Un grain de sable dans l'engrenage [6/6]

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  Hevlaska marmonnait et grognait depuis la fin des combats. Elle était occupée à entasser les cadavres par lévitation afin de les brûler. Il ne fallait pas que le sang attire les bêtes sauvages ; ils n’avaient pas besoin d’une attaque de quijass après la folle nuit qu'ils venaient de passer. Vilaines créatures que ces bêtes-là. Mi-raie, mi-lézard. Qui avait eu l’idée de créer ces horreurs assoiffées de sang ?

   La vieille femme tourna la tête et observa comment son petit protégé se débrouillait de son côté. Malgré ses blessures, il faisait de son mieux pour tenir le coup. Talin traînait péniblement les corps sur le tas qu’ils prévoyaient de brûler. Elle ne l’avait pas encore félicité pour son attitude.

   Dans la nuit, les soldats de Vongak les avaient débusqués. Hevlaska avait été prise au dépourvu. Un comble pour une personne possédant des dons de voyance. Alors que le jeune homme semblait avoir anticipé cette possibilité.

   Dès que les soldats étaient apparus, il avait éteint le feu et mené la vieille femme à l’écart de l’oasis, dans un dôme préparé à l’avance et spécialement conçu pour empêcher toute personne nantie de mauvaises intentions de pénétrer à l‘intérieur. Cela lui avait donné un bon point d’observation pour l’attaque, elle devait le reconnaître.

   C’est ainsi qu’elle l’avait vu combattre. Le Démon Blanc avait désarçonné puis éliminé ses ennemis les uns après les autres, jusqu'au dernier. Il avait utilisé un sort de lumière pour disperser les quijass noirs. Sa rapidité et son agilité tenaient de la danse. Il avait dû survivre sans sa téléportation, car Hevlaska n’avait pas eu le temps de lever le verrou. Plusieurs fois, elle avait craint qu’il ne croule sous le nombre d’ennemis, mais il avait su trouver les parades pour s’en sortir, parfois à coup de sorts de défense, souvent en prenant ses ennemis à revers ou en utilisant leurs propres assauts contre eux.

   Les morts entassés, Hevlaska récita une brève prière puis alluma le bûcher. Le travail achevé, Talin se laissa tomber par terre et soupira d‘épuisement. Il était rare qu’il ait à se battre sans son don, qui avait l’avantage de ne pas le fatiguer, du moins pas autant que l’utilisation de sa magie. La vieille femme s’avança vers lui et banda ses blessures avec le tissu d’une robe ; l’assassin avait récolté quelques entailles dans la bataille et il valait mieux s'en occuper avant qu'elles ne s'infectent. Elle n'était pas guérisseuse.

  « Vous avez vraiment réussi à leur faire croire que nous étions cinquante au lieu de deux ? demanda-t-il quand elle se fut éloignée après les soins rudimentaires.

  — Bien sûr. Ils ne faisaient confiance qu’à leur sort de localisation.

  — Et tout le monde sait que plus on utilise une technique à base de spirit, plus on est sensible au pouvoir d'un mage plus puissant que soi.

  — Tu as tout compris.

  — Non.

  — Quoi, non ?

  — Je n’ai pas tout compris.

  — Qu’est-ce qui t’échappe ?

  — Pourquoi Vongak veut la mort des Spiritueux ?

  — C’est un petit garçon rancunier. Il n’a pas supporté que je le bannisse de la tribu. »

  Talin ricana quand elle réduisit son maître à un petit garçon puis l’information suivante monta au cerveau.

  « Attendez, il faisait partie de la tribu de Nara ?

  — Nara est sa petite sœur. Elle n’était pas en âge de prendre la tête de la tribu à l'époque. Mais oui, Vongak était un Spiritueux. Il expérimentait sa télépathie sur les membres de la tribu ; c’est la raison de son bannissement.»

   L’assassin dévisagea la vieille femme. Ces révélations expliquaient bien des choses. Comme un incontinent, Vongak ne parvenait plus à retenir son spirit quand il usait de sa magie, de ce fait, il s’affaiblissait à chaque fois qu’il lançait un sort. Pour cette même raison, son corps s'était dépigmenté et il ne ressemblait qu'à l’ombre d’un brojke. C’était pitoyable pour lui, mais cela mettait l'assassin en joie.

  « Qu’est-ce qui te rend si heureux ?

  — Rien, rien. Qu’est-ce qu’on fait maintenant que plus personne n'est après nous ?

 — Tu as toujours une dette, lui rappela-t-elle tout sourire, et le meilleur moyen de se rendre à Saltar, c’est de passer le portail de Zodka.

