Amour d'automne

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Écrit en écoutant notamment : Angerfist & Restrained – Creed of Freakstyle

Samedi 2 octobre 2004.

21h45

Gabriel déplia une nouvelle fois la carte d’état-major. 8, Chemin des Landes, c’était sa destination. Il mémorisa les deux intersections suivantes et accéléra le pas. Dans la nuit noire, toutes les maisons de pierre du village breton se ressemblaient.

Le frêle lampadaire qui éclairait la plaque de rue sous laquelle il se trouvait irrita Gabriel. Il s’était encore trompé ; comment pouvait-il avoir une mémoire et un sens de l’orientation aussi nuls ? Il remonta en courant la pente qu’il venait de descendre et s’engagea sur l’autre branche de la patte d’oie. Après quelques errements supplémentaires, la vue de la crêperie « La Goëlette » le soulagea, il ne devait plus être loin.

Passée la dernière intersection, il n’y avait plus tellement de doute, une unique maison était encore illuminée et le rythme de la musique devenait de plus en plus distinctif. Il s’arrêta quelques secondes devant le portail, passa sa main dans ses cheveux, vérifia que son brossage de dents avait été efficace et se décida enfin à sonner.

16h30

Gabriel était déjà sur le parking de l’église et observait toute sa famille, frère et sœur, parents, cousins, oncles et tantes, quitter la maison de Dieu les uns après les autres pour rejoindre les voitures. Son grand-oncle Louis, qui avait déjà passé toute la matinée à râler, ne put pas s’empêcher d’en remettre une couche :

  • Non mais franchement, une première communion un samedi d’octobre ? Ce monde ne tourne plus rond. Qu’est-ce qu’on va encore nous inventer bientôt ? Noël en été ?

Ce vieux coincé ne pouvait définitivement pas comprendre que ça arrangeait tout le monde… De manière générale, Gabriel n’avait jamais aimé le personnage, obsédé par ses croyances et réfractaire à la moindre nouveauté. Au contraire, le petit Hilaire, 7 ans, s’en fichait royalement et se défoulait sur le parvis après la grosse heure de cérémonie dont il avait été acteur.

Lorsqu’ils eurent regagné la grande demeure familiale, Gabriel se hâta de monter dans la chambre qu’il partageait avec son frère et sa sœur. Il défit et jeta pêle-mêle sur le lit son « élégante » tenue de messe et retrouva avec plaisir le sweat à l’effigie de son groupe de métal préféré. Il ruina en quelques secondes l’horrible coupe de chanteur à la croix de bois que sa mère lui avait recommandée (donc imposée), avant de se parer de son pentacle. Son baladeur CD en poche, il entreprit de rejoindre un morceau de plage peu prisé des touristes, à environ un kilomètre de la maison.

Il connaissait presque chaque accord des titres sombres et épiques de Nightwish qu’il écoutait en boucle depuis plusieurs mois. Si seulement ses parents pouvaient – peut-être pour son prochain anniversaire – lui offrir l’IPod d’Apple… L’appareil venait de sortir cet été et Gabriel était déjà jaloux d’une amie de sa classe de Première qui avait pu se le procurer.

Comme il s’y attendait, le banc de sable était quasi désert. Gabriel s’assit sur une pointe rocheuse qui surplombait les lieux et observa un garçon arpenter la plage en tenant une fine planche sous son bras. Celui-ci, déjà en short de bain, dévoila un dos musclé en enlevant son t-shirt. Il s’avança vers l’eau, où de longues vagues régulières se brisaient en petits rouleaux. Le garçon prit quelques pas d’élan, propulsa sa planche sur le film d’eau éphémère qui se déposait sur le sable en pente douce et sauta dessus afin de glisser sur quelques mètres.

