4. SPASM ESAT, COTOREP SEGPA!

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Jules n'aime pas faire du vélo sur la place de la Bastille, car les pavés le secouent comme ce n’est pas permis. Et il fait bien attention dans ses trajets de toujours éviter cette place où l'on tourne en rond pendant que les voitures cherchent à vous écraser et que les pavés font vibrer vos membres et vos muscles avant d'atteindre les tréfonds de votre corps, le tout contribuant à vous démantibuler. Mais on ne peut pas toujours éviter les emmerdements. Et Jules affronte donc la place ce jour-là, car il n’y a pas d’autre route.

Fanny avait fini par lui donner l'adresse du CAT où travaillait son frère Sébastien. Centre d'Aide par le Travail. Vraiment, l'administration savait donner des noms si poétiques aux choses. Comme si on pouvait être aidé par le Travail ! Il souriait tout seul.

Il ne savait pas très bien à quoi s'en tenir sur le numéro qu'elle lui avait fait dans la forêt. Il se pouvait qu'elle lui ait fait le coup de la femme fatale pour mieux l'embobiner, mais d'un autre côté elle avait l'air sincère quand elle évoquait son frère. Et en colère quand elle parlait sans aménité de Maitre Raymond. Pour lui, ce n'était qu'un client, et ce n'était pas par conscience morale qu'il était loyal à Legall, mais plus par conscience professionnelle...

En revanche, il était partagé en lui-même sur ses sentiments envers cette fille... Il serait bien tenté de se laisser séduire, nonobstant son enquête en cours, il avait envie de renouer avec ce plaisir simple et à la fois jubilatoire de ce jeu-là. En même temps, sa rupture italienne était encore là, présente. La blessure était cicatrisée mais encore douloureuse certaines nuits. Il avait beau gratter pour ne plus y penser, ça revenait dans ses rêves comme un truc en boucle dont on n'arrive pas à se défaire. Son sommeil devenait lourd pesant, il ne dormait pas mais n'était pas éveillé, le rêve passait de l'aérien au terrien, tout était laborieux, il ne trouvait plus son vélo, devait marcher sur la chaussée, le goudron fondait et collait à ses chaussures, chaque pas lui coutait, au bout de la rue, le canal faiblement éclairé, une silhouette se tenait au bord, on ne la reconnaissait pas mais il savait que c'était elle, Béatrice, elle retournait son visage vers lui, sa bouche ouverte, mais sans cri, elle sautait dans l'eau sombre, il était soudain télétransporté au bord du quai, et il voyait une boule d'algues tournoyer dans l'eau noire, il plongeait ses mains pour la sauver, n'arrivant qu'à arracher des touffes de cheveux, et quand enfin ses mains réussissaient à sortir le corps par les épaules, la face noyée apparaissait et ce n'était pas Béatrice mais lui-même, un Narcisse inversé, effrayé par son propre reflet il relâchait tout et au prix d'un effort ultime, se réveillait, trempé d’une sueur acide et pesante.

L’établissement est situé dans cette partie de la rue du faubourg Saint Antoine remplie de bars branchés et de boutiques de design avec des prix à trois zéros. Le quartier était il y a longtemps celui des artisans, en particulier les ébénistes et autres métiers du bois. Un faubourg ouvrier toujours impliqués dans les différentes révolutions.

Désormais les boutiques de meubles baroques et rococo, façon antiquaires chics s’adressent plutôt aux nouveaux riches qui ont colonisé le quartier. En attachant son vélo à un poteau de sens interdit devant une de ces vitrines, un lévrier en porcelaine à l’échelle un, éclairé par mille lumières, brille tellement que ça lui donne la nausée.

Il sonne sur le bouton ouvrant la grande porte cochère. Débouchant du porche sur une grande cour pavée desservant plusieurs ateliers et entrepôts, il n'est soudain plus dans la rue mais dans un petit ilot abrité. Il voit les baies vitrées du centre baignée par le soleil, et derrière des silhouettes qui s'animent. C’est dans ces ilots qu’existaient avant les ateliers d’ébénisterie et c’est dans l’un deux qu’est installé l’ESAT Bastille, comme indiqué sur un panneau. Et en dessous : « une antenne de la SPASM : Société Parisienne d’Aide à la Santé Mentale »

C’est une blague se dit Jules, en sonnant à l’interphone. Un responsable lui ouvre et il lui explique qu'il vient de la part de Fanny Picart, la sœur de Bastien. Et qu’il aurait besoin de le voir pour échanger avec lui. Au sujet de l’accident de sa mère, enfin la 2ème femme de son père. Qui est dans le coma. Il s’embrouille. Bref, vous avez compris ?

