Chapitre 4 :  Chloé - Réunion au sommet

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Il y a huit ans

Les discussions autour d’une bière avec Chloé ressemblaient à un sommet du G8. Entre analyse et anecdotes, cela faisait notre soirée.

—Tu sais Ale, j’en ai rencontré des hommes lourds ou envahissants. Au cabinet, dans les bars, même en allant faire des emplettes et qui, sous prétexte d’avoir quelque chose entre les jambes, cherchent à écraser les femmes de leur virilité. Je les regardais et ils m’affligeaient.

Ma petite française toute crachée. Elle reprit.

—Mais je t’accorde volontiers qu’il existe encore des gentlemen, élégants, courtois, délicats qui nous considèrent et nous respectent et cherchent même à nous comprendre. Des mecs comme toi…

Elle me voyait donc comme cela.

—C’est quoi un vrai signe de virilité pour toi ?

Elle éluda la question d’un battement de cils.

—Nous ne sommes pas si fragiles que ça. Et tu crois vraiment que c’est ce que veulent les femmes ? Il nous faut du frisson, des ascenseurs émotionnels…
—Et une fin déchirante à ton histoire, car il n’aura jamais su te décoder.
—Ok ! Parlons des femmes. Il y a aussi des femmes fatales qui n'ont de vraiment fatal que le vide immense de leur cœur de garce, et qui usent, abusent et raillent les hommes sensibles.

Je ne pouvais pas la contredire sur ce point. Cela restait une question d’emprise ou de pouvoir.

—Nous y revoilà ! Une discussion comme je les aime.

Elle renchérit.

—Les femmes peuvent être aussi attentionnées et agréablement touchées par les hommes qui osent montrer leurs failles.
—Désolé, mais je crois que je vais encore garder un peu mon armure. Les failles sont faites pour que l’on s’engouffre dedans. Un homme est sensible à la flatterie. Les mots doux ça charme toujours l’oreille pourvu qu’ils soient dits correctement.

Allan et Archie nous rejoignirent.

—De quoi parlez-vous ?
—Chloé et ses théories sur l'amour !

Ça sentait le débat de la soirée. Chloé balaya le bar du regard.

—On va mettre quelques théories en pratique.

Qu’avait-elle en tête ?

—Ok ce soir, Ale, tu tentes de séduire ouvertement Anne. Cela fait plusieurs fois qu’elle participe à des soirées avec nous. Vous discutez, vous jouez, vous trinquez, mais rien de plus.

Ma réponse fut claire.

—Non merci. Ce que vous me demandez ressemble plus à un défi pour Allan. Je ne suis du genre à relever des challenges de ce genre.

Archie intervint.

—Pourtant, avec la petite Italienne qu’on avait croisée dans ce bar proche de central park, tu te rappelles ?

Comment l’oublier ?

—Quoi ? Rita ? Cela date de deux ans. Il y a prescription. Je ne vois pas l’intérêt de votre mise en scène. Ce n’était pas prémédité ou demandé. C’était une vraie rencontre fortuite avec tout le charme qui va avec. En plus, à cette époque, j’étais dans une dynamique favorable.
—Et pourquoi Anne ? Ajoutais-je.
—Peut-être parce que c’est désormais une bonne copine à nous et qu’elle est déjà dans le bar. Allez ! Ça peut être sympa pour toi, et qui sait, demain, tu nous raconteras ta nuit torride.

Chloé et Archie avaient décidé de s’associer contre moi. Allan tentait de tempérer les ardeurs des deux larrons. Je le soupçonnais d’avoir un petit faible pour cette femme.

—Je ne peux pas.
—Il y a un problème avec Anne ? Elle n’est pas assez bien pour toi ? Elle plutôt jolie pourtant, dynamique et drôle.
—Jolis seins en plus… Ajouta Allan.
—Comment vous dire ça ? Sortir avec Anne serait comme sortir avec… Allan ! Non mais sérieusement ! C’est Allan au féminin !