La pointe se planta soudainement dans le sable, le faisant basculer dans l’eau. Gabriel sourit en le voyant se relever, jambes et bras couverts de traces de sable mouillé. Pas plus déstabilisé que ça, le jeune homme attendit la belle vague suivante et se lança à nouveau, avant de s’étaler de la même manière que trente secondes plus tôt. Il releva une mèche châtain blond qui lui était tombée sur les yeux et observa la côte un instant avant de se remettre à sa tâche. Faut encore qu’il s’entraîne un peu, on dirait ! pensa Gabriel. Mais l’attitude de ce garçon dont rien ne pouvait entamer l’enthousiasme le touchait. Il s’étonna d’ailleurs qu’il soit venu seul ; ce serait plutôt le genre de mec à déambuler au sein d’une bande de jeunes exhibant fièrement leurs abdos sur la plage.

Gabriel descendit de son promontoire et enleva ses chaussures lorsque le garçon fit enfin une pause après vingt minutes d’essais toujours aussi infructueux.

  • Hey, dit-il, ça n’a pas l’air facile !
  • Salut ! Ouais, je me suis acheté la planche cet été, mais je maîtrise pas encore totalement.
  • Et ça s’appelle comment ?
  • C’est un skimboard. Ça ressemble un peu à du surf, mais la planche est plus fine et plus large. Je t’aurais bien proposé d’essayer, mais…
  • Ouais, j’ai pas trop la tenue qu’il faut.
  • D’ailleurs, moi c’est Elias, dit-il en serrant la main de Gabriel.

Il se présenta à son tour, puis ils remontèrent un des escaliers qui donnaient sur la plage et s’assirent l’un à côté de l’autre.

  • T’as quel âge en fait ? demanda Gabriel.
  • J’ai eu 18 ans cette année, je viens de commencer ma première année de licence.
  • Ah ouais ! Moi je vais seulement passer le bac de français à la fin de l’année…
  • T’inquiète pas, c’est rien de difficile ! Faut dire que j’avais une super prof de français, qui a réussi à me faire aimer le cours.

Elias avait tendance à le fixer du regard dès qu’ils parlaient ; même si ses yeux bleu foncé lui réchauffaient le cœur, Gabriel ne pouvait pas s’empêcher de se tourner vers la mer de temps en temps. Des nuages de haute altitude, formant d’immenses rides, réfléchissaient une lueur orange, qui tirait sur le rouge en allant vers l’horizon.

Gabriel s’étonna de sa curiosité pour ce garçon ; au moindre doute, il ravivait la conversation comme on attise des braises faiblardes. La conclusion s’imposa à lui assez rapidement : Elias lui plaisait énormément.

Cette fois-ci, c’est ce dernier qui lui demanda :

  • Donc tu es fan de métal ?
  • Euh oui, dit Gabriel en jetant un regard à son sweat et ses bracelets noirs.
  • Ahah désolé, c’est vrai que c’est plutôt clair ! J’en écoute de temps en temps à la radio, mais pas beaucoup plus.
  • C’est déjà cool !
  • Tiens, j’avais pas non plus remarqué le motif de la bague ; j’aime bien le cœur noir entre les deux ailes, dit-il en effleurant l’annulaire de Gabriel.

L’initiative le surprit et il retira sa main dans un réflexe.

  • Oh désolé, j’aurais dû prévenir, fit Elias lançant un grand sourire pour se faire pardonner.
  • Non non, faut pas ! C’est de ma faute.

Gabriel reposa sa main sur sa cuisse et sourit en retour. Il crut déceler une envie particulière dans le regard de son nouvel ami mais était terrifié à l’idée de devoir faire un pas en avant.

  • Tu sais, j’ai bien remarqué que tu m’observais quand je m’entraînais. Et après aussi…
  • Ah… C’est vrai ?
  • Ouais, je crois bien ! Alors si t’en as aussi envie…

Elias approcha son visage du sien et ferma les yeux lorsque Gabriel donna son accord. Celui-ci se laissa immédiatement emmener par la douceur des lèvres de son surfer, qui dans un élan d’impatience, l’enveloppa de son bras tout en accentuant son baiser. Gabriel, dont la première expérience datait d’il y a un peu plus de six mois, redécouvrit le plaisir grisant de cette intimité doublement masculine. Il se laissa faire de longues minutes, abandonnant à Elias, qu’il sentait plus aguerri, le contrôle de leurs instants de plaisir. Ses doigts, qu’il sentait progresser le long de ses côtes, le faisaient frissonner.