 -  Et vous êtes qui au juste, la police ?

 -  Je suis un enquêteur privé et j’ai besoin de comprendre quelles étaient ses relations avec la victime comme elle est quasi morte.

Au mot de « morte », l’autre a un mouvement de recul, et le laisse rentrer finalement.

Il l’accompagne à l’atelier Couture. « C’est un endroit où Bastien peut venir travailler, mais surtout se former, nous préparons les personnes aux métiers d’ouvrier en confection, entre autres. Nous leur faisons réaliser des travaux à la main ou à la machine, il s’agit de vêtements d’enfants, de retouches, ou bien des cortèges sur mesure et du travail à façon. » Jules ne comprend pas tout ce que l’autre lui raconte, mais il est devenu intarissable depuis qu’il a entendu le mot « morte », on dirait qu’il a besoin de combler sa peur avec des mots. « Cela nécessite une bonne connaissance technique, vous savez, ce n’est pas parce qu’ils ont des troubles psychiques qu’ils sont attardés, certains ont même des dons, c’est le cas de Bastien, d’ailleurs, il est d’une très grande précision et réalise de magnifiques ouvrages, vous pourrez le constater vous-même, nous voici arrivés »

Une grand pièce rectangulaire haute sous plafond avec des verrières sur le toit, typique de cette architecture industrielle artisanale. Au fond de la pièce, un garçon d'une vingtaine d'années, brun, est très concentré sur une pièce de tissu, un vêtement ? Son regard noir est intense est très concentré sur ce qu'il fait et donc très absent à ce qui l'entoure.

Le visage pâle avec une longue mèche de cheveux sur le devant du visage qui le cache si nécessaire, ses épaules ne sont pas frêles, ni ses bras, ni ses mains grandes et agiles dont les doigts s'agitent avec une grande précision. Il ne semble pas si fragile que le dit sa sœur.

Pourtant dès qu'on le sort de sa bulle, son attitude change, ses épaules tombent, sa tête rentre et son corps se referme et semble celui d'un petit garçon apeuré...

C’est ce que peut remarquer Jules dès que le responsable fait les présentations. Jules lui explique qu’il vient de la part de Fanny, que c’est un ami à elle, et cela semble le détendre. Il ose lever les yeux vers lui et lui sourit légèrement :

 -  J’aime beaucoup venir ici. Je peux coudre des vêtements d’enfant comme avant.

 -  Avant quoi ?

 -  Quand j’étais petit et que j’habitais avec Fanny.

 -  Et maintenant vous habitez où ?

 -  Chez moi.

 -  Il a un logement indépendant dans une de nos structures dans le 19ème, et il peut venir ici peu comme il veut, voire ne pas y venir du tout, dit le responsable.

 -  Je viens quand je veux, oui, j’aime bien venir ici.

 -  S’il ne se sent pas bien, il ne vient pas, nous ne lui en tenons pas rigueur, de toutes façons il touche la COTOREP[1], il n’est pas payé ici. Nous l’aidons surtout à l'élaboration d'un projet socio-professionnel.

 -  Oui j’aime bien coudre confirme Bastien, c’est ce que je veux faire plus tard

 -  En plus, il a été élu au CoGITH de l’ESAT, hein Bastien c’est vrai !?

 -  Oui.

 -  Euh c’est quoi ça ?

 -  Le CoGITH, la Commission de Gestion Interactive des Travailleurs Handicapés, c’est le lieu d’expression des travailleurs, cela les aide à développer encore plus leurs qualités d’initiative et d’autonomie.

 -  Merci pour ces infos, et dans ce cas, pourrais-je parler seul à seul avec lui pour qu’il me prouve les capacités acquises dans sa prise d’autonomie, svp ?

 -  Ah oui, oui, je vous en prie, je vous laisse. A bientôt Bastien, je te laisse avec l’ami de ta sœur mais je suis à coté hein, si jamais !?

