Chapitre I - Un danger à la hauteur (1/3)

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Vingt heures, trente-et-une minutes. La Ford file à toute vitesse à travers l'obscurité. La nuit est tombée il y a de cela quelques heures et l'épaisseur du brouillard gêne nettement la visibilité vers l'avant. Exténuée, je chantonne et balance ma tête au rythme de la musique ambiante, me maintenant éveillée. Sia – Angel by the wings. Un classique pour les torturés de ma trempe.

Je n'aime pas beaucoup l'hiver. C'est une période qui a toujours su mettre mes nerfs à rude épreuve. Hypersensible, hyper fatiguée, hyper déconnectée.

Les heures de cours après la journée au restaurant m’ont paru interminables. Je ne suis pas sereine. Mon père a-t-il pris ses médicaments ? Comment se passe le service durant mon absence ? J'espère que Jackson a pensé à donner le chèque à Monsieur Miller. Voilà deux mois que nous lui devions pour la plomberie de la maison ! Ethan a-t-il été chercher Paul au football ? J'espère qu'ils ne se sont pas fait remarquer à l'école aujourd'hui. Bonne nouvelle, mon téléphone n'a pas sonné. Et Noah ? Oh ! Noah ! Mon cœur manque un battement à son souvenir.

Mon petit frère. Mon quatrième petit frère. Le plus calme et le plus doux d'entre eux. Pour le moment. Ce petit bonhomme, probablement oublié – encore – chez nanny Madeleine, n'avait que deux mois lorsque maman a perdu la vie. Maman... elle me manque terriblement et à chaque instant que Dieu fait.

Obligée mais avant tout volontaire, j'avais réussi pendant huit ans à gérer cette famille nombreuse qui était mienne. C'était usant, en temps et en énergie, mais de cette grosse responsabilité se dégageait une fierté immense et un bonheur qui l'était tout autant.

Une main sur le volant, l'autre dans la boîte à gants, je palpe l'habitacle afin de saisir mon portable. Quittant la route des yeux, la numérotation rapide effectuée et l'appareil à l'oreille, je soupire et plisse les paupières, craintive.

Mes frères sont tous très mignons. C'est une réalité attachante. Mais aucun d'entre eux ne manque de caractère et d'idées lorsqu'il s'agit de faire tourner leur grande sœur en bourrique. C'est d'ailleurs bien dommage puisqu'ils n'en ont qu'une : moi.

Ils auront ma peau. Oui, c'est ce que m'avait avoué Paul l'autre soir, en y pensant. Avec un sourire franchement sadique aux lèvres, du chocolat plein les dents. Ignoble.

Paul ? C'est le petit trapu qui n'en rate jamais une.

Son meilleur allié en bêtises, c'est son grand-frère, Jackson. Ils se battent très souvent mais trouvent facilement un terrain d'entente lorsqu'une situation d'urgence se présente : remplir de colle mon tube de dentifrice, m'offrir un thé avec l'eau des toilettes, glisser Roger dans mon lit lorsque j'y dors... Roger, c'est le furet de la famille. Un autre petit frère. Lui aussi participe aux bêtises de la fratrie.

Je ne suis pas prête d'oublier ce samedi de la semaine dernière, en plein rush, lorsque le mustélidé a fait son apparition en salle. Trois abrutis en pyjamas le prenaient en chasse, un petit dernier peinant à les rattraper, sa peluche mastiquée et pleine de bave à la main. Panique totale des clients. J'ai d'abord cru en la fermeture prochaine de l'établissement, mais par chance, mon père a su calmer la situation, et les rires ont vite remplacé les cris de panique.

Ha, Thomas Carter. Le premier et seul homme de ma vie. Passionné par la cuisine depuis l’enfance, cuisinier fut son seul métier. C'est d'ailleurs ici qu'il fit la rencontre de ma mère, Marilyn, vingt-trois ans auparavant. Elle était serveuse et il était jeune commis.

C'est à la mort de la propriétaire de l’époque que les locaux leur revinrent pour une bouchée de pain. Seul le nom a changé : Chez Marilyn. Je n'étais alors qu'un nourrisson et eux n'étaient que de jeunes mariés. La photo encadrée derrière le bar évoque le commencement de leur nouvelle vie à deux. Ou plutôt à trois.

Je le vois souvent. Mon père. Fixer d'un œil nostalgique ce moment, capté durant l'une des plus belles périodes de sa vie. Il ne s'est jamais remis de la mort de sa moitié. Il ne vivait que pour elle et elle ne vivait que pour lui.

Pour ma part, j’aurais eu l'honneur d'être aux premières loges de l'une des plus belles histoires d'amour qui fût. A la hauteur de celles qu'on lit dans les livres. Passionnée, durable, féconde et réelle.

– Allô… ?

Une voix enfantine me sort de mes rêveries et me ramène violemment à la réalité.

– Ethan, c'est moi ! Où est Noah ?

– … Madeleine l'a raccompagné. Je crois que je l'ai oublié tout à l'heure, m’avoue-t-il en riant. Je vais dire à papa que tu appelles en conduisant, Gaby.

– Ethan !

Blanc. Satané téléphone ! Je ne sais pas si le problème vient de mon réseau, embarquée dans la forêt, ou de ce mobile, qui, malgré lui, a connu de nombreuses chutes. J'insiste, mais personne ne répond à l'autre bout du fil. L'appel se coupe et le smartphone inaugure sa quatre-vingt-dix-neuvième chute. Je ne fais pas preuve de patience, ni de beaucoup de prudence, jurant et m'affalant sur le siège passager pour ramasser l'objet de toute mon animosité qui éclaire encore un minima la pénombre.

