Chapitre IV - Dans la chambre d’Armance

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La première chose qui me frappe, outre cette pénombre, est l’odeur : aucun relent de vase ni de renfermé, mais un effluve aussi léger qu’incongru, celle d’un parfum capiteux et sans doute coûteux. Mes yeux s’écarquillent d’étonnement, tandis que je tâtonne à la recherche de l’interrupteur. Quand je le trouve enfin, la pièce tirée de l’ombre ne ressemble à rien de ce que j’attendais.

Je découvre des murs d’un rouge sombre et un lit de métal aux arabesques élégantes, recouvert de draps et d’un édredon en désordre. Sur la chaise juste à côté, des vêtements s’entassent. D’épais rideaux de velours brun occultent la fenêtre. Un homme debout de style Art déco, d’acajou noirci, jouxte une coiffeuse en bois de rose, encombrée de pots et de flacons. Malgré tout, ce qui attire le plus mon attention, c’est la bibliothèque qui occupe l’un des coins de la pièce : un meuble étroit, comme ceux que l’on place dans les chambres d’enfant, avec une porte vitrée qui laisse apparaître des rangées de livres décrépis.

Machinalement, je m’approche pour déchiffrer les titres : des ouvrages de contes, de légendes, de traditions populaires… Certains portent plus sur les croyances et les superstitions, et un ou deux sur la sorcellerie. La vitre ne descend pas jusqu’en bas de la porte et le reste du contenu se dérobe à mes yeux. Ces choix de lecture me surprennent ; je ne me souviens pas avoir jamais entendu Armance manifester une quelconque passion pour les récits fantastiques.

À pas lents, je m’éloigne de la bibliothèque pour regarder autour de moi. Si je dois dormir dans cette pièce, je vais devoir refaire le lit. En tout logique, je devrais trouver le nécessaire dans l’homme debout. Quand je l’ouvre, l’odeur qui m’environne se révèle conforme à mes attentes : un mélange de lavande, d’encaustique et de savon noir. L’étagère au-dessus de l’espace destiné à suspendre les habits supporte du linge de maison soigneusement plié. J’attrape une paire de draps et je me hâte de les mettre en place, malgré l’impression tenace de me livrer à un sacrilège.

En me redressant, je remarque une porte discrète qui semble donner sur un placard. Derrière, je découvre une minuscule salle d’eau avec un lavabo et des toilettes, plus de première fraîcheur, mais je me vois mal me montrer regardante. Enfin, je suis prête à me coucher. Je me glisse sous l’édredon, dans des bouffées de ce parfum entêtant qui m’écœure un peu. Il ne doit pas être plus de sept heures quand je sombre dans le sommeil.

***

Quand je me réveille, je m’étonne de me sentir si alerte, mais plus encore d’être déjà tout habillée. Sous l’effet de la fatigue, j’ai dû oublier de passer ma chemise de nuit. Sans m’en rendre compte, je me retrouve dehors… pour m’apercevoir que les marécages m’environnent de toutes parts, à perte de vue : de vastes nappes liquides d’où s’élève une brume légère, envahies de végétation pourrissante, ponctuées d’arbres tordus qui prennent racine au cœur même de l’eau.

Étrangement, je ne vois plus les autres bâtiments du village, seulement le marais. L’odeur de plantes en putréfaction me prend à la gorge. Dans cette étendue morne, où terre et eau se mêlent sans réelle démarcation, je me sens comme une naufragée. Le sol s’enfonce sous mes pas avec un bruit de succion. Un frisson parcourt mon dos. Comme tout le monde, j’ai entendu parler des sables mouvants qui aspirent les imprudents dans leurs profondeurs visqueuses. Rien de tel ici : juste une terre spongieuse qui retient mes chevilles. Dans ce dégradé de noir et de gris, parfois entrecoupé d’un vert terne, j’aperçois au loin une tache rouge. Je m’avance vers cette pointe de couleur, sans trop savoir ce que je vais découvrir.

Je titube sur la couche de joncs pourrissants, les chaussures et les bas trempés. Il règne autour de moi un étrange silence : je trouvais les cris des oiseaux lugubres, mais leur absence rend la scène plus sinistre encore.

Enfin, j’arrive assez près pour voir de quoi il s’agit. Ma respiration se bloque, mon cœur remonte dans ma gorge : c’est un corps. Celui d’une femme, qui flotte mollement sur le ventre, ses longs cheveux sombres étalés autour de sa tête comme les bras d’une pieuvre. Ses souliers ont disparu.

***

Je me redresse brusquement, en sueur, dans le fouillis des draps et des couvertures. Comme à chaque fois que je dors dans un lieu qui m’est étranger, je me sens désorientée… Il me faut un certain temps pour me souvenir de l’endroit où je suis et comment s’est déroulée la journée précédente. Après un tel cauchemar, je me vois mal retrouver le sommeil. Les images lugubres restent gravées dans ma mémoire. Ma part la plus rationnelle comprend d’où elles viennent ; les cheminements de ma pensée paraissent assez clairs.

Je passe les deux mains dans mes cheveux. Mes doigts accrochent les mèches emmêlées. Ce geste me fait de nouveau songer à la figure noyée, à sa chevelure éparse. Est-ce que celle d’Armance était aussi sombre ? Aussi longue ? Je n’ai aucune idée de son apparence au moment de sa mort… On peut beaucoup changer entre l’adolescence et l’âge adulte.

Mon corps épuisé retombe sur le matelas, cherchant le sommeil que mon esprit enfiévré lui dénie. Je suis bien trop impressionnable. Il me suffit de tenir quelques jours ; bientôt, je retrouverai mon quotidien ennuyeux, mais paisible.

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