans sa tête ou alors un peu autiste. Tu as déjà lu les histoires du baron de Münchhausen ?
  •  Oui je crois, les fabuleuses aventures d’un affabulateur.
  •  Je vais te raconter la suite de l’histoire moi, et tu me croiras si tu veux, tellement ça parait dingue.

Fanny a la voix blanche quand elle reprend d'une traite :

" Ma belle-mère, Van Loewen… C’était la comptable de la société de mon père. Elle lui a mis le grapin dessus. Elle a mis le paquet pour le séduire. Je le sais parce qu’une personne de la société me l’a fait comprendre à l’époque : « elle lui a sorti le grand jeu à ton père, y compris niveau sexe, sans vouloir te choquer Fanny, tu comprends ? » Je comprenais parfaitement, non pas parce que je suis une femme, mais parce que je l’ai vu à l’œuvre, je sais ce qu’une femme peut faire pour vampiriser un homme. Elle minaudait comme une fille de 20 ans, ça avait le don de me mettre hors de moi. Elle me disait ne sois pas jalouse ma jolie, toi tu es sa fille, moi je suis une femme, ce n’est pas pareil, il t’aimera toujours. Elle me hérissait. Plus ça allait, plus elle me mettait hors de moi.

Van Loewen s’occupait de la gestion et aussi un peu du juridique. C’est elle qui est entrée en contact avec Maitre Raymond, pour des conseils sur les statuts de la boite, les contrats, etc… Enfin, j’y comprends pas grand-chose à tout ça moi… C’est pas ça le pire. Le pire c’est… Quand mon père est mort, j’étais plus à la maison, et… Et Bastien s’est retrouvée seul avec elle. Bastien, il a toujours été différent, fragile, tu vois ?

Je suis pas claire, faut que je revienne en arrière, pour que tu vois l’ensemble de l’image. Mon frère a 5 ans de moins que moi. Quand j’avais 12 ans, notre mère a eu un accident de voiture, elle est morte, Bastien avait 7 ans. Ça a été le drame pour lui. Pour moi aussi quand même faut pas croire. Mais bon, disons, que je voyais bien qu’il y avait de l’eau dans le gaz entre mes parents. Elle s’engueulait avec mon père, c’était pas la fête à la maison, mais ils nous protégeaient. Je crois qu’elle avait picolé ce soir-là, elle s’est barrée de la maison après une énième dispute et, voilà… Accident de voiture. Elle est morte. C’était affreux. J’ai mis un an à m’en remettre. Mais Bastien, lui, je sais pas, je crois qu’il est encore traumatisé. On a fait l’enterrement, toute la boite est venue. Van Loewen bien sûr, elle était pendue au bras de mon père au cimetière. J’avais beau lui lancer des éclairs mauvais, j’arrivais pas à la faire bouger. Que peut faire une gamine contre une gorgone ?

Il s’est fait alpaguer par Van Loewen dans les six mois qui ont suivi. Comme je te l’ai dit, il ne pouvait rien faire, il était foutu dès le cimetière. Et moi non plus. Un an après elle s’installait à la maison. J’avais l’impression d’habiter dans la caverne du dragon. J’ai commencé à ruer dans les brancards. Tout le monde disait que c’était l’adolescence que ça allait me passer. Mais comment dire, ce n’était pas moi le problème en fait… j’enrageais car personne ne pouvait le comprendre.

La boite de sons marchait bien, mon père était content, Van Loewen était la comptable. J’ai eu 14 ans, mon frère 9. Je suis allée au lycée avec 1 an davance et j’ai commencé à faire ma rebelle, mais j’avais des bons résultats. Je m’engueulais avec elle, très vite mon frère a commencé à prendre sa défense. Elle l’avait prise sous sa coupe, je voyais ça mais je pouvais rien faire ça m’énervait encore plus. Je la supportais pas. Mon père, au milieu... il semblait un peu perdu. Il ménageait la chèvre et le chou. Je suis un peu impulsive comme tu sais… Heureusement j’étais bonne à l’école, et je faisais pas trop de conneries encore. Je voulais juste me casser de la maison. J’avais des super notes, j’ai eu mention Très bien au Bac, j’ai été prise en prépa véto à Nantes, à 17 ans, j’avais toujours un an d’avance. L’année d’après je suis entrée en première année à l’école vétérinaire de Nantes. J’ai déconné, j’aurais pu rentrer à Véto Paris, à Maisons Alfort, mais j’ai merdé aux concours. Tu peux pas savoir comme j’étais heureuse de me barrer de chez moi. J’entendais dire que j’étais ingrate, mais j’étais incapable d’expliquer ce qui se passait. Car c’était... trop diffus. En plus on m’écoutait pas, on me disait que j’étais trop jeune, que mon père avait besoin d’une femme, tu verras quand tu seras plus âgée, tu le comprendras… ça me gonflait ce genre de discours à la con.