Archie se tordit de rire. Chloé l’imita. Au fond, ils savaient que j’avais pertinemment raison. Anne semblait formidable en tous points de vue, mais elle était plus le genre d’Allan. Nul doute que dans notre conversation sur l’amour, elle aurait des anecdotes croustillantes et aussi torrides que les siennes. D’ailleurs, elle s’invita à notre table. Et, dans notre liesse, la discussion allait bon train quand Allan nous coupa la parole.

—Ok. J'ai besoin d'une réponse les filles. L'une de vous, peut-elle m’expliquer cette théorie de vouloir rester dans le noir quand on fait l’amour ?

Nous le dévisageâmes.

—J'ai couché avec une fille hier soir, Alissa. Je la ramène à l'appart…
—Ah, c’était elle tout ce vacarme ?
—Oui et nous étions même deux pour faire cela. Bref, tout se passait bien : petite musique, verre de vin… Et, comme vous le savez, il y a un sublime éclairage dans ma chambre. Que je voulais naturellement mettre en valeur. Figurez-vous que la Alissa en question m’a stoppé net ! Je sais que ce n’était qu’un one shot, mais quand même…

Il semblait excédé.

—Elle voulait qu'on soit dans l’obscurité la plus totale. Un vrai stéréotype. C’est quoi ce truc de filles que de vouloir rester dans le noir ? Qu’on m’explique ! La nuit absolue, c’est fait pour dormir !

Chloé allait prendre la parole, mais il ne lui laissa pas l’occasion.

—Alors que je renonçais, avec regret, à cette putain de lumière, je me suis mis à me poser des questions futiles. De cette lumière que tant de femmes ne veulent pas allumer, alors que leurs corps sont si beaux naturellement. D’accord, même s'ils ne sont pas parfaitement minces, ou bronzés, ou parfaitement lisses.

—Si je l’avais amené chez moi ce soir, c’est que je la voulais telle qu’elle était. Je n’allais pas débattre sur des imperfections, des rondeurs, de la cellulite par ci, de la cellulite par là. Je m’en fichais royalement. Elle était parfaite pour moi à cet instant. Et cela me suffisait.
—Tu en rajoutes un peu là non ? Rétorqua Chloé.
—Peut-être, mais le fait est là. En tant qu’homme, je ne ressens nullement le besoin me justifier de mon corps. Au-delà de tout cette incompréhension, pourquoi devrait-on s’excuser de nos corps alors que nous sommes sur le point de faire l’amour ? Autant qu’elle reste habillée dans ce cas-là.

Anne et Chloé en rirent.

—Sérieusement, posez-vous la question. Doit-on maintenant s’excuser d’être nous-mêmes ? Surtout au moment de faire l’amour ? Elle maugréait à cause de cette lampe que je voulais allumer. De la couleur de l’éclairage pour lequel j’avais opté. Et moi, je voulais juste qu’on s’envoie en l’air et l’entendre crier de plaisir au lit. Qu'est-ce qui lui prenait ?
—Et tu lui as brisé le cœur ? Tu l’as laissé en plan ? » Demanda Anne.
—Grand dieu non ! J’ai dit que j’avais envie de sexe. J’ai parfaitement tenu mon rang et je l’ai honoré tel qu’il se doit.

Son sourire de satisfaction n’occultait pas la problématique qu’il avait exposée. On ne cherchait pas la réponse, même si les filles étaient avec nous et pouvaient apporter leur point de vue. On s’exprimait quand ça nous prenait et cela enrichissait nos vies.

Archie changea de sujet.

—Vous savez, il y a deux jours, j’ai fait du tri dans mes effets personnels. Je suis retombé sur ma boite à souvenirs. J’ai relu quelques correspondances, regardé d’anciennes photos etc... J'ai longuement réfléchi à nos histoires de cœur. Je crois que je suis arrivé à la conclusion qu'on n'oublie jamais vraiment. Si une histoire a eu de l'importance, je ne pense pas qu'on puisse l'oublier. Qu’importe, une nuit, un an, dix ans.
—Amen ! » Lâcha Anne.
—Peu importe à quel point on voudrait pouvoir oublier parce qu’on a eu mal. Peu importe à quel point on voudrait que tout ça n'ait jamais existé, on ne peut pas y arriver.