  — Chouette ! J’ai toujours voulu remettre les pieds à la capitale ! »

  L’enthousiasme était feint. Quelques années auparavant, une mauvaise manœuvre l’avait mené à achever une mission à visage découvert, ce qui entraîna un avis de recherche qui n'était toujours pas périmé.

   Hevlaska marmonna tandis que le jeune homme rassemblait leurs affaires. Les vélopses avaient fui pendant la bataille. Il leur faudrait donc rejoindre la ville par leurs propres moyens. C'était une occasion rêvée. Déterminé, Xaan se planta devant la voyante.

  « Levez le verrou.

  — Depuis quand est-ce que je suis sous tes ordres ?

  — S’il vous plaît.

  — Recommence pour voir ?

  — Pouvez-vous lever le verrou, s’il vous plaît ? s’écria-t-il de mauvaise grâce.

  — Bien mieux. Recommence avec plus de conviction. Non, je plaisante ! Viens-là.»

   Il s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur. Bons dieux ! Ce qu’elle était petite. Hevlaska posa la main sur son front. Talin sentit des picotements puis un éclair de douleur traversa son crâne. L’instant d’après, il jurait, recroquevillé sur le sol en se tenant la tête.

  « Je n’ai pas dit que ce serait indolore.

  — Vous auriez pu prévenir ! »

   Face à la colère et aux reproches de son protégé, Hevlaska lui laissa le temps de se remettre tranquillement. Lorsqu’il se redressa encore un peu étourdi, il fit craquer sa nuque et serra les mâchoires : une grosse migraine lui vrillait le crâne et le mettait de mauvaise humeur.

   Dédaignant la vieille femme, il sangla leurs sacs puis passa la lanière sur son épaule. D’un coup d’œil, il vérifia qu’ils n’avaient rien oublié, posa la main sur l’épaule de sa créancière sans lui demander son avis, et les téléporta à la capitale.


Ж


  Zodka était le lieu où se réunissait le Grand Conseil et la plus grande ville portuaire de Zorta, considéré comme un état à part entière malgré toutes les tribus qui se partageaient le territoire. C'était d'ailleurs l'une des rares villes que comptait le désert.

   Les autres pays se méfiaient des Fils du Désert depuis que l’armée de Vongak avait décimé, pillé, détruit et massacré la Darcie et ses habitants. Tous les brojkes payaient pour la bêtise de quelques uns et commerçaient donc entre eux principalement. Certains parvenaient tout de même à faire quelques échanges avec les marchands nuwës, du moment qu‘ils y trouvaient leur pesant d‘or.

   En dehors de cela, la cité blanche était plutôt accueillante et la population amicale, tant qu'on n'approchait pas des bas quartiers où se condensaient les miséreux et les criminels. L'endroit rêvé pour atterrir en somme.

   La ruelle où Talin les avait téléportés n’était pas des plus avenantes, ni des mieux parfumées. Hevlaska était âgée, mais son odorat fonctionnait parfaitement. L'odeur âcre de la pisse la fit grimacer.

  « Quelle horreur ! Où est-ce que tu nous as amenés ?

  — Vous trouvez ça normal de débarquer au beau milieu de la place du marché ? Je ne suis pas spécialement le bienvenu, vous savez.»

   Hevlaska se tut, mais n’en pensait pas moins. Talin la lâcha et se couvrit de sa capuche avant de se mettre en route pour le bâtiment qui accueillait le portail de transport. Elle le suivit en clopinant sur sa canne. Il ralentit pour qu’elle puisse le suivre sans être bousculée par la foule. Le jeune homme l'empêcha de se faire renverser par un marchand ambulant qui ne l’avait pas vue. La vieillarde joua de sa petite taille et de sa faiblesse apparente pour tester les compétences de Talin. Il ne s’en rendit pas compte et passa la moitié de son temps à crier en zortan sur tous ceux qui leur coupaient brusquement le chemin jusqu'à ce que sur un coup de tête, il la prenne sur son dos et les téléporte sur les toits.

  « La vue vous plaît ?

 — Ravissant, répondit-elle sarcastique. À quoi tu joues ?

  — Ce sera plus rapide.

  — Tu comptes jouer à pile ou face en sautant sur des toits de paille ?

  — Je sais où mettre les pieds, ne vous en faites pas. »

   Pour lui prouver ses dires, le jeune homme avisa un large mur et les y téléporta. La réception fut bonne ; l’équilibre excellent : il enchaîna. Hevlaska ne sentit que des courants d’air rapide entre chaque téléportation, ainsi qu’une légère désorientation. Lorsqu’il la reposa au sol, devant le parvis de la station de transport, elle vacilla. Il se moqua d’elle en la retenant.

