Chapitre 3

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CHAPITRE 3

1er janvier 2012 – Poitiers.

…. Face à ce journaliste de belle prestance auquel je ne m’attendais pas du tout, qui m’a prise au dépourvu, savates aux pieds, et que je ne discerne pas très bien derrière mes yeux voilés, je suis intimidée. Alors qu’il se renseigne sur moi et sur ma vie, je ne sais pas vraiment ce qu’il me faut lui dire. Les mots me manquent. Mon fils, une main sur mon épaule, vient à mon secours et répond à ma place. Tout en fixant cet étranger qui prend des notes et se tient au milieu de mon salon, j’écoute mon fils, “la mémoire de la famille”. Je l’écoute raconter des petites choses sur moi sans le contredire ni rajouter quoi que ce soit. Alors qu’il redonne vie à une partie de mon passé, je reste là, silencieuse, assise sur ma chaise, gardant un air sérieux et les mains croisées sur mes cuisses. De temps à autre, mon fils appuie sa main sur mon épaule comme pour obtenir mon approbation sur ce qu’il dit de moi. À chaque fois, je me contente d’hocher de la tête et, devant ce monsieur qui m’impressionne, je bafouille quelques “oui, oui” de circonstance. Quoi dire d’autre de toute manière ? Quoi faire de plus ?

Quelle curieuse impression. Je suis à la fois envahie et heureuse. Envahie parce que je ne contrôle rien de ce qui se passe aujourd’hui, mais aussi parce que je fais tout mon possible pour ne pas dire de bêtises et me tenir bien comme il faut. Et heureuse, parce que mes enfants sont là, autour de moi.

« Quelle histoire ! Eh bien, ils en font du chambardement ces trois chiffres ! 1… 0… 0…, je me répète. Cent ans tu as, toi Carmen Rodriguez fille de Francisco Aznar et de Dolorès Marco. Cent ans ! Eh bien, quel exploit ! Enfin, quel exploit… Je n’y suis pas pour grand-chose, j’ai cent ans, puis voilà tout…Ce n’est vraiment pas la fête d’avoir cent ans. Ce n’est pas la fête de n’être plus bonne à rien et d’attendre la mort qui ne vient pas. Ce n’est vraiment pas merveilleux de toujours craindre de tomber lorsqu’on sait qu’on ne pourra pas se relever. Ce n’est pas formidable d’être sans cesse épuisée, de ne plus pouvoir tendre les bras ni pouvoir se baisser pour enfiler sa gaine et ses bas à varices. C’est loin d’être génial et extrAAordinaire d’avoir mal à chaque os, chaque muscle, chaque partie de son corps… Non, non, ne me félicitez pas d’avoir atteint cet âge en ayant gardé ma tête et ma mémoire, parce qu’au fond… au fond, si vous saviez… si vous saviez combien, là, tout de suite, maintenant, tout ce dont j’ai envie c’est d’ôter ces fichues chaussures que j’ai mises à la hâte et qui compriment mes orteils déformés par des cors et des oignons. Combien je rêve de me lever sans avoir besoin d’y réfléchir à l’avance. Combien je voudrais marcher d’un pas leste jusqu’à la porte d’entrée, descendre les escaliers et m’en aller. M’en aller pour courir… Courir pour rattraper les dix ans que j’ai perdus depuis bien trop longtemps. Courir pied nus dans les rues de Bel Abbés jusqu’à avoir les joues en feu et le cœur qui palpite. Courir pour ne pas laisser El bandido me rattraper. Courir avec la finette et avec Théressica, puis monter tout en haut sur notre belle colline. Ah, si vous saviez combien, aujourd’hui, là, tout de suite, maintenant, je ne rêve que d’une seule chose : revoir Carmencita…. »

En 1922 à Bou Hanifia

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Poitiers, 1er janvier 2012

Ce petit évènement chamboule une journée d’ordinaire, simple et structurée. Une journée où les heures s’égrènent lentement avec le réveil qui sonne, l’attente de l’aide ménagère, la toilette, le petit déjeuner, le repos dans mon lit, le déjeuner du midi, les coups de fils de ma fille qui prend de mes nouvelles, puis la sieste qui m’emmène jusqu’en début de soirée….

