Trois mots

5 minutes de lecture

- Bordel, Lily !

Elle releva la tête de son bol de céréales, prenant soudain conscience qu’elle était au cœur d’une conversation. La jeune fille qui se tenait face à elle, sous ses longs cheveux châtains qui tombaient en cascade sur ses reins, dans son tee-shirt rouge et son jean, la fixait, les sourcils froncés, les bras croisés.

- Quoi ? demanda Lily d’un ton monocorde.

- Tu ne le dis jamais !

- De quoi ?

- Que tu m’aimes, bon Dieu !

Son premier réflexe avait été de répondre que Dieu n’avait rien à voir dans cette histoire et qu’aux vues de l’état dans lequel était l’humanité, il avait clairement quitté le navire longtemps auparavant. Mais en voyant sa chère et tendre aussi tendue qu’un arc, Lily comprit que ce n’était le moment ni pour le cynisme, ni pour le sarcasme et que l’affaire était grave.

Elle laissa tomber les bras le long de son corps dans un râle. Alors c’était enfin arrivé, le moment que Lily repoussait sans cesse? Après un mois entier à deux mètres maximum l'une de l'autre, il était plus difficile que jamais de garder ses secrets, de cacher les démons du passé.

- Bien sûr que si, se défendit-elle. Je te le dis chaque jour.

- Non ! Tu me réponds « Moi aussi ! ». Mais tu ne dis jamais « Je t’aime. »

- Mais c’est la même chose…

- Non, Lily ! Non !

Bien sûr que c’était différent. Lily le savait, sinon ces trois petits mots, elle les lui aurait déjà dit. Elle ne se serait jamais contenée de ce banal, terne et taciturne « Moi aussi. »

Mais si elle ne lui disait pas, c’était justement parce qu’elle l’aimait. Elle adorait la manière qu’elle avait de plisser le nez à chaque fois qu’elle était contrariée, exactement comme elle était en train de le faire, juste là. Elle aimait la voir danser alors même que le monde avait cessé de tourner et croiser son regard fiévreux qui la suppliait de la retrouver, de l’embrasser, de la faire vibrer. Elle aimait étudier les lignes de son corps quand elle dormait, de la délicatesse de son décolleté à la rondeur de ses hanches. Elle aimait même sa manière de lui dire à quel point elle était amoureuse en le criant au milieu d’une dispute, en lui souriant lorsqu’elles se retrouvaient, en le susurrant après l’amour ou en silence, d’un regard complice et bavard.

Lily l’aimait, cette furie impulsive et débordante de sentiments qui n’avait jamais peur de dire à ceux qu’elle aimait combien elle les aimait. Elle ne savait simplement pas comment lui expliquer qu’elle avait peur de ces trois consonnes et quatre voyelles, peur de ce qu'elles signifiaient, de la force qu’elles portaient, des démons qu'elles dissimulaient.

Il y en avait plein de petits mots que Lily n’appréciait pas. Il y avait les mots qu’elle trouvait laids, ceux qu’elle trouvait trop compliqués à prononcer, ceux difficiles à discerner de par leur sonorité ou, le plus souvent, par leur finesse. Et puis, il y avait les mots qui la mettaient dans une rage sourde parce qu’ils étaient de ceux qui n’auraient jamais dû exister, parce qu’ils portaient trop de violence, de haine, d’ignorance. Tous ceux derrière lesquels l’humanité avait pu cacher sa monstruosité ou toutes les pires injures qu’elle avait pu inventer.

A l’opposé, il y avait tous les mots que Lily aimait parce qu’ils étaient doux ou parce qu’ils lui évoquaient de drôles de sensations d’être hors du temps, hors du champ. C’était tous ces petits mots à l’air châtier, venus de très loin ou ces jolies expressions toutes faites. Lily adorait les expressions, les dictons, les proverbes. Elle était émerveillée par la musicalité des sons, toujours très beaux, de leur simplicité et de la poésie avec laquelle ils pouvaient atteindre le cœur des hommes.

Mais au milieu de tout cela, il y avait ces choses qui faisaient affreusement peur à Lily. « Monstre », « autre » et « je t’aime ». Ceux-là, elle ne les aimait pas. Elle ne les détestait pas non plus. Elle était simplement incapable de les prononcer sans avoir les jambes qui tremblaient, le cœur qui s’étranglait, la voix qui chancelait, le froid qui la perforait, le sang qui se gelait.

« Je t’aime ».

Elle avait dix-sept ans quand elle avait voulu le dire, la première fois. Elle avait voulu le dire à ce garçon-là parce qu’il avait été le premier, l’amour de sa vie. Du moins, c’est ce qu’elle avait pensé à l’époque. Elle aurait traversé les mers pour lui, escaladé les montagnes, renié les siens. Elle aurait même pu tuer pour cet amour-là. Elle le lui avait écrit, partout, tout le temps. Pourtant, elle n’avait jamais réussi à lui dire, étouffée par l’impression qu’elle fondrait aussitôt fait, qu’elle disparaîtrait emportée par une vague sans fond, dans les abysses de son âme. Elle n’avait réussi à lui dire qu’au moment de le quitter parce que, quelque part, ce n’était plus vrai.

Par la suite, elle avait appris à partir avant que sonne l’heure de ce premier « trois mots ». Ou alors, dans un ou deux cas, elle avait fait illusion, se contentant de ce fameux « Moi aussi. » Ces relations ne duraient jamais assez longtemps pour que l’autre puisse se rendre compte du stratagème.

A sa décharge, on ne le lui avait pas dit souvent, enfant, et les deux seuls êtres qui l’avaient fait étaient ceux-là même qui l’avaient aimé le moins. Leurs amours à eux était suivit de coups, d’insultes, de menaces. Le « Je t’aime » épousait le « Sale monstre ! » ou étouffait le « Non ! » des caresses non désirés, des baisers que Lily était trop jeune pour pouvoir repousser,

- Mais tu sais ce que je ressens pour toi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, soudain prise par le doute.

La belle méditerranéenne se mordit la lèvre.

- Oui mais…

- Les gens accordent trop d’importance à ces mots-là, la coupa-t-elle. Comme si le fait de le dire excusait tout. Comme si, au nom de cet amour déclamé haut et fort, on pouvait commettre les pires horreurs. Je préfère être de ceux qui le prouvent que de ceux qui le disent.

Elle se leva péniblement, fit le tour de la table et attrapa sa dulcinée par les épaules, en plongeant son regard désolé dans le sien, implorant.

- Ne me demande pas de te dire ces trois consonnes et quatre voyelles. Tu n’en as pas besoin. Tu es mon tout, tu es ma vie.

- Trois consonnes et quatre voyelles ? demanda-t-elle.

- C’est le mieux que je puisse faire, lui sourit Lily en calant son front contre le sien.

- Va pour trois consonnes et quatre voyelles alors, souffla-t-elle.

- Trois mots, trois consonnes et quatre voyelles.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire L.O.Khâli ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0