Cerbère et moi

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 Trois dobermans dévorent, gardent, dévoilent, le visage d’une femme. Son œil est bleu, son foulard est rouge. Le foulard est vrai. L’œil est un beau mensonge. Le mien est noir, comme celui des chiens.
 Trois têtes de chiens pour un Cerbère, et derrière lui mes enfers.

 Mon identité m’a toujours été incertaine. Tout la trompe. Mon visage et ma peau qui s’irritent de tout ne ressemblent à personne des miens et pourtant à tout le monde des autres. Il n’y a que mes mains bien sûr, que l’on reconnaît toujours : ce sont les mains d’Antoine. Longues et longs doigts fins, de pianiste. Alors comme pour le trouver, sagement, j’ai joué du piano. Dix ans. Et ces mains sont encore la seule chose de lui que je connaisse.
 Pourtant, Antoine, ça aurait dû être mon nom. Qu’est-ce que c’est, ça ? Appeler un enfant du nom d’un absent ? Appeler un absent par le nom d’un enfant ? Qu’un père appelle son fils du nom de son père ? Quelle place donne-t-on ? Je ne m’appelle pas Antoine car, aujourd’hui, je suis une femme. Ça aurait pu me sauver de cette malédiction du nom, et pourtant tout m’y rappelle. Je devais en porter un autre, infiniment long. Le nom de deux hommes, celui d’Antoine qui fit naître mon père, celui de Mario qui seul nous aima lui et moi. Une part de moi, aveugle sourde et muette, a longtemps cru à cause de cela, de cette adoption, que j’étais la sœur de mon père, la seule fille de Mario. Il boitait, c’est drôle, cet homme. Je connais aussi quelqu’un qui boite dans ma tête et dans mon chœur d’oiseaux.
 Tout ça ce n’est rien, juste des mots, des paroles. Les mains d’Antoine, le prénom d'Antoine, un garçon - sexe d'Antoine ; « ta sœur », se trompe ma mère lorsqu’elle parle de moi à mon père. Ils ont rendu mon corps muet. Avec quelle blessure aveugle et sourde, de ces mots-là, ai-je fait un roman ? Tous ces noms confus que je porte, Antoine sans visage, Mario sans enfants, Isabelle insupportable, moi incertaine. C’est devenue C. Kean. Un nom comme une chambre à soi. Un corps à saigner sans fin, à écrire, des romans comme un océan à s'y noyer, comme une mer à boire, comme la faim du monde entier, comme le vertige toujours d’être et d’être encore et pluriel et sans limite jusqu’à vomir toutes les morts et les naissances que j’accouche et assassine. Car Kean, cette chambre, et tout mon corps et toute mon âme, sont hantés.
  Hantée. Je suis hantée. Mon corps en requiem est un tombeau, un manoir. Il y a des couloirs et des portes et des fantômes. Ils ont chacun un nom, un visage, une voix. Je suis la seule à les voir, à les entendre, à les sentir. C'est eux que j'écris. Ce sont eux que j’accouche et assassine. Leurs histoires que je noircis de mots comme on paie une dette, une dette comme la chose la plus précieuse, comme le seul sens possible. J’apprends que leurs histoires réparent la mienne, couturent et suturent les silences lourds, les secrets morts, les caveaux creux ; je l’ai vu, deviné, je le sais. La question que je pose, la personne que je suis, c'est par leurs voix que je libère, que je couche, que j’aime. Je leur rends leurs corps dans le papier, hors le mien, parfois jusqu’à vous. Et mes bras, et mes muscles, et mes os, et mon crâne, portent. Mes enfers, mon rocher. Mon seul désir.
 La femme au Cerbère. Dévore, garde, dévoile. Des noms, des visages et des voix.
 Un jour, peut-être, tout à la fin : la sienne. Et une chambre à nous. Un corps à moi.

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