— Quels sont vos loisirs madame Rodriguez ? me demande le journalise en levant le verre de l’amitié.

En réponse à cette question, je redeviens muette puis j’entre en réflexion : « Des loisirs je n’en ai pas. J’ai même du mal à mettre une signification sur ce mot bien trop moderne. À vrai dire, des loisirs monsieur, je n’en ai jamais eu, ai-je envie de lui répondre. Ça ne fait pas partie de ma culture et, d’aussi loin que je m’en souvienne, personne dans mon entourage n’a pratiqué de loisirs. En tout cas, en ce qui me concerne, ma vie s’est résumée à travailler et à élever mes cinq enfants… »

— Elle écoute de la musique espagnole, répond quelqu’un à ma place.

— La grand-mère faisait très bien la paella ! renchérit un autre.

— Et le couscous !

Tout en secouant la tête, le journaliste sourit avant de rajouter :

— C’est obligé. Lorsqu’on vient de là-bas, c’est obligé… 

« Obligé, obligé ? je réplique dans mon cœur. Non, pas obligé ! Je faisais particulièrement bien la cuisine pied-noir et espagnole. On m’a toujours beaucoup complimenté sur mes plats et je prenais plaisir à régaler ma famille. Tiens c’est vrai, c’était sans doute cela mon loisir. Oui, oui, cuisiner après tout, ne serait-ce pas un loisir ? Malheureusement, aujourd’hui il m’est devenu impossible de cuisiner ; mes jambes ne me tiennent plus suffisamment et mes forces m’ont quitté. »

— Carmen, téléphone ! s’écrie ma belle-fille, pensant que, comme je suis un peu sourde la sonnerie m’a échappé.

« Bien sûr que j’avais entendu, mais je faisais semblant de ne pas entendre. Encore un ! je m’agace sans rien montrer, moi qui d’habitude apprécie d’être appelée. Aujourd’hui, ça me fatigue un peu et ça me déconcentre. J’essaie de ne pas faire d’impairs et j’appréhende les questions qu’on va me poser, tout en espérant ne pas devoir y répondre. »

— Bon anniversaire, me dit un proche au téléphone. Et bonne année !

« Allez, encore un qui me félicite d’avoir cents ans. Eh bien, si je voulais les oublier ceux-là, pas moyen. Cinq minutes ne se passent, sans qu’on ne me rappelle que je suis passée d’une vieille dame ordinaire, à une vieille dame de cent ans. De toute façon, demain, ça sera déjà de l’histoire ancienne. Demain, au fond de mon lit, la tête dans mes trois oreillers et les yeux fermés, je serais de nouveau belle, jeune et pleine d’espoir.

— Bonne année Carmen, j’entends à l’autre bout du combiné.

— Oui merci, merci bien et bonne année à vous aussi.

Je n’en dirais guère plus. Je préciserai simplement en quelques mots expédiés que j’ai du monde à la maison et qu’il y a un jeuournalisteee. Il est certain que devant ce journaliste je me garderai de rire avec ceux qui m’appellent et je n’ajouterais pas non plus à leurs bons voeux, “Oui, bonne année à vous aussi et de la paille au cul pour toute l’année. »

— Et puis chaque jour elle prend son apéritif anisé et son petit verre de vin à table. Voyez vous-même comme ça l’a bien conservé ! ajoutent-ils en riant.

Je suis assise devant cet homme dressé derrière la table, et je me sens petite, un peu intimidée. Évitant de trop me déplacer avec le déambulateur, je reste sur ma chaise, non loin du téléphone. Le journaliste continue son travail d’investigation puis prend la photo en disant :

D’habitude, on fait la tournée des maternités, jamais je n’ai eu de centenaires un 1er janvier ; c’est un évènement rare ! L’article paraîtra mardi dans la rubrique des « articles chauds ».