Mon père a chopé un cancer des poumons, quand j’étais en prépa véto, il fumait trop, il picolait un peu aussi. Je fume pas moi. Il est mort en 6 mois, ça a été rapide, foudroyant quand j’y repense. Je l’ai à peine reconnu dans son cercueil. On a eu une scène effroyable avec ma belle-mère le jour de l’enterrement. Je me suis barré en hurlant « j’espère que tu vas crever aussi ! » Bastien était là, terrifié. J’ai démarré l’école véto et j’ai abandonné mon petit frère à son sort.

Ma belle-mère n’a pas eu besoin de dire que j’étais une fille caractérielle et instable, tout le monde l’avait vu. On me connaissait, on disait que j’avais un sale caractère. Je m’en foutais de ce qu’on disait de moi. Mais le pire, c’est que, dans la famille, les amis proches de mon père, on s’est même mis à la plaindre elle : Mère courage qui élève les enfants de son mari décédé. Tu te rends compte de cette abnégation !? Je fulminais mais laisser pisser car je voulais juste me barrer. Ce que j’ai pas vu venir en revanche c’est la suite. Elle a commencé à dire qu’il était pas malin malin, Bastien, voire neuneu… Il a redoublé sa 5ème, puis elle l’a sorti du système scolaire pour s’en occuper elle-même. Elle disait qu’il avait un problème et elle allait voir un médecin, s’il disait que tout allait bien, elle allait voir un autre, ou un spécialiste. Elle en changeait tout le temps. Plus les psys, elle le trainait chez différents psys. Je m’en suis pas rendu compte tout de suite, parce que j’étais loin, je voulais pas de contact avec elle. J’étais majeure, j’avais touché un petit pécule à la mort de mon père, une assurance décès genre, je m’appliquais à tout dépenser, je voulais pas de cet argent de sa mort, il me brulait. Et quand je parlais à Bastien de la marâtre, il prenait toujours sa défense, alors je croyais qu’il était de son côté. En fait il était coincé. Elle avait tout cloisonné. On était comme des animaux piégés. Lui dans sa trappe. Moi, à dehors hurlant à la mort et en voulant à la terre entière.

Elle lui avait dit, si tu racontes à ta sœur, elle t’en voudra à mort, elle te détestera, tu ne voudrais pas te brouiller avec elle quand même ?

Elle a profité de sa faiblesse, elle a… Elle a abusé de lui, je vois pas d’autre mot. Mais en douceur, ça s’appelle de la manipulation, putain de perverse… Depuis longtemps, elle avait commencé à lui farcir la tête : tu sais le sexe c’est naturel, c’est du plaisir. Et il faut être initié. C’est mieux qu’un adulte t’initie, pour que tu apprennes, que tu expérimentes avant de vivre ta propre vie. D’ailleurs, ce sera moi la première femme avec qui tu feras l’amour. Je t’apprendrais tout. Insidieusement pendant des années, depuis l’âge de ses 10 ans, elle lui a tenu ce discours. Et un jour, je ne sais pas quand. Je dirais deux ans après la mort de mon père, j’en sais rien. Elle l’a violé. Evidemment elle ne l’a pas forcé… C’est comment dire… quand pendant des années, on t’a expliqué que c’était normal d’être initié par une adulte, que ce serait elle sa première femme, c’est lui qui est venu vers elle… Il est rentré dans la salle de bains une fois où elle s’y trouvait... Et il s’est déshabillé devant elle. Quémandant quelque chose qu’elle avait programmé en lui… Conditionné… Tu comprends, tu comprends !?

Ensuite, je ne sais pas bien, mais bon, elle a commencé à fréquenter l’avocat en dehors du boulot, et lui, il l’a emmené dans des clubs libertins, des partouzes, des trucs de bourgeois qui s’emmerdent, qui veulent de la chair fraiche. Elle a fini par y emmener Bastien. Il n’a pas réussi à me dire tout, il ne se souvient pas de tout, mais ça l’a marqué, troublé. Il s’est retrouvé avec des femmes d’un certain âge, des MILF, des bourgeoises affamées. Peut-être de hommes, il ne veut pas en parler. Ça lui prendra des années à le faire. Il est resté fleur bleue, il voulait juste qu’on l’aime… Il a fait tout ce qu’on lui demandait… Si tu ne le fais pas, je serais triste, disait Van Loewen, elle le faisait culpabiliser… Si tu le dis à ta sœur, ça se passera mal : elle ne supportera pas notre histoire d’amour, elle voudra plus te voir car elle me déteste… ça détruira vos liens. Tu feras exploser ta famille, la seule qui te reste. En plus c’est de l’amour entre nous, je ne t’ai pas forcé, c’est toi qui es venu vers moi, et moi je t’aime mon Bastoune… tu m’aimes moi ? Il disait oui mais suffoquait, il ne savait plus quoi dire, quoi faire, il était piégé… C’est de ma faute je n’étais pas là, je n’ai rien vu

