Chapitre IX – Charles Noual

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— Elle vient d’arriver, marmonne le patron, sans doute gêné d’admettre sa muflerie.

— Et vous comptiez la servir ou la mettre dehors ? Après tout, elle n’est pas du coin… C’est ça ? »

Si j’avais un plus de cran, je me planterais devant eux pour leur dire leurs quatre vérités. En commençant par leur expliquer que je n’ai aucune intention de rester dans mon coin pendant qu’ils parlent de moi comme si je n’étais pas dans la pièce. Même si je n’en trouve pas le courage, rien ne m’empêche de manifester un peu de dignité en quittant cet endroit sans plus tarder. Je me lève, ramasse mon sac et reboutonne mon manteau avant de me diriger vers la porte. Malheureusement, je ne peux aller bien loin : une large silhouette me bloque le passage.

— Pardon, pouvez-vous me laisser sortir ?

Mon ton acide ne semble pas émouvoir l’intrus.

— Sans avoir été servie ? répond-il avec calme.

Noual baisse la tête vers moi ; son regard plonge dans le mien. Ses yeux noisette tirent vers le vert ; je distingue une petite tache couleur de rouille dans l’iris du gauche. Sous sa toison, il possède un visage aux traits carrés, mais réguliers, plutôt agréable, et plus jeune que je ne le pensais. Il n’a sans doute pas dépassé la trentaine.

— Eh bien, je…

— Je peux vous payer quelque chose, si cela vous dit…

J’hésite, confuse. S’il ne me barrait pas la route, je me serais enfuie ; je me sens d’autant plus dominée par sa présence que je dois lever la tête pour lui parler.

— Non, je vous remercie.

Il soupire et se frotte la nuque d’un geste embarrassé :

— Je suis navré. Je ne souhaitais pas vous brusquer.

Sa large carcasse s’efface pour me laisser passer. La logique voudrait que je file à toutes jambes, mais quelque chose m’intrigue dans son attitude, dans son regard, dans la gêne qu’il manifeste. Je me racle la gorge, avant de déclarer, d’une voix presque inaudible même à mes propres oreilles :

— Je paierai ma consommation, mais vous pouvez me tenir compagnie.

J’ignore ce qui me pousse à dire une chose pareille. Je ne sais rien de cet homme… À bien y réfléchir, je tente sans doute, à ma manière, de donner le change aux malotrus qui m’ont mal accueillie en fraternisant avec un autre mouton noir.

Ou peut-être ai-je juste envie de compatir avec lui, étant donné la façon dont il semble rejeté par les braves gens de la ville. Boire un café avec lui ne m’engage à rien.

Le patron part en rechignant pour s’occuper de ma commande ; pendant ce temps, nous nous dirigeons vers la table que je viens de déserter. Noual, son verre à la main, s’assoit en face de moi ; la chaise craque sous son poids. Pour la première fois depuis que je suis arrivée au Palluet, je me surprends à sourire. Il lève les yeux au ciel, mais reste silencieux.

Le patron place devant moi une tasse mal récurée, rempli d’un liquide noirâtre ; je dépose aussitôt ma monnaie, avec un généreux pourboire qui n’est pas mérité, mais me confère un sentiment de supériorité. Après avoir ramassé mon paiement, l’homme bat en retraite derrière son comptoir. Même s’il ne semble pas apprécier mon vis-à-vis, il n’a visiblement pas envie de susciter son hostilité.

Dans le petit groupe près de bar, les discussions reprennent, sur un ton de messes basses ; des regards venimeux nous égratignent. Pour me donner une contenance, je porte la tasse à mes lèvres. J’ai appris à aimer le café sans sucre ni lait, et je ne le supporte pas autrement. Noual avale une gorgée de sa propre boisson, un alcool doré que je ne parviens pas à identifier. Enfin, quand nos consommations retrouvent la surface de la table, je me sens obligée de lancer la conversation.

— Vous êtes de Sainte-Madeleine ?

La question, de pure forme, me paraît un peu bête, mais il y répond de bonne grâce.

« J’y vivais avant la guerre. À présent, j’habite sur la commune du Palluet. »

Mon cœur manque un battement. Encore une personne qui a dû connaître Armance…

— J’y réside pour quelques jours. Peut-être serons-nous amenés à nous croiser ?

Noual secoue négativement la tête :

— J’en doute. Je vais rarement au village.

Le silence retombe. Il ne semble pas décidé à en dire plus. C’est du moins ce que je pense jusqu’à ce qu’il me demande à son tour :

— Et vous ? Qu’est-ce qui vous a conduite dans ce trou perdu ?

Mon corps se crispe ; j’inspire avec soin avant de répondre, d’un ton faussement dégagé :

— Des affaires de famille.

Je m’attends à ce qu’il me parle d’Armance, mais je me trompe.

— Je comprends. Après un nouveau moment de mutisme maladroit, le jeune homme prend de nouveau l’initiative de la discussion :

— Vous venez d’où ?

— De Paris…

— Ça doit vous changer.

— Je ne dirai pas le contraire ! Il est intéressant de découvrir des endroits méconnus, mais celui-ci est… particulier.

Je regrette aussitôt mes paroles ; j’espère ne pas l’avoir froissé. À mon grand soulagement, Noual hausse les épaules :

— Je suis plutôt d’accord avec vous.

— Sainte-Madeleine est un joli village. Pourquoi avez-vous préféré vivre au Palluet ? »

Encore une fois, je maudis ma curiosité. Peut-être est-ce le silence du village qui me pousse à devenir bien plus bavarde.

— Rien de bien mystérieux. En 1943, on m’a déclaré volontaire pour le STO. Je n’avais pas envie d’être embarqué vers l’Allemagne, alors je me suis enfoncé dans les marais. Je n’en suis jamais sorti…

Mes paupières s’écarquillent de surprise. Même si je peux comprendre ce besoin de fuir le travail obligatoire imposé par l’occupant allemand, il me semble tout aussi terrible de trouver refuge dans cet endroit sinistre et malsain. J’aurais imaginé un habitant du bourbier comme un individu petit et mal bâti, le teint brouillé et les yeux chassieux… Une sorte de crapaud humain qui se serait traîné hors de la vase. Pourtant, Charles Noual est tout le contraire : jeune, apparemment en pleine santé, propre et plus soigné de sa personne que les villageois serrés autour du comptoir. Pourquoi les hommes de Sainte-Madeleine montrent-ils autant de défiance envers lui ?

Noual finit les dernières gouttes de son verre et se penche pour plonger son regard dans le mien.

— Vous vous demandez pourquoi je ne suis pas rentré à Sainte-Madeleine après la guerre, non ? »

Son regard semble vibrer comme la surface d’une eau trouble. Je recule et déglutis avec gêne, les mains serrées autour de ma tasse.

— Quand vous entrez dans le marais, reprend-il, il ne vous laisse pas repartir. Vous lui appartenez à jamais… »

Le bar semble soudain loin de moi… Je perçois au loin le cri désolé des oiseaux et une odeur de vase et de végétation pourrie me prend la gorge. L’image d’un corps de femme, qui flotte mollement dans les eaux troubles, me revient à l’esprit… Une femme aux longs cheveux noirs, revêtue d’une robe rouge.

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