Jules reste heure à converser avec Bastien, mais il n’apprend que des choses sur son enfance. Comment il a été élevé par son père et sa mère, et que sa grande sœur Fanny a toujours été là pour lui. Qu’il a toujours été heureux quand il était enfant. Quand ils partaient en vacances tous les quatre ensembles en camping, il adorait. Sa mère s’occupait beaucoup de lui. Fanny le protégeait toujours contre les autres quand il était en primaire, mais après ils n’étaient pas au collège ensemble et que c’était difficile pour lui. Il a redoublé sa 4ème car il n’était pas assez intelligent. Il est ensuite rentré dans un établissement avec des gens comme lui.

 -  C’est-à-dire.

 -  Des Cotorep, quoi, vous voyez ?

 -  Euh, non, ça veut dire quoi ?

 -  Des gens pas très intelligents.

 -  Ah, mais toi, tu es intelligent puisque tu créées et réalises de super vêtements à ce qu’il parait ?

 -  Fanny dit ça aussi car elle est gentille, mais je sais qu’elle me ment pour me protéger, comme elle l’a toujours fait. Sauf quand elle était plus là.

 -  Et toi, tu faisais quoi quand elle était plus là ? Jules estime que c’est quand elle est partie faire ses études de véto.

 -  Je suis allé en SEGPA[2], mais c’était horrible, tout le monde me traitait de fille, alors j’ai arrêté et je suis allé dans un CAP couture.

 -  Et ensuite ?

 -  Je ne sais plus.

 -  Ton père s’est occupé de toi ?

 -  Papa travaillait beaucoup et je ne le voyais pas souvent.

 -  C’est ta mère qui s’occupait de toi, elle était gentille ?

 -  Je ne me souviens pas.

 -  Et tes rapports avec ta mère ?

 -  Je ne me souviens pas.

Jules a beau insister, il n’arrive pas à savoir ce qu’il se passe après. Quand il lui demande comment il vit maintenant, s’il a des amis, ce qu’il fait le week end, il n’a aucun retour non plus. Je préfère ne pas le dire. Fanny m’a dit de rien dire à des gens que je ne connais pas. Vous avez l’air gentil mais je n’ai pas envie de parler de ça.

Jules n’a pas fait psycho mais droit, et ne sait pas comment se sortir de cette situation. Il essaye par tous les moyens mais finit par abandonner au bout de vingt minutes de monologue stérile.

 -  Bon, merci Bastien, je vais rentrer chez moi maintenant, on pourra se revoir bientôt ?

 -  Oui.

 -  Et je demanderai à Fanny si tu peux me parler d’autres choses, d’accord ?

 -  D’accord.

 -  Tu comprends que je dois révéler toute la vérité. Même si ça n’arrange pas l’avocat… donc si tu sais des choses…

 -  J’ai compris.

Jules est accompagné par l’animateur vers la sortie. Soudain il lui demande :

 -  A propos, vos patients, là, ils peuvent dormir ici ?

 -  Ce ne sont pas des patients, mais oui, il y a des chambres pour ceux qui ne souhaitent pas rentrer certains soirs, pour raisons personnelles.

 -  Et Bastien, il dort parfois ici ?

 -  Ça lui arrive, oui.

 -  Est-ce qu’il a dormi ici le soir du 26 octobre ?

 -  Je ne sais pas, on peut consulter le registre à l’accueil si vous voulez.

En passant devant l’accueil, ils posent la question au préposé, qui consulte un registre. L’animateur se retourne :

 -  Oui, il a passé la nuit du 26 octobre ici.

 -  Ah, et il a fait quoi ?

 -  Je ne sais pas, vous savez, il n’y a que quelques chambres. La cafétéria, la salle commune avec télé sont à disposition. Il y a un animateur, mais chacun fait ce qu’il veut.

 -  Il aurait pu sortir alors ?

 -  Haha, non, le centre est fermé à clé à partir de 20h30, et c’est l’animateur garde qui conserve la clé. Il fait office de gardien.

 -  Donc Bastien n’aurait pas pu sortir ce soir-là ?

 -  Non, impossible.

 -  Merci pour les renseignements, bonne soirée.

[1] La COmmission Technique d’Orientation et de REclassement Professionnel prend en charge la personne handicapée dans sa relation au travail

[2] La Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté accueille des collégiens avec des difficultés scolaires importantes.

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