Quand Bastien a été admis au CAT, je venais le voir souvent, je bossais à Chantilly, je passais tous les week-ends. Un jour, il a détruit une poupée devant moi, soudainement : une vraie crise de fureur… Je n’ai pas compris… Les femmes les femmes, il disait… A force de patience, il m’a raconté, petit à petit… Je me suis sentie tellement honteuse, tellement mal de pas l’avoir aidée. Je l’avais toujours défendu, mais là je l’avais laissé tomber… Et laissé à la merci d’une gorgone perverse et manipulatrice... Je me sentais tellement mal ! fautive, honteuse… j’étais mal, j’ai pleuré le lendemain chez moi toute la journée. Je suis allée dans la forêt j’ai hurlé pendant une heure, j’ai fait fuir tous les animaux du coin. Même les chevaux me laissaient plus les approcher au manège. Alors, oui, c’est moi qui ai organisé ce diner entre Bastien et Van Loewen… Je voulais lui parler. Juste lui parler. Lui dire son fait. Me libérer de ma culpabilité. Je voulais faire ma sauveuse et libérer mon petit frère. Il était sous emprise. Totalement prisonnier. Dans une cage mentale. Impossible de s’en sortir seul. Adolescent, dès qu’il faisait mine de vouloir s’affranchir, elle l’emmenait chez un psy qui le déclarait ceci ou cela. Et encore après, ça a continué. Comme il était sorti du système scolaire, il n’avait pas d’amis, pas de soutiens, rien, il ne pouvait rien dire. Dans leur entourage, les anciens amis de mon père, enfin ceux qui s’étaient pas éloignés car certains ne la fréquentaient pas, on la plaignait elle, même ma tante, elle disait quelle femme courageuse : s’occuper ainsi du fils idiot de son mari, quelle belle preuve d’amour ! Quelle femme ! Pour tout le monde, il était un poids mort et elle, une femme merveilleuse, mais toutes ses maladies, sa soi-disant incapacité mentale, c’est elle qui l’a inventée ! Elle a monté des murs autour de lui pour l’enfermer à l’intérieur de cette prison réelle ! Le syndrome de Münchhausen par procuration, ça s’appelle comme ça quand on raconte des affabulations sur un proche pour le garder auprès de soi et recevoir les louanges des autres pour son courage… J’ai mis un an à digérer ça, à comprendre le truc. J’ai compris ça en écoutant par hasard à la radio une émission sur le meurtre de Deedee Blanchard[1] par sa fille Gypsy Rose Blanchard aux USA. Un truc de ouf, je te laisserais te renseigner. Je suis tombée sur le cul quand j’ai entendu ça. J’avais la bouche ouverte, pendant tout le truc, en apnée… j’ai plus parlé de toute la journée ensuite.

Deux jours après, j’étais encore sous le choc, mais j’ai pris mon tél et j’ai appelé Bastien. Je lui ai expliqué tout ce que j’avais compris, et j’ai pleuré dans ses bras. Il s’est confié à moi. Je lui ai demandé d’organiser cette rencontre avec Van Loewen, pour avoir une explication et qu’elle lui lâche enfin la grappe. Il était d’accord. La suite, je vais lui demander de te la raconter avec moi, mais pas maintenant. Avant j’ai besoin de savoir, si tu vas l’aider."

  •  C’est toi ou lui qui l’as tué ?
  •  Tu vas l’aider oui ou merde, réponds à cette question !
  •  Qui l’a tué ?
  •  Je dirais rien d’autre. Engage-toi à l’aider. tu voulais la vérité, c’est aussi un aspect de la vérité, tout ce que cette bonne femme lui a fait !!! En fait, tu dois l’aider.
  •  Je dois réfléchir, dit juste Jules.

Accablé, Jules titube en se levant. Il a l’air soul mais ne l’est pas.

  •  Ça va aller ? dit Fanny.
  •  Oui, bredouille-t-il. Et il sort du resto.

En rentrant, il y a plus de brumes dans sa tête que dans les rues automnales de Paris.

[1] Podcast Affaires Sensibles sur France Inter : le meurtre de Deedee Blanchard

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