  « Bah alors ? Vous ne tenez plus debout ? »

   En réponse, Hevlaska lui donna un coup de canne dans le tibia. Le sourire de l’assassin se changea en une grimace de douleur : la vieille avait touché l’une des entailles qu’il avait reçues. Talin remit adroitement leur paquetage en place en jurant et suivit le petit bout de femme qui se frayait un chemin dans la foule à coups de bâton vifs et autoritaires, bien loin de sa lenteur précédente. Le jeune homme se rendit compte qu'elle n'avait jamais eu besoin de lui et râla d’autant plus en lui emboîtant le pas. Hevlaska paya leur droit de passage pour Saltar puis exigea le silence.

   Quand ils furent introduits dans la salle de transport, la voyante frappa régulièrement les dalles avec sa canne. On n’entendait que ce claquement répétitif. Le bruit agaça Talin très rapidement, mais il n’était pas la cible de ce petit manège. Le passeur jeta de nombreux coups d’œil à la vieillarde alors qu’il préparait le portail pour leur destination. Il manqua même de faire tomber l’une des pierres de lune qui servait à ouvrir la voie. L’homme au ventre gras et au pantalon débraillé cria après la vieille qu’elle devait se détendre.

  « Si vous faisiez correctement votre travail, espèce de porcelet malodorant, nous serions déjà arrivés, mon petit-fils et moi. »

  Le passeur jura, plaça la dernière pierre puis activa la magie des cristaux. Les runes s'illuminèrent. Le cercle gravé dans le mur brilla d’une lumière blanche et le zortan les invita vivement à disparaître dès que le passage fut ouvert. Hevlaska boitilla jusqu’à se faire absorbée par le portail, Talin la suivit sans traîner.

  L’instant d’après, ils étaient à Knia, un charmant petit village au sud-ouest de l’Université de Saltar. La vieillarde prit immédiatement les choses en main et les guida dans les rues, esquivant le peu de personnes qui s’y trouvaient, puis chemina sans s’arrêter jusqu’aux portes de l’ennemi.

  « Ne traîne pas, ne rêvasse pas, lui lança-t-elle en sortant du village de bord de mer. Nous avons fort à faire et peu de temps. »

   De premier abord, Talin n’aima pas le village, ni les gens qu’ils croisaient. Son instinct lui lançait des alarmes. Il se sentait oppressé, surveillé. Mécaniquement, il emboîta le pas à Hevlaska tandis que son esprit balisait les lieux afin d’enregistrer de nouveaux repères. Il était concentré sur ses sensations quand sa guide prit la parole.

  « La plupart des candidats arriveront juste pour le début des épreuves, expliqua-t-elle. C’est une grande décision pour ceux qui viennent des rangs les plus bas de la société, tous pays confondus. Certains abandonnent famille, travail et devoir pour tenter leur chance, souvent en vain. Luménor est une petite pourriture qui aime jouer avec les faiblesses des gens. Les sélections sont ouvertes à tous, mais tout le monde n’a pas le niveau requis pour se présenter.

  — Parce qu’il y a un niveau requis ?

  — Officiellement non.

  — Hum. Je vois. Pourquoi tant de haine envers le Gardien ?

  — Tu te rendras compte bien assez vite que c’est un salaud, manipulateur, profiteur et sadique.

  — Sympathique. Je l'apprécie déjà. »

  Une fois dans l'enceinte de l’Université, ils se rendirent aux bureaux d’inscriptions. Les papiers remplis, Hevlaska prit la direction de leur chambre louée pour l'occasion. Tout ce temps-là, la sensation d’être observé de ne quitta pas l'assassin. Cela mit ses nerfs à rude épreuve. Cependant, il ne parvenait toujours pas à localiser la source de son malaise.

  « Ne sois pas grincheux. Il faut que tu te concentres et que tu oublies qu’on t’observe.

  — Vous êtes au courant de quoi exactement ?

  — Ici, les murs ont des yeux, des oreilles et Luménor dissimule ses sbires un peu partout afin d’avoir la main mise sur tout. C’est un maniaque du contrôle. Je t’apprendrais le nécessaire pour ne pas te faire prendre.

  — Me faire prendre ? Par qui ?

  — Par quoi essentiellement. Le malaise que tu ressens est la conséquence d’un sort de manipulation bien rodé. Pour l’instant je t’en protège mais il faudra que tu apprennes à le faire seul afin de garder toute ta lucidité. »

   Talin prit très au sérieux cette nouvelle information puis tâcha de prendre du repos. Il en aurait grand besoin. Pour lui, sa mission avait commencé à leur arrivée à Knia. Le temps que les épreuves commencent, il lui faudrait connaître les lieux, les personnalités importantes, les règles de fonctionnement. Cela lui promettait bien du plaisir.

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