Il prit une gorgée de bière, puis enchaîna.

—Et vous savez pourquoi ? Parce que cette histoire comptait malgré tout. Parce que ça fait partie de nous. Parce qu’en quelque sorte ça nous a façonné. Ça a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui. Je veux dire… Si après tout ce temps, on y pense encore, c'est que cette relation a eu un réel impact. Vous en pensez quoi ?

Chacun se mit à penser de son côté. Personnellement, je n’avais oublié aucune des personnes qui avaient compté dans ma vie. Même en mal et, si je voulais oublier, il y avait toujours quelque chose pour me le rappeler.

La serveuse apporta une nouvelle tournée et nous trinquâmes à nos théories, peut-être pas si folles que ça. Allan perquisitionnait ouvertement Anne du regard. Il est vrai qu’elle avait un charme particulier. Brune plutôt menue, une chevelure cascadée encadrant un visage dominé par des yeux de biche et qui attirait la sympathie. Elle était analyste chez Morgan Stanley. Le sérieux de sa profession contrastait avec le côté déluré du personnage. Elle était simple, rentre-dedans, complètement franche. Elle prit la parole.

—L’autre jour, j’ai lu un article sur les réseaux sociaux et ça m’a bluffé. Je veux dire, ça avait l’air terrifiant tellement cela avait changé la donne dans les relations humaines. C’était sur un blog. Le mec parlait de chagrin d’amour moderne.

—Ça existe ça, le chagrin d’amour moderne ?

Elle prit son sac, en saisit le téléphone et rechercha le fameux article en question.

—Ah ! Voilà !

« Le chagrin d'amour moderne, c’est se rendre compte de “lu à 21 h 30” quand il est 22 h 15. Ce sont des photos qui n’ont pas été likées. C’est être bloqué, débloqué. »

—On parle de gens qui vivent par procuration via leur téléphone... Coupais-je.

« Le cœur brisé d'aujourd'hui, c'est être malade quand on ne te regarde pas. Ce sont les commentaires de séparation qui défilent sur ton fil d'actualité. C'est ne plus être suivi par lui ou par elle. Ce ne sont que des citations qui ne comptent que pour toi. »

Où est la véritable histoire d’amour ? Lança Chloé.

« Aujourd’hui ta vie amoureuse, c'est une histoire qui ne tient qu'à des photos, des captures d’écran. Et quand ça ne va pas, comment ça se passe ? Je vais vous le dire. C'est le portable qui vole dans la pièce quand tu disparais de son profil. »

« Ce sont des histoires que tu fais pour rendre jaloux, qu'on te remarque, qu'on te parle, qu'on fasse attention à toi, parce que c'est comme si sans cette personne, tu n'étais rien. C'est cette story qui expire avant qu'il ou elle ne la voie, parce que cette personne veut t'oublier et tu le sais. »

« C'est effacer son contact, mais l'avoir gravé dans ta mémoire, appris par cœur si jamais tu veux l'appeler. C'est pleurer quand tu perds vos photos et que tu réalises que rien ne reviendra jamais, que les souvenirs s'en vont, et que sans ça, sans elle tu n'as plus rien. »

Bref, le constat était moche, pathétique. Nous savions que nous étions entrés dans une ère où les sentiments étaient devenus des consommables. Où rompre en statut public était devenu commun. Où s’engueuler par commentaires interposés était simple et efficace tant qu’on ne s’affrontait pas en face. Le plus tragique était que tout le monde pouvait voir ta peine, mais qu'elle ne s'en allait pas.

Je nous félicitais d’avoir grandi dans une génération où, même si nous étions affectés par la technologie, nous n’en étions pas à ce stade-là. On s’était adapté au monde, mais nous n’étions pas tombés dans les déviances voyeuristes et la pseudo-psychologie en mode public.

Ce débat nous avait quelque peu rendu sérieux. Mais nous n’étions pas là pour nous inquiéter de nos sorts. À l’unanimité, nous décidâmes de rentrer au loft et Chloé lança le True American Drinking.

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