Present Time

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De nos jours...

Aéroport JFK. Éternel lieu de transit. Quinze heures trente. Heure de pointe. Je traverse le dédale, le sourire au coin des lèvres et les pensées vagabondes. À chaque fois que je reviens à New-York, c’est la même nostalgie. Pourtant, je devrais y être habitué. Mes déplacements répétés m’éloignaient chaque fois de cette ville. Mais j’y revenais toujours. Tel un amant loin de sa maîtresse. Point d’ancrage primordial. En songeant à tout ce que j’y avais vécu.

Une odeur de mégalopole. Mon immense boîte à souvenirs. J’avais beau enfouir au plus profond, et même oublier, il suffisait de peu pour que la chimie de mon cerveau aille fouiller dans les tréfonds de l’inconscient pour en faire ressurgir des flashes de bonheur ou des shoots de douleur.

Les flirts, la première personne qu'on a aimée, les suivantes, les rencontres marquantes, les amis, avec les souvenirs que l’on se crée. Un bonheur indicible circulait dans mes veines. Tant de bouleversements dans ma vie. Je me prenais parfois à me demander ce que ces personnes étaient devenues.

Et ces réminiscences faisaient écho à mes actes manqués, mes indécisions, mes humiliations. Ces fragments de ma mémoire semblent si lointains. Pourtant me voilà face à mon passé. Une fois de plus. Une simple invitation aura suffi. Un événement organisé par l'Université de Columbia. Cette invitation de la part de l’Université était donc une occasion en or de se réunir à nouveau et de revoir également des visages perdus, voire oubliés.

Un petit Bye Bye à Big Apple en l’an deux mille. MBA en poche. Retour sur le Vieux continent. Malgré cet exil temporaire, des liens indéfectibles avaient été noués avec d'anciens étudiants. Cinq années en colocation avec Allan, Chloé et Archie. À Soho. À connaître le grand frisson, à faire du grand chambardement. À se chambouler, être entraînés dans des tourbillons de folie.

Nous voulions ressentir intensément nos vies. Que ça nous remue de l’intérieur, que nos fous rires soient contaminants et que nos pleurs nous humanisent. À la fin du cycle, chacun avait suivi sa voie. Mais nous avions gardé le loft comme racine de notre amitié. Aujourd’hui il était à nous.

Allan était venu me chercher à l'aéroport. Le garçon, comme à son habitude, ne passait pas inaperçu. Grand, brun, un physique sportif, habillé d'un style casual chic et un bagout légendaire auprès de la gent féminine. Le premier à faire les quatre cents coups, c'était lui. Un optimisme ravageur. Après Columbia, il s’était convaincu de rester à New-York, quand nous avions tous décidé de partir. Il avait lancé sa propre marque de vêtements de sport, et ça lui réussissait plutôt bien.

— Here you are buddy ! Ils ne t’ont pas trop fait attendre à la douane ?

— Oh, tu sais les formalités habituelles. La grande Amérique dans sa splendeur ! Mais j’ai survécu, une fois de plus.

Il attrapa ma valise et nous dirigea vers la sortie.

— Il y a une table pour nous au Five Leaves Greenpoint. Les autres nous attendent là-bas. On déposera tes bagages plus tard.

— J’ai hâte de vous revoir tous !

Le bon vieux temps nous rappelait à nos souvenirs. Le Five Leaves était un de nos spots préférés à Brooklyn pour bruncher. On se ruait comme des affamés sur leurs pancakes à la ricotta à chaque fois que nous y allions. À peine avais-je poussé la porte de l’établissement que mon nom, dans un effort commun, retentit dans la salle.

— Ale !

Mon cœur fit un bond. Même si j’y étais habitué, je ne me lassais pas de nos perpétuelles retrouvailles. L'accueil de Chloé était toujours aussi chaleureux qu’enthousiaste. Elle m'étreignait comme si nous nous n'étions pas vus depuis une éternité. Le charme à la Française.

— Look at you ! Tu es fabuleux mon vieil ami ! J'avais reconnu l'accent subtil et so british d'Archie.

— Nous voilà à nouveau tous réunis. Ça va être un weekend fantastique ! Selon les dernières infos, la réception aura lieu dans la grande salle du Mandarin Oriental. Pour ne pas faire les choses à moitié, j’ai pris une suite dans l’hôtel pour nous quatre. Autant se faire plaisir !

Archie avait vraiment assuré. Pur produit de l'aristocratie britannique, nous pouvions lui faire confiance. Il avait des goûts très sûrs et ses choix étaient aussi surprenants qu'approuvés par tout le groupe.