Je me dis que forcément, avoir 100 ans un 1er janvier, ce n’est pas très courant...Pour autant, je n’en garde aucune fierté, je n’y suis vraiment pour rien….D’ailleurs, qu’est-ce que je fais encore sur Terre ; le temps me semble si long….Dieu m’aurait-il oublié ? Il y a quelques jours, Christine m’a dit que Jésus n’en avait pas encore fini avec moi. Je n’ai pas compris ce qu’elle a voulu me dire, alors j’ai soupiré et j’ai désapprouvé. Je suis tellement lasse et je me sens si inutile….

— Une petite photo pour immortaliser le moment, madame Rodriguez ?

— Oui, je lui réponds en riant et ne pouvant de toute façon, pas me défiler. Si vous voulez.

En me levant ce matin, je ne pensais pas qu’on viendrait me fêter de la sorte. Après le départ de Martine, à l’occasion d’une énième envie d’aller me soulager dans mon fauteuil en skaï bleu clair, je me suis levée et j’en ai profité pour enfiler mon gilet gris par-dessus ma belle robe. Qu’importe qu’il soit distendu et un peu bouloché ce gilet, il me tient chaud et je l’aime bien.

L’heure tourne, je commence à m’impatienter. C’est de la fatigue tout cette cérémonie. D’ailleurs, je vois bien qu’ils ne comprennent pas qu’au-delà de la joie de les revoir, je commence à avoir très envie d’aller m’allonger. Surtout que depuis ce matin, le téléphone n’a pas cessé de sonner ; les uns ont appelé pour me féliciter pour mes cents ans, les autres pour me transmettre leurs bons vœux. Puis ce fleuriste, venu m’amener deux bouquets de fleurs de la part d’un neveu et de Marcel, mon petit dernier résidant en région parisienne depuis une vingtaine d’années. Moi qui aime tant les fleurs, pour sûr je suis gâtée ; ma table de salon en est largement remplie….

A mes côtés, mon fils Manou. Je sens bien qu’il ne veut pas s’éloigner, refusant d’aller s’asseoir. Sûrement qu’il préfère rester tout près de moi, fière de sa maman devenue centenaire.

Je ne dis pas grand-chose, mais je songe. Quels sont mes sentiments à ce moment ? Ils sont assez diffus…Évidemment, je suis contente que quelques-uns de mes proches se soient déplacés pour l’occasion ; mais en même temps un nuage assombri mon cœur... Si j’en avais eu le pouvoir, j’aurai aimé réunir tous mes enfants pour célébrer ce jour unique qui jamais plus ne reviendra. Même si je ne dis rien, je ne suis pas dupe. Tout s’est organisé pour que les uns ne croisent pas les autres ; une partie se présentant ce midi, l’autre dans la soirée…. Ne peuvent-ils comprendre que durant des années, mes seuls loisirs furent mes enfants, et que malgré ces jolies fleurs, c’est tous mes petits que j’aurai voulu auprès de moi. Oui, c’est au milieu d’eux au grand complet que j’aurai voulu partager ces instants d’un bonheur à la soi simple et exceptionnel. Savourer un instant de plénitude avant de partir me recoucher. Je suis tellement épuisée ; encombrée par un corps devenu inutile et que je rêve de quitter ….

Pourquoi cette tristesse qui m’envahit tout à coup ? Nostalgique, je me questionne. Qu’est-ce qui a fait que notre famille si proche et si soudée, qui a vécu tant de bonheurs et d’instants merveilleux, qui s’est soutenue dans les moments douloureux et a su traverser l’épreuve de la guerre, de l’exil et de la mort, a complètement volé en éclat….Me voilà doyenne d’une famille unie par le malheur, mais désunie par l’amertume et oubliant toutes ses racines. Les mauvaises pensées ont eu raison de nos liens familiaux ; négligeant ce même sang s’écoulant dans nos veines….

— Ça va ? me demande-t-on.

Le regard absent, je ne réponds pas. Une main caresse mes cheveux mais déjà je suis loin ; repartie vers l’Algérie, terre de ma naissance et d’une vie presque entière. Tout quitter à 50 ans, ce n’est pas rien. Enfin, tout quitter…Pour tout dire je n’ai jamais vraiment quitté mon pays, mon cœur est encore là-bas ; sous le soleil d’Algérie…

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