Un puissant rayon de soleil perçant les nuages les surprit et fit se rencontrer leur regard réjoui.

  • C’était parfait, souffla Gabriel.
  • J’ai beaucoup aimé aussi.

Elias consulta sa montre et poursuivit :

  • Il va falloir que j’y aille bientôt.
  • Ah merde… Déjà ?
  • Mais je te propose qu’on se retrouve chez moi dans deux ou trois heures, mes parents ne sont pas là et j’en ai profité pour inviter plusieurs amis !
  • Ok…
  • Tu verras, ils sont très sympas, et puis on aura bien un moment pour nous, dit Elias en effleurant sa joue. 8, Chemin des Landes, tu trouveras ?

***

Gabriel se sentait voler sur le chemin du retour. Les derniers rayons de la journée lui frappaient le dos et faisaient briller l’asphalte de la route principale du village. Il fit plusieurs détours pour prolonger cet instant de grâce avant de regagner la maison familiale, songeur. Comment avait-il pu plaire à ce garçon ? Elias semblait à la fois si assuré et détaché : en un mot, fascinant. Il redoutait forcément de se rendre à une soirée avec des inconnus plus âgés de deux ans, mais en même temps, quiconque voulant l’empêcher de revoir Elias serait contraint de l’attacher à son lit ! Ce n’étaient déjà pas ses parents qui allaient le retenir une fois le dîner passé. La camionnette du traiteur était d’ailleurs déjà garée dans la cour, tandis qu’à l’intérieur, il retrouva ses cousins, pour la plupart plus jeunes que lui, affairés autour d’un jeu de cartes.

***

Les interminables discussions politiques assommaient Gabriel. Il se fichait pas mal de Jospin ou encore de Sarkozy, ses jambes le démangeaient et il réfléchissait déjà à s’il devrait changer de tenue tout à l’heure pour la soirée chez Elias. Alors qu’on débarrassait l’entrée, le grand-oncle Louis s’écria :

  • Et vous avez suivi le feuilleton Mamère ? Cet insupportable écolo-gauchiste n’en finit pas de faire des siennes.
  • Par pitié, Louis, nous sommes là pour Hilaire, pas pour t’entendre encore râler sur ce sujet, le supplia sa femme, assise en face de lui.
  • Oh que si, parlons-en ! dit-il en élevant la voix. Je suis chez moi, en plus. Quand je pense qu’ils ont mis deux mois à annuler ce mariage insensé ! Si un jour, je dois en venir à battre le pavé pour sauver nos traditions familiales, comptez sur moi !

Gabriel tendit soudainement l’oreille, il avait plusieurs fois entendu parler au journal télévisé du mariage entre deux hommes qu’avait célébré illégalement ce maire plutôt courageux. Il n’y avait que quelques amies avec qui il pouvait s’indigner des réactions qu'avait suscité le sujet partout en France, y compris dans sa propre famille. Les éructations de Louis lui donnaient envie de déguerpir le plus vite possible.

21h46

  • Ah Gabriel ! Entre ! s’écria Elias en lui tendant la main.

Ils devaient facilement être une dizaine installés dans le grand salon, ou bien sur la terrasse en train de fumer. La musique aux motifs électroniques répétitifs diffusée par deux enceintes aux finitions bois vernissait d’une couche de modernité la décoration plutôt austère. Accompagné de son ami, Gabriel salua les invités un par un. Ne pas se laisser impressionner par la situation ! se répétait-il en voyant ces garçons et filles plus âgés que lui.

  • Maintenant qu’on est au complet, qui est motivé pour un petit jeu ? lança Elias à travers la pièce.
  • Oie brindezingue ? répondit illico un des gars.

Tout le monde acquiesça et se rassembla dans la salle à manger, déposant bouteilles de bière, de vin et de liqueurs diverses sur la table basse. Le mec à l’origine de la proposition revint une minute plus tard avec une grande feuille A3 griffonnée d’une sorte de motif en spirale.

  • Gabriel, à toi l’honneur, dit-on en lui tendant un dé.

Il fit un trois et avança son pion sur ce jeu de l’oie fortement remanié.