La première fois que je l'avais vu sur le campus, je le détestais. Enfin, pas tant que ça. Mais sa nonchalance, voire sa prestance, sa popularité auprès des filles avaient achevé mes velléités envers lui. Cependant, Archie avait une qualité naturelle que je n'avais pas détectée au premier abord : une gentillesse absolue, une propension à faire le bien autour de lui. Si Dieu avait voulu que je croise un saint, c’était fait.

Une soirée de liesse arrosée à coups de bières dans un pub du centre avec Allan fut la prémisse de notre amitié. J'avais découvert un garçon à la modestie irréprochable et un fabuleux bosseur malgré son étiquette. Il était mon Simon Templar.

Dans la frénésie de nos retrouvailles, Allan gesticulait dans tous les sens. En constante recherche de nouveautés, il déballait ses projets. Avec lui, le brunch se transformait en animation bruyante, alternant théories fumeuses, discussions sérieuses et fous rires. Mais même les bonnes choses ont une fin.

— On pose tes affaires Ale et on va faire un tour à la fac.

Alors que j’allais payer la note, Chloé m'avait attrapé le bras.

— J'ai plein de choses à te raconter.

Excessivement joyeuse, elle me tirait du restaurant et s'employait avec une conviction contagieuse à me raconter ses dernières péripéties amoureuses. Elle était mon pendant féminin. Des histoires de cœur abracadabrantes, une âme piétinée, mais un appétit de vivre féroce. Elle était une confidente attentive.

Elle avait une candeur étonnante pour une brune et une silhouette raffinée qui contrastaient avec un caractère étonnamment bien trempé. Caractère qui, par le passé, nous avait causé quelques inconvenances. Car elle était capable de faire des dégâts. Et pas uniquement dans les cœurs. Mais c'était Chloé et, quand on y songe aujourd'hui, c'est toujours en riant.

***********

Le campus de Columbia semblait comme neuf, prêt à accueillir sa nouvelle cuvée générationnelle. Fouler cette pelouse et sentir son odeur faisaient rejaillir nos souvenirs d'étudiants : les cours, les bizutages, les manifestations sportives, les bals, les soirées intelligentes, nos camarades. Allan fixait la liste des invités.

— D'après-toi, que sont-ils devenus ? Ça me fait bizarre. Vous savez, comme se retrouver nez à nez avec son ex…

Nous avions pris des voies différentes. Et là, on allait se prendre une claque temporelle à revoir toutes ces personnes. Cela ne nous rajeunissait pas. Mais c'était l'occasion de voir où nos vies nous avaient amenés. Et, plus personnellement, de revoir Rachel... Tant d'années passées. Je ne l'avais pas oublié : une proximité dérangeante, des flopées de messages, quelques rares photos, deux, trois soirées à la croisée de nos mondes lorsque nos vies étudiantes étaient remplies. Son nom sur le mur des invités me figea. Et Chloé le remarqua.

— Tant de nervosité pour une femme. Je t'ai vu dans de meilleures dispositions ! Lâchait-elle bruyamment avec un grand sourire.

L'idée de la voir à nouveau avait éveillé des souvenirs enfouis au plus profond de mon être. Et réveillé des inquiétudes. Si j'avais quitté New-York promptement, c'était à cause de Rachel. Ou plutôt de son mec de l'époque, Aaron. Un sale con qui passait son temps à humilier des personnes comme moi.

Ce type avait réussi à me dégoûter. Même le crochet qu'Allan lui avait envoyé en pleine mâchoire ne m'avait pas convaincu de rester. Quant à Rachel, elle m'en avait voulu d'être parti sans le moindre au revoir après la remise des diplômes, mais surtout après cette scène.

Je n’en voyais pas l’intérêt à cette époque. Elle ne pouvait pas me protéger de son copain. Ce n’était pas à elle de le faire d’ailleurs. La colère et la honte m’avaient définitivement poussé vers la sortie. Je l'avais évitée toutes ces années durant, déjouant toute tentative de sa part de reprendre contact avec moi.

Ce fameux jour de discorde scella mon avenir et révéla l'homme que j'allais devenir. Du haut de ma proche quarantaine, je n'étais plus le même. Mes amis m'avaient rendu plus fort. Et, dans ma recherche du bonheur, certaines rencontres m'avaient littéralement transformé.

Mes échecs répétés de l’époque m'avaient amené à penser autrement. J'avais troqué mes jeans, polos, baskets pour des complets sur-mesure. Avec Allan et Chloé, nous avions élargi notre aura sociale et expérimenté des approches nouvelles. Grâce à nos professions respectives, nous avions acquis des positions plus que confortables. Et, nos quelques privilèges nous rendaient la vie un peu plus agréable.