Soudain, le bruit d’un choc suivi de crissements de pneus. La voiture s'arrête maladroitement dans le fossé, manquant de s'écraser contre un arbre centenaire. La ceinture retient mon buste en arrière, ce qui me coupe douloureusement la respiration et choque brutalement ma nuque contre l’appui-tête.

Relevant la tête, je ne discerne que faiblement ce qui m'entoure, les cheveux devant les yeux, choquée par cette sortie de route. Figée, je suis livrée à un véritable litige, crispant mes doigts moites autour du volant : sortir pour vérifier l’état du véhicule ou reprendre la route.

Cessant de réfléchir, je me détache et prend mon courage à deux mains, les jambes tremblotantes. Est-ce que c'était une biche ? Un autre animal ou un arbre mort, peut-être ? Je sors non sans peine de la voiture et en examine l'avant. Il fait un froid humide et le vent gifle mes joues. Un frisson désagréable me parcours l'échine. Je resserre l’étreinte de mon manteau contre mes épaules.

Soufflée par une bourrasque glaciale, une ombre à proximité attire mon attention dans le coin de l’œil, éclairée par le seul reflet de la lune. Elle est grande, plutôt imposante et possède toutes les caractéristiques d'un être humain. Un homme. Je me sens épiée et analysée. Mes mains se décroisent de mes bras, alerte. La situation a tout l'air de la scène d'un mauvais film d'horreur. De ceux que vous ne pouvez visionner seule la nuit, sinon avec toutes les lumières allumées et votre chien à peine plus rassuré que vous sur les genoux, ce qui ne vous garantit tout de même pas une conscience tranquille et la certitude d'une bonne nuit à venir.

– Il y a quelqu’un ? lançais-je bêtement dans un souffle, vaporeux.

La silhouette reste immobile au milieu de la route, les bras le long des flancs et visiblement peu désireuse d’entamer une discussion.

Cours. La voix dans ma tête panique. Un pas en avant, plus courageux, l'autre ne demandant qu'à prendre la fuite, mon instinct entraîne finalement mes jambes jusqu'à mon siège. J'ai l'impression de ne plus savoir conduire et d'ignorer l'emplacement des pédales. Mon premier réflexe est d'enclencher la fermeture des portes.

L'ombre réduit la distance qui nous sépare mais ne fait qu'alimenter ma panique. Première.

Je démarre à vive allure, manquant de caler et faisant souffrir le moteur. La trajectoire est d'abord douteuse. Le pied au plancher, j'accélère sans ménagement. Partir d’ici. Vite et loin.

Soudain, un oiseau noir manque de foncer sur le pare-brise. Je sursaute à sa vue. Où est donc passé l'ombre ? Mon regard balaye la route. Celle-ci semble avoir disparu.

Une lumière vive attire alors mon attention dans le rétroviseur intérieur. Les phares d'une voiture, peut-être ? Je ne discerne pas bien ce qu'il se passe à une cinquantaine de mètres derrière moi mais elle me fait vite oublier cette hypothèse. De nouveau, cette forme, au milieu de la brume.

Un long manteau en cuir recouvre le corps de son propriétaire. Porteur de bottes, les sangles scintillent au contact de mes phares arrières. A en glacer le sang. Un tueur au look de hard rocker ? Bien sûr, Gabriela. Avec une guitare en guise d'arme du crime pendant que tu y es.

Mon imagination n'a plus de limites. J'essaie d'être rationnelle mais difficile de l'être à cet instant précis. Mes croyances prennent le dessus. Bien sûr, j’aurais pu mettre l'incident sur le compte de la fatigue et du surmenage, comme l'aurait fait bon nombre de personnes, mais il m'en était impossible. Je ne possédais pas cet esprit cartésien.

J'avais senti un danger certain et immédiat. Jamais, je n'avais eu aussi peur de ma vie. La menace était présente, à quelques pas de moi, dans un endroit dénué de toute vie. Je ne peux m'empêcher d'imaginer ce qui aurait pu m'attendre si je n'avais pas pu fuir, ou s’il m'avait été impossible de redémarrer. Mes muscles se tendent et la sensation de panique peine à me quitter. C'est fini, c'est fini. Ma main balaye mon visage, comme pour effacer une mauvaise vision.

Au ronronnement du moteur se joint le début d’une nouvelle playlist. Je fais un bond. Lors de l’embardée, la musique s’était coupée. Par magie, elle se mit de nouveau en route. Halloween est pourtant passé. J’aurais pu jurer à une mauvaise blague des frères Carter – les miens. Aussi, je crois que c’est ce que j’aurais préféré.

Je m’enfonce dans mon siège, zieutant parfois le compteur de vitesse, tout comme le rétroviseur. Tu as une sale tête, Gabriela Carter.

Après avoir pensé à me ceinturer de nouveau, je lâche une lourde boucle brune derrière mon oreille qui glisse en avant une énième fois. Ces cheveux ne cesseront de me rendre la vie plus difficile.

– Tu as quatre monstres qui t’attendent à la maison, tous sauf dans le même état de fatigue que toi, des hallucinations, et tu trouves encore le moyen de te préoccuper de cette tignasse.

Un rire amusé s’échappe de mes lèvres. Je hoche négativement la tête, exaspérée. Adele – Hello. J’affectionne tout particulièrement cette chanson. Non pas parce qu’elle me rappelle un amour passé pour qui j’aurais longuement pleuré la nuit : je n’ai jamais fréquenté de garçon. Plutôt parce qu’elle est un clin d’œil à ma meilleure amie, Alyssa, qui l’a souvent passée en boucle.

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