  • L’oie voit double ! Deux gorgées ! dit Elias. Plutôt tranquille pour commencer. Ah, d’ailleurs, celui qui arrive en premier au bout a le droit à une action/vérité par personne.

Gabriel était reconnaissant des invités qui faisaient des efforts pour l’intégrer rapidement, même si cela devenait de moins en moins nécessaire au fur et à mesure des boissons ingurgitées. Le contenu de son estomac devait déjà ressembler à un cocktail plutôt exotique. Quelques tours plus tard, Elias eut la malchance de tomber sur la case « Gavage ». Même sans connaître leur jeu, Gabriel avait peu de doute quant à la perversité du défi associé.

Un des gars ramena un entonnoir de la cuisine et le groupe migra vers le jardin. Gabriel observa avec un pincement au cœur son beau jeune homme se mettre à genoux ; on lui posa l’entonnoir dans la bouche et on y déversa le contenu de deux bouteilles de bière.

  • Ga-vage ! Ga-vage ! hurlaient en cœur ses amis.

Elias affonna le liquide alcoolisé en une trentaine de seconde avant de se relever et de pousser un cri de victoire viril qui rassura Gabriel.

***

  • Et j’ai gagné !

La fille en question déposa son pion sur la case d’arrivée du jeu et se leva pour effectuer une petite danse de la victoire.

  • Par qui est-ce que je commence, hmm ? Allez, Elias, action ou vérité ?
  • Euh, disons vérité.
  • D’accord… qu’est-ce que je peux trouver… Ah oui, malgré tes préférences, est-ce que t’as déjà fait l’amour avec une fille ?
  • Ahah ! Je vais vous décevoir, mais non, malheureusement. Enfin, j’avais voulu essayer, mais ça avait été un échec monumental. Je sais pas comment la majorité des gars peuvent aimer toucher votre machin !

Il fut joyeusement hué par ses amis, qui ne tardèrent pas à réclamer la suite du jeu.

  • Et maintenant, au tour de ton pote Gabriel !
  • Allez, action pour changer, dit-il.
  • Hmm, je vais être gentille, je te laisse le choix d’embrasser n’importe qui ici, sauf moi bien sûr. Mais je veux un vrai baiser !

Gabriel se leva, se dirigea vers Elias, dont les joues rougissaient d’excitation, mais au dernier moment, il l’évita et embrassa plutôt la fille aux cheveux noirs assise à côté. La sensation était proche de celle qu’il avait ressentie tout à l’heure, mais il manquait cette connexion et la chaleur masculine qui l’avait transcendé. Il fut copieusement applaudi et regagna sa place, fier comme un coq de son intégration dans le groupe. Elias lui lança un regard désemparé ; des larmes étaient prêtes à noyer ses yeux et il prétexta une envie pressante pour quitter la table.

Gabriel profita alors d’une nouvelle « action » en extérieur pour s’éclipser discrètement à son tour. Il arpenta les couloirs de la maison jusqu’à trouver une porte verrouillée, probablement celle de salle de bain où s’était réfugié Elias.

  • C’est moi, dit-il doucement.
  • Gabriel ?
  • Oui !

La porte s’ouvrit doucement. Gabriel se jeta sur le jeune homme qu’il désirait depuis plusieurs heures et le serra dans ses bras.

- C’est maintenant, notre moment. Je ne voulais pas tellement faire de démonstration devant tout le monde…

  • Oui, je comprends, je suis bête… répondit Elias en essuyant ses joues humides.

***

Juillet 2015, 11 ans plus tard.

Gabriel repensa subitement à cette soirée d’octobre 2004.

Aujourd’hui, la table des convives était un peu moins longue : certains avaient trouvé divers empêchements pour décliner l’invitation ; le grand-oncle Louis était lui parti depuis trois ans. Son cousin Hilaire, maintenant âgé de 18 ans, applaudissait lui plus fort que tous ses voisins réunis.

Gabriel venait d’achever un court discours de remerciements et descendit de la scène occupée par le DJ qu’ils avaient engagé. Si la signature de son PACS avec Elias n'avait été qu'une simple formalité à la mairie, ils avaient quand même souhaité organiser une réception digne de ce nom pour fêter l’évènement.

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