La face cachée de nos existences ? Nous étions en quête d'amour. À l’exception d’Archie. La coupable ? Éléonore. Une rencontre surréaliste lors d'une œuvre de charité organisée par ses parents à Londres. Tout à fait son genre de femme, d'une élégance princière, bonne à marier, pas de cancans, et qui ferait une épouse aimante à n'en pas douter. En témoigne le faire-part de mariage reçu le mois dernier. Les tourtereaux ont prévu les choses en grand. Cérémonie religieusement classique et festivités au Manoir Aux Quat ’Saisons dans l’Oxfordshire. La classe.

Allan, quant à lui, en célibataire endurci, s'obstinait à collectionner les conquêtes. New-York est une ville faite pour ça. Je crois l’avoir vu amoureux une seule fois. La fois de trop pour lui. Remi. Sino-américaine. Consultante dans l'une des sociétés de son père, elle avait fait chavirer le grand brun. Mais les priorités professionnelles de la jeune femme mirent un terme à leur relation.

Quant à Chloé, disons que ... C'est Chloé. Une envie d'aimer irrésistible et des déceptions immenses. Essayez d’imaginer un monde laissant peu de place au doute, à l'indécision, à l'aveuglement. Un monde où il n'y a pas d'entre-deux, mais simplement des "oui" ou "non", des "vrai" ou "faux". Cet univers était le sien. Et ce petit bout de femme avait le don de malmener les convictions des autres. Elle était entière et pleine d’assurance.

Quand j'étais avec elle, quand elle me prenait la main, qu'elle se blottissait dans mes bras, il n'y avait plus ces certitudes qui me rendaient fort. Elle le savait pertinemment et en jouait même s'il n'y avait toujours eu que de l'amitié entre nous. Et je lui renvoyais ce trouble émotionnel en guise de bouclier. Car nous aimions cette relation que nous nourrissions à coups de joie et de mal de vivre.

Nous revoilà donc nous quatre, forts, fragiles, sensibles, abîmés, cabossés, souvent maladroits, la plupart du temps heureux. Nos réussites sociales masquaient nos cœurs ravagés. Mais nous y croyions toujours. Le temps nous fuyait, mais nous profitions de la vie.

En attendant l'amour, j'avais entrepris, de mon côté, une quête de découverte et de plaisir, à travers les voyages. Aujourd’hui, je vis à contretemps. Dans le temps. Détendu. Sous tension. Intrigant, intrigué, électrisant et électrisé. Dix ans de retard sur certaines choses. Dix ans d’avance sur d’autres. Mais une furieuse envie de vivre et d’aimer. Certains souvenirs dorment en moi, prégnants. Des moments voluptueux qui avaient tatoué ma peau d'empreintes érotiques indélébiles.

Car s’il y a une ode à l’amour que j’avais su composer, c’était bien celle des corps. Cette ode qui fait rougir, qui trouble, et qui enveloppe d’une chaleur saharienne. Celle qui vous désinhibe en privé et vous ferait presque honte en public. Celle qui vous brûle de l’intérieur. Celle qu’on réclame à cor et à cri dans nos plus bas instincts et dans nos plus nobles sentiments.

Je déambulais au gré de mes rencontres, de mes frustrations, de mes assouvissements. J’aimais ce désir qui me chamboule, me transporte et me met hors de contrôle.

Car c’est ce que nous cherchons. Et rien n’est plus doux que le plaisir dans nos actes. Qu’un touché sensoriel, un frisson qui parcoure et vous met sens dessus dessous. Chaque centimètre carré de notre peau qui interpelle et appelle à une connexion.

À défaut d’amour noble et pur, j'étais devenu un aventurier des sens. Sensitif, érotisé dans mon tactile, affleurant et effleuré. Un pianiste qui composait sa symphonie charnelle à corps perdu. À la recherche d’une respiration au ralenti, saccadée, de spasmes, de soupirs langoureux, de mots doux, de mots crus, de sensualité et de bestialité.

Parce que c’était un voyage exquis à qui savait l’entreprendre. Une quête où la raison s’évapore sous d’intimes caresses. Une impudente exploration qui réclame dans l’ivresse, l’amour et le tourment, une torture indiscrète. Une douce folie où la fièvre lacère nos corps, diffuse son tourment vénéneux, alimente nos veines, dissémine les frissons et enflamme nos émois. Puis soudain, on s’abandonne dans un silence sournois…

Certaines femmes avaient déposé en filigranes leur signature épidermique. Et je me souviens...

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